Dans cet entretien, Majed Nehmé analyse les derniers attentats barbares qui ont endeuillé la capitale belge et européenne Bruxelles. Sans concession, le directeur d’Afrique-Asie pointe du doigt la réaction des autorités françaises et belges à ce fléau qu’il trouve plus médiatique que sécuritaire, encore qu’une réponse strictement sécuritaire au terrorisme risque de mener au pire, avertit-il.
L’Expression: Les attentats d’avant-hier, à Bruxelles, sont une réponse directe à la surmédiatisation de l’arrestation de Salah Abdeslam et de ses deux complices. Partagez-vous cette lecture?
Majed Nehmé: Le triomphalisme indécent des médias est certes un facteur, parmi d’autres, qui a poussé ces terroristes à passer à l’action. Mais cela n’explique pas tout. Se sentant cernés et traqués, ils ont préféré se faire hara-kiri en tuant le maximum de personnes. C’est plutôt le signe du désespoir que le résultat d’une stratégie mûrement réfléchie. Les médias – et aussi les services de sécurité et les magistrats proches de l’enquête, en distillant des informations plus ou moins précises sur l’identité des acteurs des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, ont poussé ces fugitifs à agir précipitamment et aveuglément et à mettre en application une stratégie mûrement réfléchie.
L’organisation de pareils attentats suppose une grande capacité logistique, un savoir-faire, une longue préparation et éventuellement des complicités. C’est quand même intrigant que cette chaîne ne soit pas encore brisée quatre mois après les attaques du 13 novembre à Paris. On a pourtant vu une très forte mobilisation des services de sécurité en France et en Belgique notamment.
Cette mobilisation a été, en réalité, jusqu’ici, plus médiatique que sécuritaire. Elle a été décrétée très tardivement. Le fait d’engager des militaires dans cette mobilisation (vigipirate) est destiné plutôt à produire un effet psychologique pour rassurer l’opinion publique que pour prévenir des actes terroristes qui étaient pourtant prévisibles. Le fiasco actuel est aussi le résultat d’un aveuglement idéologique et politique d’une élite dirigeante obnubilée par le politiquement correct.
Trop longtemps, les responsables politiques européens avaient sous-estimé les possibles retombées de leur interventionnisme criminel en Libye d’abord, et en Syrie ensuite, sur leur propre sécurité. Pourtant, certains hommes politiques clairvoyants et certains responsables des services de sécurité avaient dès 2011 tiré la sonnette d’alarme, mais ils n’ont pas été écoutés. A cela, il faudra ajouter la gestion calamiteuse de ces risques, que ce soit en France ou en Belgique par les gouvernements successifs en place dans les deux pays.
Le Belge Bernard Snoeck, ancien membre du service général du renseignement et de la sécurité (Sgrs), spécialiste du contre-espionnage opérationnel (fin de la Guerre froide) et du contre-terrorisme (années 2000), a publié au lendemain de ces attentats un réquisitoire sans appel contre les politiciens belges qui n’avaient pas vu venir, ou n’ont pas voulu voir venir la montée de la menace djihadiste en Belgique et ailleurs.
Dans ce réquisitoire, il écrit: «Avec colère, suite aux événements du 22 mars 2016, j’accuse la Belgique d’avoir été attentiste depuis des années et de n’avoir jamais donné les moyens aux services de renseignement de faire leur travail professionnellement, pour tenter de prévenir ce genre d’attaques.» Outre le manque de moyens financiers alloués à la lutte contre le terrorisme et la mouvance djihadiste, Bernard Snoeck se plaint de l’absence de coopération des hommes politiques avec les services de renseignement et de lutte antiterroriste. Le même constat s’applique à la France.
Les éléments qui ont commis ces attentats, ont bénéficié d’une déconcertante liberté de voyager dans des foyers de tension comme la Syrie. N’est-ce pas là un laxisme des services de renseignement?
C’est certes un laxisme coupable, un aveuglement politique et une déficience criante des services de sécurité. Mais c’est avant tout un fiasco politique. J’irais même jusqu’à dire qu’il y avait là une certaine complicité objective, voire déclarée avec cette mouvance terroriste.
Toute la stratégie européenne et américaine concernant la Syrie était basée sur un pari stupide: le régime syrien va tomber, comme ce fut le cas en Tunisie, en Libye, en Egypte, en quelques mois! Pour accélérer cette «chute», ils ont armé l’opposition «modérée» mais qui était en fait contrôlée dès le départ par les Frères musulmans et les groupes extrémistes affiliés à Al-Qaîda.
L’ancien ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, avait même déclaré depuis le Maroc, en décembre 2012, que «le Front d’Al-Nosra (filiale d’Al-Qaîda) fait du bon travail sur le terrain». (Sic!) Ils ont fermé les yeux sur le départ massif des candidats djihadistes européens vers la Syrie, dans l’espoir secret de se débarrasser à la fois d’eux et du régime d’Al-Assad. L’ancien Premier ministre de Sarkozy, François Fillon, l’avait publiquement avoué.
On pensait, avouait-il, que le régime n’avait que quelques mois de survie. On aurait dû arrêter cette opération très tôt, quand on a compris la résilience du régime, mais on a persévéré dans l’erreur. Outre le fait que le régime syrien disposait d’une armée idéologique et bien aguerrie, il était aussi soutenu par des alliés de poids, notamment la Russie, la Chine, l’Iran et le Hezbollah. Le régime est resté debout alors que ceux des djihadistes européens qui n’ont pas été tués, retournaient exercer leur expertise au coeur de l’Europe…
Peut-on parler aujourd’hui d’un foyer djihadiste marocain en Belgique, sachant que la grande majorité des terroristes abattus, arrêtés ou recherchés est d’origine marocaine?
Tout à fait, mais pas seulement en Belgique. L’attentat de 2004 à Madrid a été le fait de terroristes marocains affiliés à Al-Qaîda. La présence de cellules dormantes animées par des terroristes belges d’origine marocaine est connue des services de sécurité qui n’avaient rien fait pour les désarmer ou les arrêter. Il faut noter également le passé de petits délinquants de ces terroristes qui se disent aujourd’hui membres de Daesh. Faut-il signaler que le contingent de «djihadistes» marocains en Syrie est évalué à 3000 combattants, juste après le contingent tunisien dont le nombre est estimé, selon le ministère tunisien de l’Intérieur, à 4000! Les deux pays faisaient partie des «Amis de la Syrie» qui avaient dès le départ juré, grâce à l’argent des monarchies du Golfe, de casser la Syrie. Ce n’est que très tardivement qu’ils ont abandonné ce «club» qui comprenait une centaine de pays, et qui n’a plus aujourd’hui qu’une existence symbolique.
Ces attentats auront de graves et douloureuses conséquences pour les ressortissants maghrébins en France et en Belgique qui vont encore subir des actes de racisme et de xénophobie. Que diriez-vous à propos de ces sombres perspectives?
Je le crains. Je dirais même que c’est déjà le cas surtout avec la montée inquiétante des mouvements de l’extrême droite dans toute l’Europe. Mais parallèlement, il y a heureusement des forces progressistes qui refusent de tels amalgames et critiquent plutôt la politique myope et servile de leurs gouvernements qui s’étaient alliés pour des raisons purement mercantiles avec les régimes théocrates et moyenâgeux du Golfe et qui sont à l’origine de cette idéologie mortifère. Il y aura aussi des conséquences néfastes pour l’ensemble de la population et pas seulement pour les musulmans: pour les libertés publiques et individuelles. Comme on vient de le voir avec la proclamation de l’état d’urgence. Heureusement que la résistance à l’inscription dans la Constitution de la déchéance de nationalité pour les binationaux a fait échouer ce projet qui ne vise en fin de compte que les musulmans. Cela étant, les musulmans de France, tout en refusant tout amalgame entre islam, intolérance et radicalisation, sont appelés à promouvoir un islam des lumières : tolérant, ouvert à la modernité et rejetant toute compromission avec l’idéologie wahhabite contraire aux vraies valeurs de l’islam. La France est bien placée pour être à l’avant-garde de ce travail de rénovation, de l’«ijtihad», dans l’islam pour ne pas laisser ce monopole à des prédicateurs ignares.
De nombreux analystes estiment que ces attaques constitueront un alibi imparable pour s’attaquer au foyer de Daesh… une intervention militaire en Libye?
Une intervention massive du genre de celle qui a eu lieu en 2011 sous le commandement de l’Otan n’est pas à l’ordre du jour. Il n’y a ni des volontaires, et encore moins des moyens. Tout le monde sait à quel point cette intervention a été catastrophique, non seulement pour les Libyens eux-mêmes mais pour la sécurité régionale et internationale. La guerre du Mali a été en grande partie la conséquence de cette expédition coloniale. La nébuleuse terroriste dans le Sahel et dans l’ensemble de l’Afrique occidentale et centrale se développe à la faveur de l’effondrement de la Jamahiriya. Aujourd’hui, la Libye est un pays éclaté. Le vide créé par la chute provoquée par l’Otan et ses supplétifs du Golfe et de la Turquie est rempli non seulement par Daesh mais par une myriade de bandes armées, milices, et par le grand banditisme. Seuls les Libyens sont à même de recoller les morceaux à condition de s’engager, comme les appelle la diplomatie algérienne, à une véritable réconciliation nationale sans exclusive aucune. Cette vision est officiellement partagée par la communauté internationale, même si certains acteurs régionaux continuent à jeter de l’huile sur le feu (Emirats arabes unis, le Qatar, la Turquie, le Soudan…).
Les Occidentaux, tout en adhérant à cette vision algérienne, continuent malheureusement à mener des opérations clandestines ponctuelles qui ne règleront rien. Finalement, pour arrêter la menace daeshiste, les pays occidentaux doivent renouer les relations avec la Syrie, l’aider à s’en débarrasser et travailler de concert avec la Russie qui est autant menacée par Daesh que l’Europe.
De l’Europe économique, à l’Europe politique, ces attentats ne vont-ils pas «secréter» une Europe sécuritaire? En d’autres termes, comment entrevoyez-vous la suite des événements?
Je pense que les Européens sont tentés d’apporter une mauvaise réponse sécuritaire à une menace certes, réelle, mais qui ne sera pas réduite en rognant sur les libertés. Liberté et sécurité doivent aller de pair.
Les Etats-Unis l’ont fait après le 11-Septembre avec le PatrioticAct qu’Obama vient, heureusement, de remplacer par le FreedomAct. Limiter les libertés équivaut à une reddition face au terrorisme. La lutte contre le terrorisme est multidimensionnelle et ne pourrait se réduire à des mesures sécuritaires brutales. Parallèlement au renseignement, à la prévention, le combat devrait comprendre des volets économiques, sociaux et culturels. Et surtout réduire l’incendie syrien, libyen, yéménite et irakien en mettant les pyromanes du Golfe devant leurs responsabilités et en encourageant partout les processus de négociation et de réconciliation nationale. Car, il faudra être implacable contre le terrorisme, mais tout autant implacable contre les raisons du terrorisme. On en est encore loin.
Source : L’Expression
https://www.lexpressiondz.com/actualite/238122-les-europeens-ont-courtise-les-djihadistes.html