En cette fin d’année 2020, comme à chaque pareille période, on essaie de se souvenir des livres qui resteront… Parmi tous les autres, il en est au moins deux qui s’imposent par leur objet, leurs prémonitions et leur écriture. Un traître mot1, le labyrinthe d’un procès moderne qui dit tellement notre époque, un temps où le langage est – de plus en plus – soumis à une idéologie victimaire ; un temps où la parole intime, celle des rêves, de la vie et des fictions est convoquée devant le grand tribunal d’une illusoire « raison pure », donnée comme le codex suprême. De même, les messages prémonitoires du père Elias Zahlaoui, autant de réponses à toutes les carabistouilles – elles-aussi relevant d’une novlangue destructrice – qu’on peut lire et entendre dès qu’il est question des Proche et Moyen-Orient !
Editorient*
Du kantisme universel ambiant gnan-gnan, policier et répressif, Thomas Clavel décortique les principaux organes dans une Leçon d’anatomie ravageuse, disant la norme, la loi et la morale dominantes. « A quoi ressemblerait un monde où le langage serait entièrement soumis à l’idéologie victimaire ? Où le code pénal, aux mains des minorités agissantes, punirait plus sévèrement les crimes de langue que les crimes de sang ? », se demande Thomas Clavel. Cela dit, nous y sommes presque…
Dans une perspective similaire de salubrité mentale, le père Elias Zahlaoui déconstruit, tout aussi méthodiquement, à la manière d’un Descartes oriental, la bien-pensance pro-israélienne – qui recouvre tout effort de compréhension des Proche et Moyen-Orient – comme une chape de plomb… C’est un véritable bol d’air frais de lire ce père catholique melkite de Notre Dame de Damas (né en Damas en 1932) qui, comme Saint Augustin, relie la Cité terrestre à la Cité céleste pour en restituer les rationalités les plus profondes.
Thomas Clavel : « il se rendit compte que c’était la première fois qu’il employait ce mot ; que le système cherchait probablement à pousser les hommes à la faute, à les pousser à se salir la bouche en vomissant tous ces mots interdits que la censure, par un tour de force magistral, finirait par rendre inestimables – en vomissant tous ces mots dont le prix allait augmenter de manière proportionnelle à leur prohibition (…). Oui, l’injure était forcément la solution imaginée par le système (…). La guerre contre les mots, c’était l’étape d’avant, l’étape d’avant la guerre – et la prison, l’incubateur de cette guerre future ».
Et notre déconstructeur ose aller à l’essentiel : « encore un siècle de journalisme et tous les mots pueront (…). Voilà pourquoi nous en sommes là : un siècle de journalisme, de caquetage universel – et maintenant tous les mots sont sales ». Comme un gant usé, la profession d’informer s’est lamentablement retournée en une puissante machine à propagander, à vider les cervelles et à redresser le sens qui s’aventurerait à la moindre critique.
Après quarante ans de carte de presse professionnelle, l’auteur de ces lignes peut dire – ô combien – ce métier est devenu pathétique, refuge de toutes les compromissions, bassesses et renoncements.
Oui, on adore Thomas Clavel qui, plus loin, s’en prend à « ces connards d’écolos sur leurs foutues trottinettes électriques… ». Oui, ces connards qui fauchent les petites vieilles sur les trottoirs et frôlent les autres connards qui osent encore marcher à pieds le long des rues ! Ces maux/mots de notre temps ne sont presque jamais identifiés, ni dénoncés parce qu’ils incarnent la « bobologie » dominante, nouvelle figure de la petite bourgeoisie que Marx et Engels pourfendaient en leur temps.
Malaise dans notre civilisation : la bobologie actuelle considère que Baudelaire doit être un communicant, Napoléon un voyageur de commerce et Nietzsche un inventeur de start-up ! Qu’on ne s’étonne pas alors de la venue des plus sombres prédications : « dans la ville basse, on entendait un hurlement lointain de sirènes et de rafales automatiques : il avait fini par réduire au silence les églises carillonnantes et le muezzin chanteur – qui avaient cessé de mêler amoureusement leurs partitions fragiles, leur langage céleste ».
Dans la même veine, le Père Zahlaoui2 s’adresse à Hilary Clinton : « Ne vous est-il donc jamais arrivé de rencontrer quelqu’un qui ait osé vous dire, en tant que citoyenne américaine, et en tant que ministre des Affaires étrangères des États-Unis : ‘avant tout, mettez de l’ordre dans votre propre maison !’ ». On ne répétera jamais assez que depuis qu’ils existent en tant qu’État-nation, les États-Unis n’ont cessé d’être en guerre, à l’intérieur comme à l’extérieur, imposant leur façon de voir, de décerveler et de faire de l’argent, puisque c’est là leur priorité : faire du fric… Faire du fric n’importe où, n’importe comment et à n’importe quel prix !
En ce début d’année, il est bon et réconfortant de lire et diffuser ces « chevaliers du verbe » aux côtés desquels on se sent revivre, regagner une parcelle de dignité, d’honneur et de courage.
Thomas Clavel est professeur de français en éducation prioritaire, chroniqueur à Causeur et Boulevard Voltaire, auteur du recueil de nouvelles Les Vocations infernales (éditions de l’Harmattan).
En parlant avec ce jeune homme, on se dit effectivement que rien n’est perdu, qu’on doit relire Maurice Blanchot, Gilles Deleuze, Les Chants de Maldoror et La Recherche du temps perdu, mais aussi le Manifeste du parti communiste. Enfin lire, lire et relire pour avoir une chance de ne pas s’engloutir dans la mélasse d’un quotidien qui manque singulièrement d’ampleur, de générosité et de sens…
Avec Thomas Clavel – dont nous reparlerons -, avec le père Elias Zahlaoui, nous vous souhaitons les meilleures et les plus belles choses pour les temps qui viennent. Nous en aurons grand besoin…
*L’éditorial de la rédaction du journal en ligne proche et moyen-orient.ch dont Richard Labévière en est le Rédacteur en Chef
4 janvier 2021
Notes
1 Thomas Clavel : Un traître mot. Éditions La Nouvelle librairie, juin 2020.
2 Père Elias Zahlaoui : Lettres ouvertes et Écrits. Damas – Syrie, 2016.