« Irakisation », « libanisation » ou balkanisations » ?
La Syrie est-elle entrée dans le tunnel du non-retour, et le conflit qu’elle vit s’est-il transformé en une guerre civile, un an après la première manifestation qui eut lieu à Damas et dont le slogan était, alors, la libération de quelques prisonniers de l’opinion et la suppression de l’état de siège imposé à ce pays depuis des décennies ? Ou, pour être plus clair, la Syrie est-elle entrée dans une nouvelle phase que l’on peut appeler « irakisation », qui dérive de « balkanisation », dont la conséquence se traduit par une confrontation entre les composantes du peuple syrien sur des bases confessionnelles (malgré que le régime baasiste ne soit pas, du moins apparemment, partisan du confessionnalisme), mais aussi par des massacres atroces dont la responsabilité incombe à tous sans exception, quels que soient ceux qui les ont exécutés ? Ces deux questions cruciales nous mènent à une troisième concernant le futur du Liban dans de telles conditions, surtout que notre pays est, depuis les années cinquante du XIXe siècle, très influencé par tout fait, ou méfait, confessionnel, d’une part, et, d’autre part, par tout ce qui lui vient d’un « étranger lointain » ou d’une « situation régionale proche », qui tiennent, à eux deux, les fils du jeu intérieur par le truchement d’une classe bourgeoise qui leur est inféodée et dont les leaders sont, en même temps, les émirs des taïfas qui divisent le pays. Il est vrai que ce qui se passe aujourd’hui en Syrie, que ce soit le recours du régime aux seules solutions militaires ou bien les tueries et la destruction faites sur des bases confessionnelles – solutions que les Libanais ont déjà essayées pendant plus de quinze ans et dont la majorité d’entre eux n’a pas encore oublié les atrocités qui y sont liées – n’est pas seulement lié aux mouvements qui avaient commencé il y a plus d’une année déjà et qui visaient des réformes basées sur la démocratie et la dignité humaine, à commencer par le droit au travail englouti par les politiques économiques néolibérales basées sur les directives de Dardari, ex fonctionnaire du FMI, de Rami Makhlouf ainsi que d’autres représentants de l’oligarchie financière, membres de la famille et du clan. Il est aussi en relation avec la grande ouverture du côté de la Turquie, membre à part entière de l’Otan et qui, malgré un simulacre de mésentente avec Israël lors du massacre perpétré contre la flottille de la liberté, reste un allié à ce pays… sans oublier son rôle dans le Golfe, à travers le fameux « Accord d’Istanbul », ou dans le plan d’encerclement de la Russie afin d’empêcher ce pays de poursuivre le gazoduc Nabuko qui est présumé passer outre les zones d’influence des États-Unis. Ce qui se passe, donc, en Syrie est que la guerre civile est là. Une guerre contre laquelle nous avions prévenu depuis le printemps 2011. Une guerre où il n’y aura que des vaincus. Une guerre où le peuple syrien, seul, aura à payer le prix, par le fait de la recrudescence des combats sanglants et des dissensions confessionnelles. Une guerre qui permettra l’intervention militaire impérialiste, demandée par les uns, tout en facilitant aussi, pour d’autres, les possibilités d’intervention du nouveau groupe des États (Brics) supervisé par la Russie ; ce groupe qui tente de s’octroyer une plus grande part du marché mondial du pétrole et du gaz en empêchant l’impérialisme étasunien de s’accaparer de ce marché, mais aussi des routes de transport de ces deux denrées. N’oublions pas d’ajouter l’importance de la découverte de nouvelles réserves dans la partie orientale de la Méditerranée (dont la dernière, il y a quelques jours, près de la ville de Haïfa) sur la situation dans la région et le rôle futur que pourraient jouer la Syrie et le Liban dans la production du gaz. Tous ces faits mettent au clair la précipitation de Washington de mettre la main sur cette région, à travers l’empressement des grandes sociétés étasuniennes à poser leur candidature pour l’exploitation de ce gaz, appuyés en cela par une diplomatie efficace et présente sur le terrain. Tout cela nous pousse à dire que la crise syrienne est sortie du cercle des solutions intérieures nationales, et la Syrie est devenue une arène internationale où se battent les groupes capitalistes, compte non tenu du peuple syrien qui continuera à payer le prix fort, surtout que les forces démocratiques et progressistes de ce pays n’ont pas su prendre les décisions nécessaires quand il aurait fallu le faire ; elles ont beaucoup hésité, au lieu de d’aller de l’avant dans la revendication des changements nécessaires, puis ont fait marche arrière après que la lutte intestine s’était soldée par des massacres confessionnels, même si certains continuent à évoquer la théorie du complot impérialiste derrière ces massacres. Que fait le régime syrien dans tout cela ? Il faut dire, une fois de plus, qu’il continue à jouer un rôle négatif dans l’approfondissement de la crise dans laquelle s’embourbe le pays, tantôt en faisant des concessions là où il ne faut pas, comme celles données aux États-Unis en acceptant les frontières de l’État palestinien telles que décrites par le projet étasunien, tantôt en refusant formellement de céder aux revendications populaires en matière des réformes devant être apportées à la Constitution et aux autres lois. Donnons quelques exemples : il est vrai que l’article 8 de la Constitution a été supprimé, mais on a gardé celui qui cumule tous les pouvoirs aux mains du président de la république ; sur un autre plan, celui des politiques économiques, le régime a conservé les principes de l’économie libérale qui étaient à la base de la chute du pouvoir d’achat, mais aussi de la recrudescence de la pauvreté et du chômage… Sans oublier la faute la plus grave que le régime a commise, à savoir son consentement à internationaliser le conflit, au lieu d’écouter la voix de son peuple et sans tenir aucun compte des leçons de l’Histoire qui nous avaient appris le rôle des « commissions internationales », créées durant le conflit du Kossovo et présidée par le même Koffi Annan, dans l’intervention armée impérialiste, à la suite de massacres ayant une grande ressemblance avec celui de Houla, et tout ce qui en a découlé. La division de l’ex Yougoslavie en mini-États confessionnels est considérée comme un retour à la balkanisation qui fut mise en œuvre à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, précédant de peu l’Accord de Sykes-Picot qui divisa aussi certains pays arabes sur des bases confessionnelles, tout en jetant les fondements de l’État israélien. Cette balkanisation revient actuellement vers le monde arabe à partir de ce qu’on appelle le projet du « Nouveau Moyen Orient » qui concerne toute la région de l’Orient arabe (de l’Irak et du Golfe à la Palestine) et qui se profile, aujourd’hui, en Syrie et au Liban. Au Liban, surtout ; parce que notre pays vit, depuis l’agression israélienne de juillet 2006, une situation de clivage confessionnel très dangereux entre sunnites et chiites accentué par le conflit régional entre l’Iran et l’Arabie saoudite et par l’extension des fondamentalistes qui ont l’appui total, en argent et en armes, de la réaction arabe. Si nous faisons le lien entre les développements en Syrie et les combats itinérants au Liban, allant de Beyrouth au Nord et du Akkar à Tripoli, si nous considérons les informations qui circulent depuis quelque temps sur le projet d’une zone dite « de sécurité » sur les frontières nord avec la Syrie et que nous y ajoutions les tentatives de toutes les parties confessionnelles en présence (les gens du 14 mars et ceux du 8 mars) d’accumuler les armes et de préparer à la guerre, nous pouvons dire que l’avenir qu’on nous prépare est loin d’être pacifique. Ces préparatifs profitent à Israël parce qu’ils lui préparent le terrain pour réaliser les objectifs qu’il n’a pu réaliser, ni par sa guerre de 2006 ou par la résolution 1701 qui lui avait fait suite. D’ailleurs, l’absence d’une position claire et ferme de la part du gouvernement actuel ne fait que pousser en avant le projet d’une nouvelle guerre civile dont les prémices se trouvent dans le retour aux lignes de démarcation entre Bâb Attabaneh et Jabal Mohsen… Au Liban, la paix civile est, donc, en danger. Pour la préserver, il faut des décisions et des mesures que le gouvernement actuel est incapable de prendre. Il en va de même de « la table de dialogue » entre les leaders des différentes confessions. Surtout que de nombreux points d’interrogations tournent autour de la volonté des différentes factions confessionnelles d’empêcher le glissement du Liban vers le chaos. C’est pourquoi, nous pensons que les mouvements populaires et syndicaux qui ont commencé pour faire face à une nouvelle guerre civile constituent un début qu’il sera nécessaire de poursuivre à travers un mouvement politique remettant en avant le slogan « À bas le régime confessionnel ». Parce que ce régime est devenu un danger permanent pour notre pays et notre peuple. Il est, donc, temps de le remplacer par un régime démocratique et laïc mettant comme première priorité l’union entre la résistance patriotique, visant à achever la libération de ce qui reste de notre territoire sous l’occupation israélienne, et le changement socio-économique voulu.
Source : Assawra