La dernière des tragédies des migrations, sur l’île italienne de Lampedusa, transformée en cimetière marin au cœur de la Méditerranée, a fait souffler un vent de culpabilité en Europe. La vue de centaines de cercueils de migrants, naufragés de la faim, de l’exclusion et de la répression, alignés sur les quais de l’île, a poussé certains dirigeants à un salutaire examen de conscience. Le sénateur français de l’Oise, Philippe Marini, aussitôt repris en chœur par les abonnés du « politiquement correct », n’y est pas allé par quatre chemins. « Depuis les printemps arabes, a-t-il dit, c’est le règne du désordre, du terrorisme et des bandes armées. On ne peut pas être surpris par l’afflux de réfugiés vers l’Europe. Je n’ai jamais aimé Kadhafi ni son régime, mais il y avait un État, une police et quelqu’un avec lequel on pouvait négocier et passer des accords. Les flux étaient réglés. Il n’y avait pas de naufragés, pas de noyés. » Deux pays sont désormais pointés du doigt dans ces désastres à répétition : la Tunisie et la Libye. Au mieux, ils ne contrôlent plus rien sur leur territoire. Au pire, ils ferment les yeux sur le business des passeurs, qui s’adonnent à leurs activités criminelles adossés à des milices islamistes, à partir de la Libye et du Sud tunisien.
Deux ans après la chute de Mouammar Kadhafi, orchestrée par le Français Nicolas Sarkozy et le Britannique David Cameron, avec le soutien de Barak Obama, le pouvoir de Tripoli, très isolé, est plus que jamais malade de ses milices. Certains commencent à douter sérieusement qu’il n’en guérisse un jour. Aguerries et lourdement armées, ces troupes paramilitaires dictent leur loi, en s’attaquant aux dernières ambassades encore ouvertes dans le pays (Russie, Égypte, Suède), et en semant la désolation et la mort là où elles passent. On ne compte plus le nombre d’assassinats politiques, notamment à Benghazi, « berceau de la révolution » et deuxième ville de Libye, désormais en état de quasi-dissidence. Elles se prévalent d’une prétendue « légitimité révolutionnaire » pour rejeter l’autorité de l’État, lequel, très affaibli par ses divisions internes, s’est révélé impuissant à les soumettre.
Leur dernier coup d’éclat a été l’enlèvement, qui aurait été rocambolesque s’il ne confinait pas au drame, du premier ministre Ali Zeidan dans sa résidence de l’hôtel Corinthia, transformée pourtant en forteresse. Le rapt a été revendiqué par une « Cellule des opérations des révolutionnaires de Libye », milice islamiste dépendant officieusement des ministères de l’Intérieur et de la Défense. Elle a poussé l’arrogance jusqu’à affirmer avoir perpétré son forfait « sur ordre du parquet général, sur la base des dispositions relatives aux crimes et délits préjudiciables à l’État et à la sûreté de l’État ». Chacun aura compris qu’elle agissait au cœur du système et voulait venger l’enlèvement spectaculaire d’un chef présumé d’Al-Qaïda, Abou Anas Al-Libi, par un commando américain de Marines, dont elle impute la responsabilité indirecte au premier ministre. Ce dernier a beau avoir condamné le rapt et proclamé qu’il aurait prévenu la victime s’il en avait eu connaissance au préalable, il n’a pas épargné.
La libération d’Ali Zeidan, à l’issue de deux jours de détention dans un commissariat contrôlé par cette milice, a même tourné à la tragi-comédie. Il la doit non pas à l’action d’une unité des forces de l’ordre, mais à l’intervention des habitants du quartier : ils ont exigé des ravisseurs qu’ils relâchent leur otage. Cet épisode s’ajoute au bras de fer sur les exportations d’hydrocarbures imposé aux autorités par diverses milices, qui voudraient contrôler le pactole de l’or noir. Il marque les limites des « accommodements » auxquels doit se soumettre le gouvernement Zeidan, sur le sujet délicat du désarmement des anciens groupes rebelles égayés à travers le territoire. À moins qu’il ne soit la conséquence directe de son appel à des entreprises de sécurité américaines pour assurer la sécurité des installations et terminaux pétroliers et commencer à faire régner un semblant d’ordre dans les grandes villes.