Est-il permis de ne pas aimer le dernier livre de Toni Morrison ? À lire la presse dithyrambique accompagnant la parution de Home dans sa traduction française, cela passerait pour une faute de goût impardonnable. Pis : une erreur de jugement obscène tant, il est vrai, l’auteure, prix Nobel de littérature en 1993, infatigable défenseure de la communauté afro-américaine, qu’on aime représenter en chaleureuse connivence avec Barack Obama, impose le respect. Et pourtant… Sa belle personnalité et son statut de monstre sacré octogénaire ne parviennent pas à masquer un bref roman – le dixième – dont l’épure stylistique tant vantée, outre qu’elle ne frappe pas le lecteur (et c’est tant mieux), donne surtout le sentiment d’une petite chose certes travaillée, mais qui n’ajoute rien à une thématique déjà amplement développée.
Toni Morrison poursuit donc, dans Home, l’exploration de l’Amérique ségrégationniste et l’on ne saurait, évidemment, lui reprocher d’être fidèle à son univers et ses obsessions. L’histoire, cette fois-ci, met en scène un jeune soldat noir démobilisé après le conflit en Corée, qui, contre sa volonté, doit revenir à Lotus, sa ville natale, en Géorgie, d’où il a très vite rêvé de s’échapper. L’engagement dans l’armée, à des milliers de kilomètres de ce trou perdu, fut sa bénédiction : Frank et ses deux inséparables amis partent à la guerre la fleur au fusil dans l’éclatante jeunesse de leurs 20 ans. Mais Frank laisse aussi une sœur adorée, Cee, petite fille chétive, délaissée par des parents exténués, souffre-douleur d’une grand-mère par alliance, que seul son grand frère a toujours protégée.
C’est à son retour de Corée que l’on fait connaissance de Frank. Un an déjà que le jeune homme vagabonde avec, parfois, une terrible folie dans la tête. Abandonné par un État peu reconnaissant à l’égard des anciens combattants. Rescapé d’un théâtre sanglant d’abord aimé avant d’être haï, d’où ne sont pas revenus ses amis. À Seattle, sur la côte pacifique nord, il s’échappe d’un asile, rencontre une jeune fille qui l’apaise sans calmer ses démons, avant de recevoir un appel au secours d’une amie de Cee : « Venez vite, elle va mourir si vous tardez. »
Frank se met en route vers ce qui lui semblait autrefois l’enfer. Traverse l’Amérique. Fait de belles rencontres. Tente d’oublier les horreurs de Corée. Ses horreurs. Retrouve Lotus, étrangement moins cauchemardesque qu’à son départ. Et Cee, fragile oiseau que le face-à-face avec la mort, dans un monde où les Noirs maintenus dans l’ignorance sont toujours instrumentalisés, sinon lynchés, aura définitivement rendue forte.
Il y a, certes, de jolis moments d’émotion dans ce roman. L’amour de Frank et de Cee, la chaîne de solidarité entre Noirs inconnus mais de même condition, la générosité et la rudesse des matrones du Sud. Et Toni Morrison construit une trame élaborée où la narration dans la narration permet de donner une certaine impulsion au récit, puis de le conclure sur la fusion des deux paroles. Mais parler de style musical et de jazz ? Nulle improvisation, encore moins de rupture et contretemps dans ce roman. Home déroule ses événements, quels qu’ils soient, au même rythme lénifiant de croisière, avance des personnages sans doute représentatifs mais trop convenus, et se clôt sur une fin que seule l’Histoire des Noirs américains, une décennie plus tard, permet d’interpréter favorablement si l’on ne veut pas conclure à un « tout est bien qui finit bien » dans le malheur.
Home, Toni Morrison, Éd. Christian Bourgois, 2012, 154 p., 17 euros.