Beaucoup de sujets sèment la discorde entre les dirigeants libanais : la loi électorale prévue pour l’été 2013, la loi instaurant le mariage civil facultatif qui n’est pas du goût des autorités religieuses, la définition d’une stratégie de défense nationale et la future place des armes du Hezbollah dans cette stratégie. S’ajoute à cela la position du pouvoir libanais vis-à-vis de la Syrie voisine, en proie à la guerre civile. Autant de sujets qui préoccupent les Libanais et révèlent la fragilité du régime politique. L’exercice du pouvoir depuis la fin officielle de la guerre civile en 1990, à l’issue des accords de Taëf (Arabie Saoudite), n’a pas permis l’instauration d’un vrai État de droit. La moindre crise politique entre les formations libanaises pourrait dégénérer et faire resurgir les années noires de la guerre civile.
Ce constat d’échec est parfaitement décrit dans le livre (1) de Mounir Corm, qui propose d’en sortir en instaurant la IIIe République. Dans cet essai réfléchi et bien argumenté, l’auteur soulève les questions liées aux dysfonctionnements d’un système politique marqué par l’instabilité et l’immobilisme politique, économique, et social. Le livre s’inscrit dans une « démarche citoyenne » pour dénoncer l’inefficacité de la IIe République, née avec l’indépendance en 1943, face aux multiples crises qu’elle traverse, et l’absence d’un mécanisme de sortie de crise clair et précis.
Mounir Corm nous plonge dans l’histoire et la complexité du système du pays du Cèdre. Bien qu’elle soit inspirée de la constitution de la IIIe République française, et de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, la Constitution semble reposer sur cinq composantes fondamentales qui ont marqué l’histoire du Liban. À savoir la prégnance féodale, la concentration du pouvoir financier, le communautarisme, l’ingérence des puissances étrangères et la « coutume » de liberté d’expression. Dans son analyse, l’auteur met systématiquement en exergue les dimensions féodale et communautaire, au détriment de la dimension sociale, source de conflits et de déstabilisation. À ce titre, on peut citer l’exemple de la concentration des richesses au sein de la communauté maronite, qui a toujours été montrée du doigt alors même que le pouvoir financier est en réalité transcommunautaire.
En cinq chapitres, Mounir Corm apporte une étude approfondie du texte de la Constitution libanaise actuelle et de sa pratique, cette dernière étant quasiment celle de la Ire République de 1926, dans la mesure où l’indépendance et les accords de Taëf en 1989 ont conduit à des lois constituantes. La IIe République résulte de l’accord politique de Taëf qui a introduit un ordre juridique nouveau, une organisation et une pratique du pouvoir très spécifiques. À partir de cette lecture critique du texte, étayée d’exemples les plus récents de la vie politique, l’auteur montre les lacunes, les contradictions et l’ambiguïté dans l’exercice du pouvoir, et propose une sortie de Taëf. Le « pacte de vie commune » ou le « pacte national » a instauré des « coutumes », devenues équivalentes à une norme constitutionnelle écrite. Ainsi l’inscription de ce pacte, fruit d’une entente entre deux dirigeants libanais en 1943 – le maronite Béchara al-Khoury, premier président de la République indépendante et son premier ministre sunnite, Riad al-Solh – « dans le dernier alinéa du préambule entre en contradiction avec les alinéas précédents ». Cette série d’ambiguïtés et de contradictions reflète ainsi les origines de l’« arrangement » politique entre factions opposées.
Mounir Corm dénonce l’hypocrisie constitutionnelle sur le communautarisme qui est un vecteur d’immobilisme de l’État. Le confessionnalisme reste comme une réalité temporaire dans le texte, en attendant un certain changement. « Si les accords de Taëf ont prévu leur propre dépassement, ils ont également maintenu le carcan communautaire : le texte se contredit et reflète parfaitement le marchandage politique qu’ont constitué ces accords. Sortir du confessionnalisme politique représente un enjeu majeur pour le développement de l’État libanais », peut-on lire. Le projet de l’Ena-Liban a avorté à cause de la communautarisation des fonctions publiques qui magnifie le clientélisme d’ordre clanique et communautaire et donne lieu à des accrochages entre leaders communautaires. L’État perd en compétence, conformément à la Constitution qui évoque pourtant le mérite et la compétence. Dès lors, « tant que le communautarisme perdurera, le changement reste improbable au Liban », estime Mounir Corm, qui se demande s’il faut séculariser le Liban. Il ironise : si c’est pour créer une dix-neuvième confession « laïque », ce sera « une bien mauvaise idée », qui néanmoins instaurera le Sénat « confessionnel » pour garantir les droits des communautés et qui, par la déconfessionnalisation des institutions, remettra l’État en marche.
Les accords de Taëf constituent la seconde occasion manquée de sceller définitivement la mise en place d’un État de droit. Même si le Liban a survécu à la guerre civile, il n’est pas encore guéri des maladies profondes à l’origine de cette guerre. Le nombre incalculable d’inconstitutionnalités et d’actes irréguliers dans la IIe République témoigne d’un dérèglement profond et d’un manque criant de culture juridique et constitutionnelle. Le non-respect du pacte national a toujours conduit aux déchirements internes. L’auteur démontre les failles et l’impossible agencement des pouvoirs de la Troïka représentée par un président maronite, un président du Conseil sunnite, et un président de la Chambre chiite. La question qui se pose ici est : à qui appartient le pouvoir exécutif ? Les accords de Taëf ont mis en place un partage bancal du pouvoir entre les deux présidents de l’exécutif. La présidence maronite est devenue « symbolique », pratiquement perdante, selon l’auteur. En effet, le texte donne au président du Conseil le pouvoir de gouverner, et au président de la République le pouvoir de s’opposer dans un délai limité.
Mounir Corm tire la sonnette d’alarme sur l’absence d’autorité de l’actuelle Constitution. Elle n’existe plus dans la pratique du pouvoir. L’urgence d’une refondation de la société libanaise autour d’un nouveau consensus est inéluctable. Aussi propose-t-il une ligne directrice pour une nouvelle Constitution. Le clivage politique sur les fondamentaux a effacé le principe du respect de la disposition juridique suprême et a plongé l’État dans un déni de démocratie nocif à son développement. Un facteur d’implosion du Liban qui doit nous inciter, comme l’auteur, à repenser le pacte libanais et les assises de l’État. Ce nouveau consensus doit passer par de nouveaux fondamentaux dans la reconstruction de l’État et de sa politique. La nouvelle architecture du pouvoir pourrait prendre forme selon deux options : soit un régime présidentiel qui apporte des garanties communautaires avec une vraie alternance séculaire, soit une réforme profonde de l’accord de Taëf pour mettre en place un régime parlementaire communautaire, avec un exécutif collégial.
Mais comment garantir la réussite de cette IIIe République ? L’auteur, conscient de cette question cruciale, apporte une réponse indirecte en appelant au renforcement du Conseil constitutionnel, seule institution capable de jouer un rôle régulateur dans les rapports entre les pouvoirs. Il y a une nécessité de lui conférer un véritable rôle de gardien du bon fonctionnement des institutions. Mounir Corm conclut avec la conviction que le choix de l’audace exige « une volonté de fer » et un changement profond de la mentalité et de la culture de l’élite politique libanaise.
(1) Pour une IIIe République libanaise. Étude critique pour une sortie de Taëf, Mounir Corm, Éd. L’Harmattan, 2012, 122 p., 13,50 euros.