Mais qui donc arrêtera la marche inexorable de la Libye vers le chaos ? Depuis le renversement de Mouammar Kadhafi, les Libyens de l’intérieur et de la diaspora se posent tous les jours la même lancinante question, en regardant en spectateurs impuissants leur pays courir vers l’abîme. Les derniers affrontements de Benghazi entre les milices armées et la population ne sont pas faits pour les rassurer, pas plus que les interventions musclées à répétition des « seigneurs de la guerre » pour imposer leurs choix politiques au Congrès général national (GCN), élu en août 2012 et censé représenter la souveraineté populaire. L’anarchie qui semble s’installer dans la durée a fait resurgir les scénarios de « somalisation » évoqués dès le début de l’intervention militaire occidentale contre Kadhafi. Elle inquiète les voisins du Sahel, dont le Niger et le Tchad, qui multiplient les mises en garde.
À Benghazi, bastion des partisans d’un État fédéral, c’est une revendication de la population, qui voulait faire évacuer une milice d’une caserne du centre-ville et la remplacer par les forces régulières, qui a mis le feu aux poudres. Bilan : trente-deux morts et plusieurs dizaines de blessés. Selon divers témoignages, les miliciens ont tiré dans le tas. Un massacre. La brigade « Bouclier de la Libye », relevant formellement du ministère de la Défense, est supposée épauler l’armée en cours de formation dans la surveillance des frontières. Commandée par un islamiste reconnu, Wissam ben Hamadi, un ex-rebelle d’une quarantaine d’années, elle est la plus importante du pays en termes d’effectifs, et la mieux armée. Elle disposerait ainsi de milliers de combattants, de 800 blindés et d’un arsenal d’armes lourdes sophistiquées pris dans les armureries du régime déchu laissées à l’abandon.
Au prétexte du maintien de l’ordre, et mettant à profit la faiblesse du gouvernement dont l’autorité est quotidiennement bafouée par les milices armées à Tripoli, au cœur même du pouvoir, elle voulait imposer sa loi en multipliant les exactions contre la population. D’où le soulèvement de celle-ci. Pour tenter de calmer les choses, le premier ministre Ali Zeidan, un second couteau, a sacrifié son chef d’état-major, le général Youssef el-Mangouch, qui a eu le tort de lui rappeler que la milice en cause est une force de réserve de l’armée et que toute attaque contre elle est considérée comme une « agression contre une force légitime ». Pour l’universitaire Mohammed al-Madani, on est en pleine confusion. « N’ayant pas de stratégie à long terme, l’État ne peut pas se passer des milices pour maintenir un semblant d’ordre dans le pays. En même temps, en les chargeant de missions dont l’armée et la police ne peuvent pas encore s’acquitter, il renforce leur crédibilité au détriment de la sienne et légitime les groupes d’ex-rebelles. »
Quelques jours avant ces incidents – les plus graves que le pays a connus depuis l’attaque du consulat américain à Benghazi et l’assassinat du consul américain –, les milices ont imposé manu militari au Congrès général le vote d’une loi ubuesque : elle exclut de toute fonction politique les Libyens ayant exercé des responsabilités au sein du régime de Kadhafi depuis son établissement en 1969 jusqu’à sa chute en 2011. La chasse aux sorcières concernera vingt-trois catégories professionnelles, soit la majorité des Libyens âgés de plus 40 ans et l’élite du pays. Résultat immédiat de cette loi inique : la démission volontaire de Mohammed el-Megaryef, 72 ans, à la présidence du Congrès général national. « Tout le monde doit se soumettre à la loi et s’y confirmer. Je vous quitte la tête haute et la conscience tranquille après avoir épuisé mon énergie au service de la nation », a-t-il lancé aux délégués en rendant son tablier. « La vieille Libye me manque, la Libye qui sait pardonner, la Libye généreuse et une, mais elle reviendra », a-t-il ajouté dans une ambiance surréaliste, follement applaudi par ceux-là mêmes qui venaient de le contraindre à jeter l’éponge !
Son cas est symbolique de la schizophrénie et de la dérive politique imprimée par les milices à son pays. Rallié à Kadhafi, qu’il a connu dans sa jeunesse, après la chute de la monarchie en 1969, il avait rapidement pris ses distances avec le Guide. Nommé ambassadeur en Inde en 1978, il fait défection pour rejoindre l’opposition. Il paiera son choix de trente et un ans d’exil, la police politique aux trousses, et ne retournera en Libye qu’après la chute du régime. Il était loin d’être un opposant de la onzième heure. Après lui, beaucoup de têtes vont encore tomber. L’hémorragie risque de créer un vide politique favorable aux milices.
Personnalité respectée de la société civile, Abdelkader Kadora, professeur de droit constitutionnel, pointe la faiblesse de l’État face à elles. « Même le calendrier politique prévoyant la fin du mandat du Congrès général une année après son élection ne sera pas respecté. La commission constitutionnelle qui doit être chargée de rédiger un projet de loi fondamentale dans l’année n’a pas encore été formée », souligne-t-il. Un scénario à la tunisienne où les partis dominants, l’Alliance des forces nationales, de Mahmoud Jibril, et le Parti de la justice et du développement, des Frères musulmans, jouent les prolongations en s’accrochant âprement au pouvoir.
Alors que le gouvernement s’enlise à l’intérieur, la situation se dégrade chaque jour avec les voisins : Algérie, Niger, Tchad, qui voient prospérer au sud de la Libye un nouveau sanctuaire terroriste porteur de graves menaces pour la stabilité du Sahel. Les présidents tchadien Idriss Deby et nigérien Mahamadou Issoufou ont tiré la sonnette d’alarme. L’un et l’autre craignent qu’un « nouveau Mali » s’installe en Libye. Les milices disposent déjà de camps d’entraînement dans le Djebel el-Akhdar sur la côte est du pays, et de brigades armées à Benghazi, Tripoli et Sebha, au sud de Tripoli.
« La guerre au Mali vient de Libye, elle se reconstitue en Libye et c’est l’affaire de toute la communauté internationale. Car la liaison peut être vite faite entre Boko Haram au Nigeria et les groupes sévissant dans le nord du Niger. Cela n’est pas rassurant et nous ne sommes pas préparés pour ce genre de situation. Le terrorisme peut frapper quand il veut, même au Tchad », qui a une frontière de 1 000 km avec la Libye, s’inquiète Idriss Déby. « Tous les islamistes radicaux sont aujourd’hui en Libye. Hier, ils n’avaient pas de terrain, aujourd’hui, ils en ont un : c’est la Libye tout entière. Hier, ils n’avaient pas d’armes, maintenant ils les ont toutes. Hier, ils se cachaient. Aujourd’hui, ils s’affichent et disent qu’ils imposeront la charia en Afrique. La Libye est évidemment dans la tourmente, mais nous sommes tous exposés, nous avons tous nos faiblesses. Les djihadistes sont en mesure de refaire ce qu’ils ont fait au Mali. », insiste le président tchadien, dont l’armée a pris une part importante, aux côtés des forces françaises, dans la reddition des terroristes du nord du Mali.