De son exil dakarois, l’ancien président Amadou Toumani Touré, dit ATT, renversé le 22 mars 2012 par un coup d’État du capitaine Amadou Haya Sanogo, a dû certainement laisser échapper un rire narquois : il apprenait la nouvelle de l’éviction, dans la nuit du 10 décembre, du premier ministre intérimaire, Cheikh Modibo Diarra, sous la pression des putschistes retranchés dans la ville garnison de Kati, à une vingtaine de kilomètres de la capitale, Bamako. Le général ATT, qui s’empara du pouvoir un 26 mars 1991 après avoir déposé le chef de l’État d’alors vomi par le peuple, Moussa Traoré, a sans doute le sentiment de revivre, à travers les agissements du capitaine Sanogo, sa propre histoire.
Après le renversement de Moussa Traoré, ATT avait dirigé un Comité de transition pour le salut du peuple, assurant, de fait, les fonctions de chef d’État durant une transition démocratique de vingt-six mois, au terme de laquelle il avait remis le pouvoir au président démocratiquement élu, Alpha Oumar Konaré. C’est de cette époque que date le surnom attribué au général : le « soldat de la démocratie ». L’animosité que nourrit le capitaine Sanogo envers ATT ne l’empêche pas d’avoir la même ambition que l’ex-président. Lorsqu’il le renverse le 22 mars, le capitaine venu de Kati, où ATT avait fait ses premières armes à l’école interarmes, se rêve en nouveau « soldat de la démocratie ». Mais, cette fois, avec l’objectif de faire mieux que sa victime en devenant un héros : sur le plan démocratique, en remettant sur les rails les institutions du pays dévoyées, selon lui, mais aussi sur le plan militaire, en apparaissant comme le sauveur du Mali désintégré à cause des faiblesses supposées du général ATT.
« Tous les événements que nous vivons au Mali depuis le coup d’État du 22 mars montrent bien que le capitaine Sanogo est sur les traces d’ATT et entend tout mettre en œuvre pour assouvir des ambitions que la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a contrariées », analyse Bory Maïga, d’un grin (think thank informel) de Bamako. Contraint de remettre le pouvoir aux institutions civiles, en l’occurrence à Dioncounda Traoré, alors président de l’Assemblée nationale et successeur constitutionnel du Chef de l’État en cas de vacance du pouvoir, Sanogo s’emploie, depuis ce retrait de façade, à se tailler des habits de personnalité incontournable dans le règlement de la crise. Bien que n’exerçant plus aucun rôle politique, et officiellement cantonné dans une position de responsable d’un Comité de réforme du secteur de la défense et de la sécurité, le capitaine est, en réalité, le vrai titulaire du pouvoir. La mise à l’écart, manu militari, du premier ministre Modibo Diarra et la nomination à ce poste, le 11 décembre, de l’ancien médiateur de la République, Diango Sissoko, sont venues rappeler une vérité que la Cedeao et la communauté internationale ont eu tendance à oublier ces derniers mois : rien ne peut se faire au Mali d’aujourd’hui sans l’aval du chef de l’éphémère junte du Comité national de redressement de la démocratie et de la restauration de l’État de droit (CNRDRE).
À l’origine de la nomination de Modibo Diarra, après l’accord-cadre signé en avril avec la Cedeao, Sanogo avait misé sur la passivité de l’astrophysicien et minimisé les ambitions présidentielles de ce dernier. Pensant pouvoir le manipuler à sa guise contre le président intérimaire Dioncounda Traoré, imposé par l’organisation sous-régionale, le capitaine de Kati a dû revoir ses plans lorsqu’il a senti les velléités d’indépendance du premier ministre. En s’affichant sans retenue pour l’intervention armée de la Cedeao dans le Nord malien, que le capitaine n’avait accepté que du bout des lèvres dans l’unique but de gagner du temps, Modibo Diarra a, en effet, signé son arrêt de destitution. Son rapprochement ostentatoire avec la France, où il s’apprêtait encore à se rendre – officiellement pour des soins –, a été également interprété par le siège informel du pouvoir à Kati comme la provocation de trop à l’encontre de l’ex-junte. Car celle-ci a décidé, depuis le début, de conduire elle-même la guerre de libération du septentrion occupé par les terroristes et les islamistes, de façon à en faire un triomphe pour son capitaine.
« S’il est peut-être piètre stratège, Sanogo est par contre un fin manœuvrier qui sait tirer profit des failles de ses adversaires pour parvenir à ses fins », disait de lui un ambassadeur ouest-africain à Bamako, sous couvert d’anonymat. Un point de vue que corroborent amplement les faits. Dès le début, le putschiste a su jouer des divisions de la classe politique, largement compromise sous le régime d’ATT. Il a ainsi suscité des groupes de « patriotes » à l’ivoirienne, qui battent souvent le pavé dans la capitale pour s’opposer à l’envoi de toute force étrangère au Mali. Sanogo peut, aujourd’hui, s’appuyer sur deux piliers politiques internes : le Collectif des associations des patriotes du Mali (Copam), un regroupement hétéroclite de personnalités et d’associations ayant soutenu le putsch du 22 mars, et le bouillant Oumar Mariko, un ancien syndicaliste, très actif dans le renversement du régime Moussa Traoré, devenu un inconditionnel du capitaine de Kati. À la tête du minuscule parti Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance (Sadi), il est allé plus loin que les autres groupuscules gravitant autour de Kati en déposant, devant la cour de justice sous-régionale, une plainte contre la Cedeao, accusée d’immixtion dans les affaires intérieures du Mali.
Sanogo a su aussi tirer avantage des divisions au sein de la Cedeao et de la communauté internationale. Les dernières dissensions au sujet de la date d’une éventuelle intervention militaire étrangère au Mali, et surtout les fortes réserves émises en novembre par le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, au sujet d’une telle opération, ont convaincu le capitaine qu’il était temps de manipuler à nouveau le processus transitionnel en cours à Bamako sans risquer gros. La manœuvre a plutôt réussi : l’enlèvement de Modibo Diarra par les soldats aux ordres du capitaine et sa démission forcée de la primature n’ont été que mollement dénoncés à l’étranger. La France a dit regretter les « circonstances » dans lesquelles la démission est intervenue, tandis que l’Union africaine, par la voix de son représentant sur place, le Burundais Pierre Buyoya, formait le vœu que « le départ forcé de Modibo [soit] un tournant pour le Mali ».
C’est effectivement un tournant qui a été amorcé avec la nomination d’un nouveau gouvernement aux ordres de Sanogo. Celui-ci a déjà affaibli, depuis longtemps, le président intérimaire Dioncounda Traoré, sévèrement bastonné en mai dernier dans son palais fantôme de Koulouba par des soldats déclarés indisciplinés. La voie est désormais libre pour Sanogo de mettre à exécution la seconde phase de son « opération ATT » : s’imposer comme le guide d’une transition à l’issue de laquelle il céderait le pouvoir à un régime démocratiquement élu, à l’issue d’élections plus ou moins régulières, avant de revenir plus tard briguer la magistrature suprême, après avoir annoncé sa retraite anticipée de l’armée. Un scénario déjà vu au Mali.
« Le capitaine Sanogo n’a qu’une seule ambition pour le moment : défendre l’intégrité territoriale du Mali. Et après cette mission, si le peuple malien décide de lui confier une autre, il répondra présent », a déclaré son porte-parole à la presse, au lendemain de la mise à l’écart de Modibo Diarra. Il reste à savoir si les Maliens et la communauté internationale resteront longtemps sans réaction, face au destin national que le putschiste de Kati et ses nervis se sont tracés.