Garmy, 20 ans, est issue d’un milieu défavorisé, « un petit quartier près du chemin de fer » de la ville de Thiès, à soixante-dix kilomètres à l’est de Dakar, où ses parents habitent. Un mètre quatre-vingt et un port de mannequin, « belle comme les images des princesses du Walo dans les livres du collège », elle fait de son corps un levier économique. La jeune fille en use et en abuse, avec une détermination d’autant plus farouche qu’il lui sert à cacher une fragilité occultée par le cynisme apparent de ses actes.
Nourou, lui, est le rejeton d’une famille de la haute bourgeoisie dakaroise. À 16 ans, il mène avec ses congénères l’existence en quête de futilité qui est la règle de vie dans un microcosme de nantis sans principes ni valeurs. Les deux se rencontrent dans un bar, au hasard d’une virée nocturne. La relation qu’ils nouent les plonge dans les tourments d’un amour sans lendemain, aux contours ambigus, exutoire pour fuir leur réalité de call-girl et de fils à papa.
Garmy, « mélange de clarté et d’obscurité, de souillure et de virginité », sait que « la beauté est éphémère » et ne suffit pas à effacer les clivages de rang si durs à dépasser dans les anciennes sociétés du Sahel, encore plus rigides dans l’espace occidentalisé de la ville. « Je viens à Dakar et je suis la villageoise », se dit-elle, comme pour s’en convaincre. Alors que Nourou trouve « drôle ce futur qui n’existera jamais avec elle » et a conscience que « le plus cruel, c’est que je l’aime ». Et, lorsque l’histoire tourne au tragique, il se souviendra « de ses yeux qui avaient vu et connu ce que le monde donne de plus sombre ».
Couleur de la passion, symbole du manque d’unité de l’être et de sa dispersion, Magenta est le titre d’une trilogie, premier ouvrage de la Sénégalaise Sokhna Diarra Bousso Ndao. Un début qui ne passe pas inaperçu si l’on considère l’espace social où la trame romanesque se situe, celui de la jeunesse dorée dakaroise, artificiellement confortée par un luxe sans limites et maladivement affectée par une insatisfaction chronique.
C’est la première fois qu’avec autant de vérité, par le biais d’un réalisme cru, sans concession et d’une rigueur sociologique impressionnante, la littérature africaine lève impudiquement le rideau sur cette nouvelle dimension de la société africaine contemporaine, plaie béante d’un continent malade de ses élites. Les adolescents de Magenta sont nés au début des années 1980, quand les programmes d’ajustement structurel imposés par les institutions financières internationales ont saigné à blanc les économies africaines, avec la libéralisation forcenée et la privatisation des entreprises.
Si les populations en ont fait les frais, une caste restreinte de corrompus en a bénéficié et a été projetée sur le devant de la scène politique, installée à la direction des affaires par des marionnettistes qui tirent tous les avantages de l’autre côté de l’océan. Des adolescents dont « les parents s’en mettent plein les poches tous les jours et empêchent ce pays de sortir du marasme économique ». Des adolescents qui connaissent mieux Racine ou Rimbaud que Cheik Anta Diop, Cheik Amidou Kane ou Kocc Barma Fall.
D’une plume acérée, avec une simplicité corrosive qui émeut et interpelle, Sokhna Ndao dévoile le tabou et en même temps perce l’abcès. Pour explorer l’infection dans la pénombre des mœurs dégradantes, sans pourtant manquer d’un lyrisme attendrissant, elle délaisse les lettres flamboyantes de ses confrères et consœurs et fait de cette prouesse stylistique un véritable paradoxe littéraire.
L’auteure, née à Dakar, connaît bien le Sénégal où elle a longtemps vécu avant de le quitter. Une enfance à Thiès, chez les grands-parents, pour retenir le souvenir de ses promenades en calèche avec ses tantes. Puis des colonies de vacances au Prytanée militaire de Saint-Louis, où une rencontre fortuite avec le comédien Alioune Badara Diagne marque son esprit et la conduit au pays des contes et des récits. Durant l’été de ses 10 ans à Ziguinchor, dans la Casamance verdoyante des génies des feuilles qui dansent, Sokhna échappe au contrôle familial lors d’escapades audacieuses en mobylette.
Quand elle retourne sur cette terre natale riche de chants de piroguiers et de halètements de baobabs, elle se rend au marché Sandaga, à Dakar, pour acheter statuettes et toiles des artisans locaux, se ressourcer à l’écoute des marchandes dont les échanges vifs évoquent les enchaînements sourds des sabars. Pourtant, dans sa narration fluide et captivante, on ne respire pas les odeurs de la brousse, pas plus qu’on entend le souffle de la mer dans le couchant doré de Yoff. Quelques références historiques, de rares patronymes, la citation d’un styliste en vogue, point.
Le talent ne lui faisant pas défaut, le choix de l’écriture convient évidemment à l’objet du récit. Sokhna Ndao projette dans une lumière crue, parfois diaphane, les lieux et les personnages d’un univers cloîtré, superfétation de la mondialisation qui, au sud de la Méditerranée, produit ces monstres. Un univers transculturel et sans l’urgence de repères géographiques. Car on est à Dakar comme on pourrait être à Cotonou ou a Kinshasa et, pourquoi pas, à Paris pendant un week-end de courses aux Champs-Élysées. Les acteurs de cette tragédie y déambulent comme s’ils étaient dans le vide, rongés par le mal-être. Parfois, sans qu’ils le sachent, l’ombre sinistre de la mort rôde à deux pas de leurs existences égarées.
Magenta s’introduit au cœur de la pathologie d’un continent qui, après un demi-siècle d’espoirs, est toujours agressé par l’extérieur, et met à nu sans complaisance les effets mortifères des nouveaux dispositifs de domination. Le voyage dans cet univers trouble et cloisonné est à la fois une métaphore et une réalité des dérives d’une élite africaine pervertie par l’infection de l’argent injecté par les corrupteurs, afin de renouveler une soumission sans cesse recommencée.