En janvier dernier, les deux gouvernements de Chypre – grec et turc – se sont réunis sous l’égide des Nations unies à Genève en vue d’abolir une partition qui perdure depuis 42 ans. « Nous atteignons une phase finale, un moment de vérité », déclarait l’envoyé spécial de l’Onu, le Norvégien Espen Barth Eide, en ouvrant ces pourparlers. Le président chypriote grec, Nicos Anastasiades, s’était déclaré « confiant » en arrivant sur les bords du lac Léman, le dirigeant chypriote turc, Mustafa Akinci, assurait être venu « dans un esprit constructif ». La première journée de discussions a conforté un certain optimisme, mais l’issue des négociations a, une fois de plus, tourné court. Deux séries de discussions avaient déjà été organisées à Genève en novembre 2016, sans aboutir à de réelles avancées. Une nouvelle réunion devrait se tenir dans la cité de Calvin, fin mars ou courant avril.
Divisée depuis 1974
Le projet de réunification passe par la création d’une fédération « bizonale et bicommunautaire » afin de mettre fin à la coupure de l’île en deux, opérée après le débarquement de l’armée turque dans le Nord en 1974. Elle intervenait après un coup d’État des ultranationalistes grecs voulant rattacher l’île à la Grèce. Un an plus tard, un vaste échange de populations – le déplacement de 162 000 Chypriotes grecs contraints de quitter le Nord et de 48 000 Chypriotes turcs obligés de partir du Sud – entérinait la partition.
Membre de l’Union européenne depuis 2004, la République de Chypre est la seule autorité internationalement reconnue, mais n’exerce son pouvoir que sur la partie méridionale de l’île (57,3 % de la superficie), peuplée de 800 000 habitants hellénophones. Seulement reconnue par Ankara, la République turque de Chypre-Nord (RTCN) a été instaurée dans le nord de l’île, peuplée de 180 000 Chypriotes turcs, auxquels s’ajoutent 100 000 citoyens turcs immigrés au fil des ans depuis l’Anatolie.
Jusqu’en 2003, les habitants du Nord et du Sud n’avaient quasiment aucun contact, sinon à travers deux boîtes aux lettres installées dans le hall du quartier général des Nations unies, dans la zone tampon, en plein centre de la capitale. Depuis, l’ouverture de nouveaux points de passage et l’instauration de facilités concédées par les autorités chypriotes turques ont assoupli la division. Nombre de Chypriotes turcs traversent tous les jours la « ligne verte » pour aller travailler au Sud.
Le plan de paix prévoit notamment une rétrocession de territoires par les Chypriotes turcs (18 % de la population en 1974) qui occupent 36 % de l’île. Ils se contenteraient désormais de 29,2 %, selon la proposition chypriote turque, ou de 28,2 % selon l’offre des Chypriotes grecs. Le contentieux porte notamment sur la ville de Morphou, à l’ouest. Ces restitutions limitées concernent des territoires de part et d’autre de la « ligne verte » contrôlée par les Casques bleus de l’Onu. La question des droits des Turcs non originaires de l’île, vivant dans le Nord, continuera à se poser. Ils pourraient bénéficier d’un droit du sol s’ils sont nés sur place. Autre question : la réinstallation dans le Nord des Chypriotes grecs qui le revendiquent, au nom de la liberté de circulation et d’installation prévues par les traités européens.
La délicate question de l’armée turque
Le dossier le plus délicat demeure celui de la présence de l’armée turque. Les Chypriotes grecs exigent le départ de ces milliers de soldats toujours stationnés dans le Nord, alors que les dirigeants chypriotes turcs, avec le soutien d’une partie de leur population, veulent leur maintien en « gage de sécurité ». « Nous sommes en passe de résoudre tous les chapitres internes de cette histoire, mais le chapitre qui va aboutir à une solution ou à un échec est celui de la sécurité », a récemment reconnu Ioannis Kasoulides, le ministre chypriote des Affaires étrangères. Ce point a été vainement discuté le 12 janvier dernier à Genève, lors de la Conférence internationale sur la réunification.
Le secrétaire général de l’Onu, Antonio Guterres, dont c’était le premier déplacement à l’étranger depuis qu’il a succédé le 1er janvier à Ban Ki-moon, avait souhaité apporter son soutien personnel : « Je veux rendre hommage au courage et à la détermination » du président chypriote grec Nicos Anastasiades et du dirigeant chypriote turc Mustafa Akinci, a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse au Palais des nations de Genève. Les ministres des Affaires étrangères grec Nikos Kotzias, turc Mevlut Cavusoglu et britannique Boris Johnson ont participé aux négociations, ainsi que le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker et la chef de la diplomatie européenne Federica Mogherini, la République de Chypre (partie sud) étant membre de l’Union européenne (UE) depuis 2004.
La question des puissances « voisines » constitue une autre dimension de la malédiction chypriote. La Grèce comme la Grande-Bretagne se disent prêtes à abandonner le rôle de supervision sécuritaire, jugé « anachronique ». Londres dispose toujours de deux bases militaires (1) et a offert de restituer 49 % (117 km2) du territoire occupé par ces installations en cas de règlement de la crise. En revanche, la Turquie veut se maintenir, jugeant insuffisantes les assurances de stabilité fournies par l’UE. La Turquie n’en est pas membre, même si elle a commencé des négociations d’adhésion toujours enlisées depuis l’automne 2005, notamment à cause de la question chypriote.
Pas de concession pour Erdogan
Dans ce contexte, il s’agit de finaliser une solution d’ici à la fin de l’année. Une prochaine rencontre devrait se tenir sur les bords du lac Léman, fin mars ou courant avril, tenant compte de deux impératifs : la tenue du Salon de l’automobile de Genève et la reprise de la négociation sur la Syrie, prévue le 23 mars. Les tensions croissantes en Turquie depuis le coup d’État raté de juillet 2015 et la mise en coupes réglées du pays par Recep Erdogan pourraient, de nouveau, retarder le processus. Dans un moment où Ankara doit faire face à l’aggravation du conflit avec la rébellion kurde de Syrie et de Turquie, le dictateur ne semble pas prêt à faire la moindre concession, alors qu’il multiplie les symboles d’une improbable restauration de la grandeur perdue de l’Empire ottoman…
Une autre question stratégique hypothèque aussi la réunification de Chypre : la découverte d’importants blocs gaziers au large des côtes de l’île. Ces derniers concernent non seulement les eaux territoriales de Chypre, mais aussi celles de l’Égypte, d’Israël et du Liban. Ces derniers mois, la marine militaire turque a procédé à plusieurs incursions belliqueuses dans les eaux territoriales grecques et égyptiennes, tandis que des unités israéliennes multipliaient des incursions dans les eaux libanaises, mettant en alerte les marines britannique et française.
À l’appui de ces données géopolitiques, plusieurs observateurs avertis de la scène turque estiment que Recep Erdogan a impérativement besoin des suffrages des ultranationalistes turcs pour gagner le référendum prévu ce printemps afin d’instaurer sa « République présidentielle ». Par conséquent, la réunification de Chypre pourrait faire les frais – une fois de plus – d’un agenda prioritairement conditionné par la consolidation du pouvoir personnel de Recep Erdogan passant, non seulement par la Syrie, mais aussi par la consolidation du statu quo sur l’île.
Divisée, l’île entre quand même dans l’UE
En définitive, tout accord devrait être entériné par les électeurs chypriotes des deux parties de l’île. Le plan Annan de 2004, en partie similaire au projet actuel, avait été accepté en avril 2004 par 65 % des Chypriotes turcs, car il reconnaissait l’autonomie de leur territoire. Mais il fut refusé par 75 % des Chypriotes grecs, notamment parce que seul un tiers des réfugiés pouvait récupérer leurs biens et que l’accord restait flou sur le sort des troupes turques. Il faut rappeler que ce fut donc une île divisée qui entra dans l’Union européenne, Bruxelles acceptant néanmoins d’ouvrir des discussions d’adhésion avec Ankara alors que perdurait son occupation militaire !
À Genève, le chef de la diplomatie grecque s’est félicité des « bonnes discussions ayant eu lieu dans un climat positif » et a indiqué qu’une « équipe d’experts » allait être chargée de « préparer la prochaine réunion des ministres des Affaires étrangères pour la prochaine session de ce printemps ». Son homologue turc a, pour sa part, continué à critiquer cet agenda, affirmant : « L’annonce d’une date avant l’obtention d’un accord n’est pas la bonne méthode. » La malédiction chypriote continue… Les espoirs aussi.
(1)Quand, en 1960, Chypre a obtenu son indépendance vis-à-vis du Royaume-Uni, le gouvernement britannique a tenu à conserver deux bases situées dans le sud de l’île, à savoir Dhekelia et Akrotiri, dont la superficie totale est de 254 km2, ce qui représente environ 3 % du territoire chypriote. Celle d’Akrotiri est située près de la ville de Limassol. Elle abrite le quartier général des forces britanniques affectées à Chypre (British Forces Cyprus), ainsi que la plus importante base de la Royal Air Force implantée en dehors du Royaume-Uni. Quant à celle de Dhekelia, elle est à la fois proche de Larnaca et frontalière avec la République turque de Chypre du Nord (RTCN), qui, non reconnue par la communauté internationale, est le fruit de l’invasion de l’île par la Turquie en 1974.