Une des différences qui opposent la presse britannique aux décombres des journaux français c’est qu’à Londres des confrères traquent le comportement fautif des magistrats, alors qu’en France les reporters écrivent ou parlent sous leur dictée. Ainsi l’exemplaire Jamie Doward du « Guardian », reprenant un papier de « The Observer », a débusqué un éléphant caché dans la porcelaine royale : la juge Emma Arbuthnot. Une femme à la mode puisque c’est elle qui vient de déclarer Julien Assange « extradable » aux USA, et Alexandre Djouhri expulsable vers la France. Une femme de poigne, une Thatcher de la Court. Parcours sans faute jusqu’à ce que les confrères britanniques lui cherchent une sale affaire dans les poux de sa perruque : une décision qu’elle a rendue en faveur d’Uber. Il se trouve que Sadiq Khan, le maire de Londres, ayant coupé la tête de l’hydre Uber dans sa capitale, la société mondiale d’exploitation des pauvres, par le biais d’un jugement de dame Arbuthnot, est revenu en selle. Miracle, Uber est à nouveau grata sur les bords de la Tamise.
Mais que découvrent alors nos amis journalistes ? Que Lord Arbuthnot, le mari de la magistrate, est partenaire d’une société « d’intelligence économique » qui a comme client Uber. Malveillant « The Guardian » n’est pas loin de penser qu’il n’est pas impossible que, le soir, non sous la couette mais à l’heure du cherry, le lord ait évoqué les désarrois d’Uber auprès de sa moitié… Comme le lord est lord, donc un homme touché par la grâce de la Reine, les journaux anglais hésitent à faire de cette consanguinité tout un fromage. Mais c’est en marche et le mal court : « Emma Arbuthnot aurait dû se retirer du dossier Uber ».
Le doute mis en place, j’allais écrire « vous connaissez les journalistes », mais non puisque je parle des amis britanniques dont le modèle n’a pas cours ici, donc le doute étant installé, ces chiens de meute se sont mis à mordre l’ourlet de la robe de la dame perruquée. On note déjà, à propos de sa décision favorable à l’extradition d’Assange, que le bon mari, ancien ministre de la Défense de John Major, est un intime de l’administration américaine. Il a cru, lui, à la pipette d’anthrax secouée à l’ONU par Colin Powels. Lui-même, si ce n’est la limite d’âge, était prêt à sauter sur Bagdad sur ordre des Bush. Le lord et la lordesse ont-ils évoqué, toujours à l’instant du cherry, les intérêts supérieurs de l’Amérique dans le dossier Assange ? On l’ignore.
Et Djouhri ? Il débarque dans cette affaire comme l’inattendu du scénario, la vedette pas américaine… C’est encore cette Emma, qui ne doit rien à Flaubert, qui a jugé vite fait mal fait, de renvoyer le Français vers la France. A tel point, pour en avoir le cœur net, que des agents du MI 5, service de contre-espionnage, font actuellement un tour de piste et analysent les archives de certaines compagnies de téléphone. Leur objectif est de voir si des supporters parisiens du Parquet National Financier, pour aider à mieux ficeler Djouhri, n’ont pas été en contact avec des « fonctionnaires britanniques ». L’Angleterre reste la patrie de 007.
En février 2018, alors qu’il est arrêté par la police britannique à la demande de ce PNF, outil d’exception de la justice française, tout va mal pour Alexandre Djouhri. A ce point il est utile de revenir à l’année 2014, celle de la création, à Paris, du Parquet National Financier, aujourd’hui en déconfiture. Pour se faire pardonner l’affaire Cahuzac, François Hollande juge indispensable à sa survie politique de lancer une juridiction qui aurait pour mission la chasse à la corruption, à l’évasion fiscale, à l’argent sale. En réalité l’idée vient du couple Manuel Valls-Alain Bauer, compères de jeunesse. L’ami, conseiller privé du natif de Barcelone, qui se proclame « criminologue » est un super franc-maçon qui joue sur les réseaux comme d’autres font du piano. Un artiste. L’idée du PNF, est, dans la perspective d’une candidature de Valls à la présidentielle, d’avoir une arme judiciaire à porter de main, capable de « faire le ménage dans le monde politique », surtout chez l’adversaire. Pour cela il suffit de mettre dans la machine le bon dossier au bon moment, comme le sait Fillon. Bauer va devenir l’ombre tutélaire de ce parquet pas comme les autres. Si bien hors sol qu’en dépit de deux enquêtes préliminaires qui le concernent au PNF, il va échapper à toute mise en examen.
En revanche Djouhri est une cible désignée. Et le berbère ne se méfie pas assez. Pas en tout cas quand au cœur de l’hiver de l’an passé, il se rend à Londres pour y fêter l’anniversaire de sa fille. Après avoir été prévenu, lors de son embarquement à Genève, que la justice française avait délivré un mandat contre lui… Stoppé à Heathrow, sans même avoir eu le temps de se défendre face aux inventeurs de l’Habeas corpus, l’homme d’affaires est conduit dans la pire des prisons de Londres. Et enfermé dans la plus épouvantable des cellules, garnie d’assassins et de dealers. Le temps de trouver et de mobiliser des avocats près la Court de Sa Majesté, Djouhri est libéré une première fois ; contre une caution d’un million de livres. Un argent tout à fait « propre », certifié clairement gagné, que le kabyle, né à Saint Denis il y a soixante ans, trouve le moyen de réunir.Ce moment de liberté est bref : depuis Paris le PNF tempête. Pour ses magistrats Djouhri a pris la figure d’un autre Alexandre : Stavisky. L’escroc qui a permis de mesurer la pourriture d’une IIIe République en marche vers la collaboration avec le nazisme.
Le scénario est écrit, et les clichés sur « le sulfureux Djouhri » bien accrochés aux unes des journaux. Toute feuille publiée en France, toute radio et télévision compte dans sa troupe au moins un journaliste copiste, ami du PNF. Chargé de reproduire les évidences découvertes par les magistrats financiers, qui sont des héros, des Ness chassant le démon. Cette presse de photocopieuse étant alors définie, dans une assertion pléonastique, comme des « journalistes d’investigation ».Une telle machine, au sens orwellien, produit l’effet souhaité : Djouhri est bien un immense délinquant politico-financier. Dans un micmac d’argent libyen il a participé au financement de la campagne de Sarkozy, volé des commissions à Airbus, offert un appartement à Claude Guéant, tout cela les juges du PNF le jurent. Pour un tel individu la liberté ne peut être que brève. Et le français retourne à sa prison londonienne. A noter que pas un juge, pas un « investigateur », peu d’avocats et pas grand monde au sein du public, celui qui lit ses aventures, ne se pose la question d’une éventuelle innocence du coupable.
Pourtant en Grande Bretagne, avec le charme discret qui, avec sa blancheur de peau, est une distinction ethnique, quelques discrets râleurs s’étonnent que les juges de la Reine renvoient le français en tôle. Alors que des assassins, sous le coup de mandats d’arrêts, dorment tranquillement à l’hôtel. Ces curieux, pour expliquer une telle cruauté, voient derrière l’action invisible un réseau franco-anglais attaché à la perte de Djouhri. Pour eux le droit semble ne pas avoir de sens, l’important étant que le « bougnoule », puisque c’est le nom de code de Djouhri, est enchristé. Il faudra que le prisonnier souffre d’une attaque cardiaque capable de le laisser sur le carreau pour qu’il ressorte à l’air libre, celui d’un hôpital où il est enchainé sur un lit. Ce que les médecins n’avaient jamais vu. Sa santé étant incompatible avec l’incarcération, l’homme d’affaires est à nouveau libéré. Cette pratique moderne d’appliquer les Droits de l’Homme continue de ne provoquer aucune émotion. On ne peut en vouloir au brave public qui assite à ce feuilleton : le travail de la presse, sous la forme d’un bombardement de « scoops » est si massif, si incontestable que ce Djouhri doit se taire et être heureux de dormir encore dans son lit. Si la magistrature britannique lit peu les gazettes de France, des échos et des copies traduites par des mains éprises de justice, toujours à charge, arrivent jusqu’à la Court de Londres. Mieux, le dossier concernant le grand délinquant, fourni par le PNF aux magistrats à perruques, pèse le plomb. Dans l’inventaire on voit passer des millions (en fait introuvables), une villa à Mougins, des comptes en or ouverts avec des libyens, un appartement cadeau offert à Guéant et de l’argent indument réclamé à Airbus. Les Anglais sont priés de croire tout sur parole. Mais sans preuve. D’ailleurs une magistrate, entre deux thés, va s’écrier lors d’une audience : « Comment mettre en doute les conclusions de nos collègues français ».
Pourtant, le PNF lui-même, se rend compte qu’il a écrit l’intrigue un peu haute. Et il est exact que, dans les enquêtes, expertises, analyses, écoutes téléphoniques qui concernent Djouhri, rien de tout cela n’apparait. La position des Zorro français devient intenable. Alors il la change. Finalement le cas Djouhri n’a plus rien à voir avec le financement, supposé libyen, de la campagne de Sarkozy. Subitement les juges britanniques sont régalés d’un document de quinze pages, en anglais, qui indique un nouveau chemin pour faire de Djouhri un coupable. Dans son poulet expédié à la justice britannique, le PNF ne se base plus sur le travail de la police… Mais sur celui des nouveaux « investigateurs », les journalistes. Le procureur français, pour justifier l’arrestation de Djouhri, fonde enfin sa vérité sur du béton. Il cite les publications de « Médiapart », un livre grotesque de Pierre Péan, un autre ridicule d’Anne Lauvergeon et des notes blanches de la DGSE, autrement dit des ragots. Dans l’histoire de la magistrature nul n’avait vu un tel mistigri. Priver un homme de liberté parce que Plenel, Péan et Lauvergeon (aujourd’hui mise en examen pour les carambouilles d’Areva) lui veulent du mal ? C’est le retour de la prison par les lettres, pas de cachet mais d’alphabet. Ainsi, après que Djouhri a passé seize mois sous le joug à Londres, les anglais attendent toujours des preuves sérieuses des infractions que l’homme d’affaires aurait pu commettre… Avec date butoir au 5 juillet. Et de Paris rien ne vient. Et pas davantage de la part des « investigateurs », subitement muets sourds et aveugles, comme les Singes de la Sagesse.
Si la tension monte au pays du Brexit c’est que des magistrats de la monarchie ont le sentiment que leur justice, dans ce dossier, a été flouée par le PNF et ses alliés. Un rapide coup d’œil dans le rétro du droit permet de comprendre en cinq minutes. C’est sous l’argument d’un Mandat d’Arrêt Européen (MAE) qui ne vaut rien que le Français a été arrêté. Au sujet de ce MAE les défenseurs du Kabyle avancent même, en équivalent linguistique, un « faux en écriture ». Et ils s’expliquent : « Djouhri a été frappé de ce mandat sans avoir été légalement convoqué par le PNF, sans avoir bénéficié de la loi qui doit s’appliquer à lui en tant que résident suisse. L’homme d’affaires n’a jamais été ni entendu, ni mis en examen, ni « en fuite », toutes choses obligatoires, de par la loi, avant d’émettre un MAE ». Mieux, le 27 mai dernier la Cour Européenne de Justice, à propos de l’Allemagne, vient d’établir que les procureurs de chez Madame Merkel, nommés sous la tutelle d’un ministère de la Justice qui est une institution politique, ne peuvent être « considérés comme des magistrats indépendants ». Conséquences les MAE émis par les procureurs germains sont caduques. Et il se trouve, la faute à Napoléon, que la justice française fonctionne sur le même principe, celui des procureurs placés sous la férule politique. Et par deux fois,par cette même Cour Européenne, la France a été condamnée pour ce manque d’indépendance.
Résumons. Djouhri a été arrêté à Londres par un mandat qui n’en est pas un. Il a été emprisonné sur la foi d’un dossier vide que le PNF, à ce jour, est incapable d’alimenter. On attend la suite. Sans doute la découverte, qu’en réalité, Djouhri a mangé de la chair humaine à la table de Bokassa ? Pourquoi pas.