Incroyable mais vrai : l’agence officielle marocaine MAP se met, à son tour, à critiquer Abdelilah Benkirane, le chef du gouvernement islamiste, dont elle relève, à mots couverts. Est-ce l’effet du « printemps arabe » ou simplement le signal que les jours de ce dernier sont désormais comptés ? Ci dessous le texte de la dépêche.
Le six juin dernier, les téléspectateurs marocains, toutes catégories sociales confondues, étaient conviés à une soirée très spéciale, inhabituelle pour être plus précis. Le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, expliquait dans une émission spéciale une décision qui concerne les nantis comme les pauvres, en l’occurrence l’augmentation des prix des carburants. Dès l’entame du programme, le chef de l’Exécutif s’est employé à expliquer cette décision, ses motifs et ses répercussions éventuelles sur d’autres secteurs, notamment son impact sur le prix des légumes et du transport en commun. Derrière l’écran, plus de deux millions de Marocains scrutaient les réponses de M. Benkirane, en se triturant les méninges pour saisir son discours. L’émission terminée, chacun y est allé de son commentaire sur la prestation du chef du gouvernement, sa portée communicationnelle et son efficacité persuasive. Si, pour certains, M. Benkirane s’exprime dans un langage clair, simple et courant, « proche du peuple », la quintessence de ce discours est, pour d’autres, « peu convaincant, populiste et précipité ». Sur les réseaux sociaux, les commentaires n’ont pas tardé à fuser de toutes parts au sujet de cette prestation télévisuelle. Tant est si bien qu’un des spectateurs a affirmé sur Facebook que « la hausse des prix des carburants n’affectera pas les prix du transport public, à moins que les véhicules rouleraient à l’eau » , tandis qu’un autre a regretté les propos de M. Benkirane, alors qu’un troisième les a chaleureusement applaudis. Et pour cause, les réactions ont toujours été mitigées face aux sorties médiatiques du chef du Cabinet et qui, de ce fait même, méritent d’être minutieusement analysées, pour deux raisons au moins. La première a trait au taux d’audience qu’elles réalisent et qui ont plafonné, selon des chiffres de « Marocmétrie », à trois millions de téléspectateurs sur 2M à la fin de l’émission « Likaa Khass « , diffusée en même temps sur les deux chaînes nationales et la station régionale de Laâyoune, contre un million sur la première chaîne. Il en va de même d’une autre prestation ayant atteint, lors d’une séance de questions orales à la Chambre des représentants en mai dernier, deux millions de téléspectateurs. La seconde raison tient au fait que ces propos, émanant de la chefferie du gouvernement, dessinent les contours de la politique générale de gestion du pays. D’où vient alors cet engouement à suivre les discours du chef du gouvernement ? Y a-t-il une autre explication à cet intérêt hormis le fait qu’ils émanent d’une autorité officielle ? Pour Abdellatif Bensfia, expert en communication politique et enseignant à l’Institut Supérieur de l’Information et de la Communication (ISIC), une esquisse de réponse se trouve dans le caractère singulier et la teneur du discours politique de M. Benkirane. Ce trait original, soutient-il dans une déclaration à la MAP, « a marqué la personnalité de son auteur depuis un bien bout de temps, autant lors de ses interventions au sein du PJD qu’en tant que chef du gouvernement ». Mais cette originalité ne cache-t-elle pas une propension au « populisme » chez M. Benkirane ? Loin s’en faut, rétorque l’expert, dans la mesure où « il ne peut être taxé de populiste s’il s’exprime d’une manière différente de celle des autres dirigeants politiques. Le fait est qu’il tend à imprimer un trait distinctif au discours politique ». »Il s’agit d’une spontanéité maîtrisée qui constitue une carte gagnante dans la praxis politique que M. Benkirane sait jouer avec intelligence », précise-t-il. Cette analyse est corroborée par le témoignage d’Abdelilah Maâroufi, chauffeur de taxi à Rabat : « Benkirane parvient souvent à me convaincre. Il est populiste certes, mais c’une bonne qualité à mon avis. Plusieurs ministres sont inconnus des gens, en raison de l’absence de ce genre de communication avec le peuple ». A une nuance près que, malgré cette « grande proximité des gens » et ce style qu’il chérit, le chauffeur rbati n’est pas convaincu du discours sur la réforme de la Caisse de compensation qui, estime-t-il, causera plus de mal que de bien à en juger par ce qu’il retient des propos tenus jusqu’ici par les membres du gouvernement. Il y a quelques jours, la sortie de M. Benkirane sur la chaîne qatarie Al Jazeera, lors de l’émission « Bila Houdoud » , a provoqué des réactions mitigées, particulièrement après avoir lancé, en allusion à la lutte contre la corruption, cette sentence : « Aâfa Allah aâmma salaf »/ Dieu pardonne ce qui est passé . Naturellement, le poids et l’audience de la chaîne aidant à l’échelle du monde arabe, l’affaire a pris cette fois-ci une tournure beaucoup plus complexe. Les membres d’une page sur Facebook ont parodié l’affiche montrant les comédiens de la série égyptienne « Firqat Naji Atallah » , en y apposant les photos de M. Benkirane et de ministres de son Cabinet avec le titre ironique « Firqat Afallah » , en référence à la déclaration controversée du chef de l’Exécutif. En parallèle, la presse écrite s’est chargée, à longueur d’éditos et de billets, de clouer au pilori la sentence de M. Benkirane qui n’a pas tardé à réagir, arguant avoir été mal compris et que la corruption ne passera pas impunément. A ce propos, Abdelouahhab Errami, enseignant de la presse écrite à l’ISIC, souligne que le discours politique doit être étudié et réfléchi, notant que le chef du gouvernement devait être préparé au préalable à toutes les questions qui souvent s’avèrent critiques dans les interviews politiques. M. Benkirane a un style de communication basé sur la spontanéité réfléchie visant à communiquer avec le grand public et à établir une sorte de confidence pour assurer les citoyens qu’il est proche d’eux , relève-t-il, notant toutefois que si ce procédé discursif n’est pas appuyé, en aval, par des réalisations et des actes de nature à réduire le fossé entre les déclarations et les faits ce genre de discours risque de faire boomerang . Le même expert fait observer que lorsque les réalisations sont faibles et les discours trop pompeux, ceci laisse entendre une sorte de populisme. Le cas échéant, on peut parler de l’efficacité du discours . Ayoub Zaoui, chercheur à l’Université Ibn Tofaïl de Kénitra, est du premier avis: Le chef du gouvernement, soutient-il, a déçu tous les Marocains et toutes ses déclarations aux chaînes nationales et arabes ont en réalité révélé une défaillance en matière de communication politique . En contrepartie, M. Benkirane considère, à en juger par ses multiples déclarations, qu’il agit en fonction des exigences que requièrent l’intérêt du Maroc et des Marocains sans populisme, ni quête de vedettariat, son objectif ultime étant de servir l’intérêt général. Qu’à cela ne tienne, mais son style et sa manière de communiquer s’apparenteraient, selon M. Bensfia, à cette formule lapidaire attribuée à l’ancien Premier ministre britannique Winston Churchill (1874/1965) selon laquelle « un discours improvisé a été réécrit trois fois » .
Rabat, 24 août 2012 (MAP)