Les rêves suscités par le pétrole et le gaz risquent de finir en cauchemars appelés : corruption, dilapidation d’une importante richesse nationale, exacerbation des tensions sociales et politiques. Lettre ouverte et aux décideurs libanais rapport intitulé : « La politique pétrolière et gazière libanaise : Des anomalies désastreuses ».
Nicolas Sarkis, le grand expert pétrolier, interpelle les responsables politiques libanais et l’opinion publique contre le bradage programmé des richesses énergétiques, notamment gazières, que certains dirigeants libanais sont en train d’organiser en catimini. Texte de la lettre ouverte et du rapport qui l’accompagne.
Lettre ouverte adressée à :
– S.E. Monsieur le Président de la République
– S.E. Monsieur le Premier Ministre
– S.E. Monsieur le Président du Parlement
Le développement possible d’une production pétrolière et gazière au large du Liban serait un événement porteur de grandes promesses pour le redressement de l’économie nationale et le bien-être de ses citoyens. Mais il pourrait également avoir des effets pervers plus ou moins semblables à ce qui est appelé en économie la « maladie hollandaise » : inflation, corruption, régression des activités économiques traditionnelles, etc. Au Liban, tout en espérant le mieux, il devient de plus en plus urgent d’être vigilant pour éviter les dérapages et corriger les graves anomalies qui se manifestent déjà, et qui sont loin d’être rassurantes. Ces anomalies font l’objet du rapport ci-joint que j’ai l’honneur de vous soumettre et qui peuvent être résumées dans les points suivants :
1 – Régime d’exploitation hybride et équivoque
Parmi les principaux régimes d’exploitation d’hydrocarbures pratiqués dans le monde, les responsables libanais ont préféré procéder à une espèce de panachage entre celui des concessions et celui du partage de la production. Au lieu toutefois de combiner les avantages des deux régimes évoqués en termes très généraux dans la loi pétrolière de 2010, les auteurs des deux premiers décrets d’application y relatifs ont en fait largement dénaturé et vidé de leur substance les avantages de l’un et de l’autre, à travers : a) Pour les redevances, propres au régime des concessions, des taux abusivement bas par rapport aux normes internationales, et b) Pour la participation effective et active de l’Etat dans les activités industrielles, propre au régime de partage de la production, une renonciation pure et simple à une telle participation.
2 – Perte de 14 milliards de dollars, à cause des rabais sur les redevances
S’il y a une norme connue et généralement appliquée dans l’industrie pétrolière et gazière, c’est bien celle d’une redevance de 12,5% au moins de la valeur de la production payable par l’opérateur au pays-hôte. Aussi surprenant que cela puisse être, les auteurs de l’un des deux premiers décrets d’application, non encore approuvés, ont curieusement fixé la redevance pétrolière à un taux de 5 à 12% seulement en fonction du volume de la production. Plus étonnant encore, la redevance retenue pour le gaz naturel est tout simplement la plus basse au monde et reste figée à 4% seulement. La simulation faite dans le rapport ci-joint montre que cette espèce de décote complètement injustifiée par rapport aux normes internationales se traduit pour le Liban par des pertes annuelles de 238 millions de dollars par an pour le gaz, et de 325 millions de dollars pour le pétrole, soit, pour des accords d’exploitation de 25 ans, un total d’environ 14 milliards de dollars. Ce sont là des estimations faites a minima qui pourraient être en réalité bien plus importantes encore.
3 – Détournement des prérogatives du pouvoir législatif
Avec ses 27 pages portant sur des principes très généraux, n’indiquant aucun chiffre et aucun pourcentage, la loi pétrolière de 2010 fait franchement pâle figure à côté des dizaines de pages des deux premiers décrets d’application ( en attendant une vingtaine d’autres), qui détaillent en long et en large les dispositions légales, financières et autres du régime d’exploitation pétrolière et gazière qui est envisagé. Tout se passe comme si les 128 membres du Parlement libanais avaient donné aux 6 fonctionnaires membres de l’Autorité du Pétrole, placée sous la tutelle du ministre de l’Energie et de l’Eau, une procuration pour légiférer à leur place dans un domaine d’une importance aussi vitale pour le pays. Ceci ressemble à s’y méprendre à un hijacking déguisé d’un pan très important des prérogatives du Parlement et constitue une grave atteinte à la séparation des pouvoirs. S’il est vrai que parfois le diable est dans le détail, il faut bien reconnaître qu’en l’occurrence on a ici réussi la prouesse de mettre tous les petits et tous les grands diables dans ces soi-disant décrets d’application pris complètement en dehors et sans l’avis du Parlement.
4 – Opacité et manœuvres politiques
Une autre anomalie de taille à signaler réside dans le fait qu’une main invisible braque le projecteur sur l’argent du pétrole qui viendrait inonder notre économie, alors qu’un silence étonnant entoure les mesures qu’il faut à tout prix prendre dès maintenant pour maximiser nos revenus. Un impressionnant forcing médiatique a fait croire à une partie des Libanais qu’il suffirait d’approuver les deux fameux décrets d’application pour que ces milliards promis jaillissent enfin des eaux de la Méditerranée. Mais aussi surprenant que cela puisse être, seuls quelques initiés ou ceux qui ont le bras assez long ont pu voir les textes de ces décrets dont on parle depuis des mois.
Il n’est pas étonnant que cette situation pose de nombreux points d’interrogation et suscite, à tort ou à raison, de graves soupçons. Des soupçons que seul un débat franc et transparent, mené au Parlement surtout, peut dissiper. A défaut de ce débat et de cette transparence, les rêves suscités par le pétrole et le gaz risquent de finir en cauchemars appelés : corruption, dilapidation d’une importante richesse nationale, exacerbation des tensions sociales et politiques, etc
Ce ne sont là que les grandes lignes du rapport ci-joint. Tout en restant à votre disposition pour des informations complémentaires, je vous prie d’agréer, Excellence, l’expression de ma haute considération.
Texte du rapport accompagnant cette lettre ouverte :
La politique pétrolière et gazière libanaise : des anomalies désastreuses
Par Dr Nicolas Sarkis
Fondateur et ex-président de l’Arab Petroleum Research Center
Les perspectives ouvertes par un développement possible d’une production de pétrole et de gaz naturel au large du Liban suscite un vif débat qui porte essentiellement sur le volume espéré des réserves et de la production ainsi que, surtout, sur les flux financiers attendus et leur contribution au règlement d’une dette extérieure étouffante de quelque 65 milliards de dollars, à la lutte contre le chômage et l’émigration des jeunes et à un vigoureux redressement de l’économie nationale. Pour ce qui est plus particulièrement de l’utilisation des revenus potentiels qui pourraient se chiffrer en dizaines, voire peut-être en centaines de milliards de dollars dans les décennies à venir, la controverse va bon train sur la part qu’il faudrait conserver pour les générations futures, sur l’opportunité de les placer dans un fonds souverain ainsi que sur la personne ou l’organisme au-dessus de tout soupçon qui devrait gérer ce fonds.
Tout ce débat et le vif intérêt qu’il suscite sont ce qu’il y a de plus normal, vu qu’ils portent sur des enjeux financiers, économiques et politiques colossaux pour notre pays. Ce qui est par contre absolument anormal, c’est la discrétion et le quasi-silence qui entourent un volet du problème qui est au moins aussi important et, en tout cas, bien plus urgent pour le moment que les autres aspects sur lesquels on focalise l’attention. Il s’agit des moyens à mettre en œuvre sans plus tarder pour maximiser les revenus pétroliers et gaziers que les Libanais sont en droit d’espérer. Avant en effet de se poser la question de savoir s’il faudrait placer les milliards attendus, pas avant une dizaine d’années, dans un fonds souverain ou pas souverain, il faut à tout prix, et tout de suite, déterminer clairement le cadre institutionnel, juridique et fiscal, c’est-à-dire les règles du jeu de nature à assurer au Liban les revenus les plus élevés et les meilleurs autres avantages possibles. Tout ceci bien entendu en tenant compte de ce que font les autres pays, et de la nécessité de garantir aux sociétés exploitantes des incitations suffisantes pour investir chez nous, et une rentabilité conforme aux normes internationales. Continuer à laisser ces points essentiels dans l’ombre ne manque pas de faire penser à une main invisible qui braque le projecteur sur la valse des milliards qui jailliraient de la mer au large de nos côtes et sur tout ce qui fait rêver les Libanais, afin de détourner l’attention de certaines ambiguïtés et de plusieurs très graves anomalies dans la politique et la législation pétrolière libanaise, dont essentiellement :
1) La nature précise du régime d’exploitation prévu par la loi-cadre N° 132 du 24 août 2010 portant sur l’exploitation des richesses en hydrocarbures offshore ainsi que les deux premiers décrets d’application non encore approuvés,
2) Les taux de la redevance (royalty) et de l’impôt,
3) La transparence et l’indispensable respect de la séparation des pouvoirs et de la répartition des responsabilités entre l’exécutif et le législatif, et
4) Le rôle et l’impérieuse nécessité d’une implication directe et active de l’Etat, à travers une société nationale, dans la conduite des activités pétrolières et gazières.
Régime d’exploitation ambigu et hybride
Parmi les trois régimes d’exploitation des hydrocarbures dominants dans le monde, à savoir le régime des concessions, celui de l’accord de partage de la production (production sharing agreement, ou PSA, en anglais), et les contrats de services, le législateur libanais a, on ne sait trop pourquoi, opté pour un régime hybride qui résulte d’une sorte de panachage entre les deux premiers, en empruntant des dispositions particulières soit au régime des concessions, soit au PSA. Il a par contre complètement ignoré le régime des contrats de service, vu qu’il n’en a ni la volonté ni, pour le moment du moins, les moyens. Ce dernier régime suppose en effet qu’un organisme étatique soit le seul maître à bord, assume le rôle central d’opérateur et choisisse à la carte, en les rémunérant, les fournisseurs, les contractants et les prestataires de service qualifiés, nationaux ou étrangers, dont il a besoin. Il n’en reste pas moins que le panachage qui a été privilégié entre le système des concessions et celui du PSA aurait été judicieux s’il combinait les principaux avantages de l’un et de l’autre, en évitant les désavantages inhérents aux deux. C’est bien l’inverse qu’on constate. Pour s’en rendre compte, il convient de rappeler brièvement les particularités respectives de chacun de ces régimes.
1) L’ancien régime des concessions, appliqué dans les pays arabes par exemple avant les nationalisations et les prises de contrôle des années 70, se distingue par la garantie donnée par la société concessionnaire à l’Etat concédant du paiement d’une redevance (royalty) d’au moins 12,5% de la valeur totale de la production, plus un impôt sur les bénéfices généralement de 50% ou plus. Il a par contre deux gros inconvénients : le pétrole et le gaz découverts sont la propriété de la société concessionnaire, et le rôle du pays-hôte se réduit à celui d’un simple percepteur d’impôt.
2) Pour ce qui est du régime de partage de la production(PSA) qui a largement remplacé celui des concessions dans un très grand nombre de pays, il procède d’une autre logique. L’Etat y devient un partenaire à part entière directement impliqué dans les activités sur le terrain, à travers une société nationale, et le pétrole/gaz découvert est sa propriété. Le partenaire étranger ou national assume les risques de l’exploration et, en cas de découverte, Il prélève une partie de la production (cost oil) pour récupérer les dépenses encourues, tandis que le reste de la production (profit oil) est partagé avec l’Etat selon un pourcentage qui varie selon des paramètres convenus entre les deux parties.
Ce qui n’arrange pas les choses, loin s’en faut, c’est que ce qu’il est convenu d’appeler « législation pétrolière » libanaise repose pour l’essentiel sur deux séries de textes différents qui sont bien loin d’avoir la même portée et la même importance. La première est la loi de 201O ratifiée par le Parlement et publiée dans le Journal Officiel du 2 septembre 2010. La seconde comprend les textes réglementaires ainsi que, surtout, les décrets d’application de la loi à proprement parler. L’ennui est que cette dernière se contente de fixer très succinctement le cadre et les principes très généraux du régime d’exploitation mais ne comporte aucun chiffre, aucun pourcentage au sujet des droits et des obligations des parties prenantes, Etat et sociétés opératrices, et aucune disposition concrète quant au rôle de l’Etat dans la participation effective aux opérations en amont, en aval, ou connexes de l’industrie pétrolière et gazière. Tous ces « détails » sont laissés aux bons soins du ministre concerné ou du Conseil des ministres qui agissent sur « recommandation » de l’Autorité du Pétrole. S’il est vrai que bien souvent le diable est dans les détails, le fait est qu’en l’occurrence la loi-cadre de 201O est une espèce de coquille vide, alors que l’essentiel et toute la substance, les petits et les grands diables, se réfugient dans les « détails » des textes réglementaires et des décrets d’application, à commencer par les deux premiers décrets non encore approuvés par le gouvernement et qui couvrent des sujets aussi cruciaux que le contrat-type des accords d’exploration/production à signer avec les opérateurs, la délimitation des blocs à attribuer ou, surtout et surtout, les pourcentages des redevances à payer à l’Etat. Sur toutes ces questions fondamentales, le Parlement n’a donc plus rien à dire, puisque c’est l’Autorité du Pétrole, placée sous la tutelle du ministre de l’Energie et de l’Eau, qui s’en charge et soumet ses « recommandations » à son ministre de tutelle et au gouvernement.
Une participation illusoire de l’Etat
Pour l’essentiel, la loi libanaise de 2010 emprunte au vieux régime des concessions le concept de la redevance et, à celui du partage de la production (PSA), le principe de participation de l’Etat aux opérations pétrolières à proprement parler. Ce panachage n’est pas mauvais à première vue. Le problème est que les deux emprunts ont été tronqués et très largement détournés de leur logique par les décrets d’application encore en suspens avec, pour la redevance, des taux anormalement bas par rapport à ce qui est connu et reconnu aux quatre coins de la planète et, pour le régime de partage de la production (PSA), une transposition qui n’a du partage que le nom. La lettre et l’esprit de la loi donnent en effet à penser que :
a) il s’agit d’un partage des revenus, ce qui relève d’une approche bien différente de celle du partage de la production, et
b) une confusion règne sur la question de savoir qui partage quoi. La loi se contente en effet d’évoquer la possibilité pour l’Etat de prendre une participation et de créer à l’avenir une société nationale, sans en définir les responsabilités, les prérogatives ou le rôle exact. Pour partager, il faut bien être au moins deux. Et pour partager effectivement une production, le bon sens dit qu’il faut quand même que les partenaires soient effectivement impliqués dans les opérations industrielles. Sinon, le vrai maître à bord ne peut être que l’opérateur qui fore, produit, commercialise, transporte, etc…tandis que son ou ses autres partenaires deviennent des « sleeping partners » comme on les appelle en anglais, ou, en bon français, des figurants sur la plan industriel. Il faut à cet égard rappeler que la principale motivation qui a poussé les pays producteurs à nationaliser leur industrie des hydrocarbures et à liquider l’ancien système des concessions, c’était précisément la volonté de devenir des opérateurs et des partenaires à part entière et de ne plus être de simples agents du fisc qui tâtonnent dans le noir avec une petite torche électrique pour voir, d’une manière tant soit peu approximative, les éléments qui déterminent les bénéfices imposables : investissements, opérations industrielles et commerciales, dépenses, amortissements, prix de vente, etc. C’est la raison pour laquelle, du temps du vieux régime des concessions, les pays-hôtes étaient abusivement appelés pays producteurs et exportateurs de pétrole, alors qu’ils n’étaient que des pays dans lesquels des sociétés étrangères produisaient et exportaient du pétrole et du gaz naturel, se comportaient comme des Etats dans l’Etat et …ne manquaient évidemment pas de bien se servir au passage.
Taux de redevance abusivement bas
Dans tous les pays où l’Etat confie l’exploitation de ses richesses en hydrocarbures à une partie tierce, la redevance (« royalty ») est une source primordiale de ses revenus et une pièce maîtresse du système d’exploitation et ce, pour plusieurs raisons. La première est que la redevance n’est pas, de par sa nature, une taxe ou un impôt à proprement parler, mais une sorte de dédommagement que l’exploitant paye à l’Etat pour le compenser de l’épuisement d’une ressource nationale non renouvelable. Pour le cas en effet où, pour une raison ou une autre, l’exploitant ne réalise pas de profit, ou en réalise trop peu, le résultat serait qu’un jour ou l’autre, il plie ses bagages et parte (peut-être sans même dire merci !), après avoir vidé le sous-sol de la partie exploitable d’une ressource qui s’y était formée pendant des millions d’années. La deuxième raison est que la redevance est un revenu garanti pour l’Etat, vu qu’elle représente un pourcentage fixe de la production. Elle n’est donc pas exposée aux aléas de l’impôt sur les bénéfices qui varie en fonction des bénéfices, et qui peut même être nul. Qui plus est, la redevance est exigible dès le démarrage de la production, alors que le pays-hôte devrait attendre des années et des années pour commencer à percevoir un impôt sur les bénéfices, si et quand bénéfices il y a !… Ce qui ajoute à l’attrait de la redevance, c’est qu’elle est facile à calculer par la multiplication du prix par le volume produit. Elle est enfin payable, au choix du pays-hôte, en espèces ou en nature, ce qui donne au pays concerné toute latitude de l’utiliser pour couvrir ses propres besoins de consommation ou pour tester le marché et les prix en la vendant sur le marché international.
Pratiquée aux Etats-Unis depuis près d’un siècle et transposée partout dans le monde, la redevance correspond généralement à 12,5% (un huitième) au moins de la production. On ne peut donc que s’étonner que les auteurs des décrets d’application de la loi de 2010 aient curieusement préféré faire exception en fixant la redevance, pour le pétrole, à un taux variable qui commencerait à un minimum de 5% et progresserait en fonction du volume de la production, pour atteindre un maximum de 12% à partir d’une production de 100,000 barils par jour (b/j). Pour fixer les idées, ce volume est proche de la consommation pétrolière actuelle du Liban et représente en valeur, aux prix actuels, quelque 3,8 milliards de dollars fob. Cela fait un écart énorme par rapport aux pratiques connues ailleurs dans le monde avec, dans le meilleur des cas, un maximum qui reste inférieur à ce qui est considéré comme un minimum ailleurs. Ce système libanais sui generis du taux progressif de la redevance pétrolière fait penser à quelqu’un qui, au lieu de prendre l’ascenseur au rez-de-chaussée comme tout le monde, choisit de descendre d’abord au sous-sol avant de remonter, tout doucement, pour arriver peut-être un jour à un niveau encore inférieur (de 0,5%) à celui d’où tous les autres sont partis. C’est là un bien curieux et, surtout, coûteux jeu de piste !..
Bien plus étonnant encore est le taux de la redevance retenu par l’un des deux décrets d’application encore en suspens pour le gaz naturel, à savoir un taux fixe qui reste complétement figé, tout au long de la période d’exploitation de 25-30 ans, à 4% seulement du volume produit, alors qu’ailleurs dans le monde ce taux est généralement de 12,5% au moins, et va même dans certains cas jusqu’à 15-20% ou plus, selon les risques inhérents à chaque structure, au volume des réserves et de la production ou d’autres critères convenus entre les parties concernées. Ce choix d’un taux de 4% seulement, le plus bas au monde, laisse perplexe, d’autant plus que, partout ailleurs, dans les pays proches ou lointains, c’est généralement le taux de 12,5% qui prévaut. Chez nos voisins de la Méditerranée orientale, c’est le cas, entre autres, d’Israël ou même de la Turquie qui a pourtant tout intérêt à faire des largesses aux sociétés étrangères vu qu’il n’est pas prouvé que la Turquie possède des prospects très attrayants en mer.
Loin donc de combiner les principaux avantages du régime des concessions, soit essentiellement la garantie d’une redevance en ligne avec les pratiques internationales, et ceux du partage de la production, soit l’implication de l’Etat dans les opérations industrielles, les auteurs des fameux premiers décrets d’application ont par contre réussi la prouesse de dénaturer les deux. Ils ont en effet, d’une part, introduit des taux de redevance trop bas et complètement décalés par rapport aux normes connues et reconnues et, d’autre part, ils ont tout simplement renoncé, du moins pour le premier round d’attribution de droits d’exploration/production, à tout rôle d’opérateur et de partenaire direct de l’Etat dans les activités pétrolières et gazières, ce qui vide le régime PSA de sa substance, puisque l’Etat se pointe, dès le départ, avec une lettre de démission dans la poche !…
L’exemple d’Israël
Israël est un voisin ennemi et nous avons de bonnes raisons de l’accuser de beaucoup de choses, mais certainement pas d’être très enclin à brader ses intérêts nationaux. Il l’a bien prouvé avec le régime fiscal qu’il a adopté pour tirer le meilleur parti possible des ressources en hydrocarbures qu’il a déjà commencé à exploiter au large de ses cotes. Le Liban a de toute évidence tout intérêt à bien observer ce que ce voisin fait, car il est pour nous un concurrent de taille dans le domaine pétrolier et gazier et il est confronté à la même situation et aux mêmes défis que nous, à savoir : la nécessité d’attirer des sociétés étrangères pour explorer son sous-sol terrestre et maritime et l’impératif de trouver le juste équilibre entre, d’une part, les recettes du gouvernement (ce qu’on appelle en jargon pétrolier « Government Take ou TK ») et, d’autre part, la condition incontournable d’assurer une rentabilité suffisante pour les investisseurs nationaux et/ou étrangers. Cet équilibre a été défini dans la loi appelée « Petroleum Taxation Law », approuvée le 30 mars 2011 par la Knesset après un large débat public et transparent auquel ont pris part aussi bien des juristes et des économistes compétents, que des hommes politiques de tout bord, des journalistes spécialisés, voire des représentants des sociétés pétrolières nationales et étrangères qui ont fait du lobbying pour faire assouplir en leur faveur certaines dispositions du projet de loi. Le résultat a été un régime d’exploitation qui repose essentiellement sur les points suivants :
1) Maintien de la redevance sur le pétrole et le gaz naturel à 12,5%, soit au même taux que celui qui existait dans la loi précédente de 1952,
2) Un impôt sur les bénéfices qui commence à 20% quand la société exploitante aura récupéré 150% de ses investissements (soit un Facteur-R de 1,5) et qui augmentera progressivement d’une manière linéaire jusqu’à atteindre 5O%.
Il en résulte qu’au final la part de l’Etat dans les profits pétroliers et gaziers ira d’un tiers au départ et augmentera progressivement jusqu’à 52%-62% selon l’évolution, dans chaque cas d’espèce, des courbes des revenus et des investissements. Satisfaisant pour Israël, ce régime l’est également aussi bien pour les entreprises qui opèrent déjà dans le pays que pour celles qui se bousculent pour s’y implanter. La transparence et la crédibilité de la politique pétrolière sont confortées par fait que ce pays ne badine ni avec la corruption, ni avec tout ce qui touche à l’autorité de l’Etat et à l’intérêt national. Il vient encore une fois de le démontrer en condamnant à six ans de prison ferme un ancien président du conseil, Ehud Olmert (de triste mémoire pour les Libanais), jugé coupable du détournement de 161 000 dollars, après avoir envoyé en 2009 en prison, pour cinq ans, un ancien ministre des Finances, Avraham Hirschson, pour avoir puisé 500 000 dollars dans les caisses du parti travailliste. Même un ex-chef de l’Etat, Moshe Katsav, avait subi le même sort pour avoir poussé trop loin le flirt avec sa secrétaire.
Une dernière remarque est que tout le dispositif, fiscal et autre, du régime d’exploitation des hydrocarbures au large d’Israël a été précisé, avec des chiffres et des pourcentages indiqués noir sur blanc dans la loi du 3O mars 2011 discutée et ratifiée par les députés. Ils n’ont pas été laissés à la discrétion d’un ministre, ou d’un gouvernement et d’une Autorité Pétrolière désignée par ces derniers.
La question se pose dès lors de savoir pourquoi les responsables libanais ont tourné le dos à ce qui se passe tout près de chez nous, et ailleurs dans le monde, en proposant aux sociétés intéressées des largesses qui n’ont aucune raison d’être et des taux de royalty extrêmement pénalisants pour leur pays.
L’argument souvent avancé pour justifier des niveaux si bas des taux des redevances, pétrolière et gazière, retenus par les décrets d’application libanais (5 à 12% pour le pétrole et 4% pour le gaz naturel) est que les supposés risques encourus chez nous par l’investisseur étranger sont trop grands à cause de la complexité des structures géologiques sous-marines au large du Liban et de la situation politique chez nous, et qu’il faudrait donc consentir des sacrifices financiers pour attirer des sociétés compétentes. Le moins qu’on puisse dire est que cet argument est complètement oiseux pour des raisons qui peuvent être résumées dans les points suivants :
a) Il est quand même étrange que les formations des couches géologiques sous les eaux de la Méditerranée orientale soient normales chez nos voisins du Sud et de l’Ouest, et ne commencent à manifester des caprices que sous les eaux libanaises…
b) Le Liban est l’un des rares pays qui, avant de lancer des appels d’offres pour des accords d’exploration/production, avait fait réaliser des relevés sismiques en 2D et voire 3D pour pas moins de 70% de son espace maritime, relevés qui ont été, de l’avis général, très encourageants quant à l’existence d’accumulations importantes de pétrole et, encore plus, de gaz naturel ;
c) Chez nos voisins immédiats, en Israël et à Chypre, les relativement très rares forages entrepris ont déjà donné lieu à des découvertes parfois très importantes et certains gisements découverts du côté israélien pourraient même se prolonger du côté libanais ;
d) Pour ce qui est enfin du risque politique, il est vrai que la Méditerranée orientale n’est pas le lac Léman. Mais il n’en est pas moins vrai que le risque dit politique n’y est pas plus grand qu’en Irak, au Soudan ou en Libye où les entreprises pétrolières poursuivent leur travail sans trop de mal. Le risque politique n’est pas non plus inexistant en Israël qui a fortement augmenté ses dépenses militaires pour sécuriser ses installations en mer, et qui semble avoir définitivement renoncé à la construction d’une usine de liquéfaction du gaz (GNL) sur, ou tout près de son territoire, afin essentiellement d’éviter les missiles du Hizbollah libanais.
Des pertes d’au moins 14,1 milliards de dollars à cause des rabais sur les redevances
La réalité est que les risques qui existent à propos de l’exploitation des hydrocarbures sous les eaux libanaises ne sont pas ceux dont on parle et auxquels les sociétés étrangères ou le Liban seraient exposés. Les vrais risques, ou plutôt la vraie certitude qui existe est celle de pertes colossales auxquelles certains responsables libanais exposent eux-mêmes leur pays à travers une approche qui, pour le moins qu’on puisse dire, manque de professionnalisme, de cohérence et de transparence. Un exemple à cela est qu’on a mis en quelque sorte la charrue devant le bœuf en commençant par faire un appel d’offres et à discuter avec des compagnies, avant même que le modèle de contrat d’exploitation et les premiers décrets d’application de la loi de 201O, qui définissent, entre autres, le régime fiscal applicable, ne soient approuvés et validés. Un autre exemple est que ces mêmes décrets, dont tout le monde parle depuis plus d’un an et qui déterminent in fine la nature du rôle de l’Etat et les bases de calcul des revenus du Liban, ne sont connus que des sociétés étrangères auxquelles elles ont été proposées et de quelques autres « initiés ». Tout Libanais qui aurait la curiosité de savoir et de comprendre ce qu’il en retourne est donc obligé de jouer au détective pour glaner quelques éléments de réponse dans des « fuites » parues dans la presse ou d’essayer de décrypter les déclarations de tel ou tel responsable. Cette opacité suscite tout naturellement, à tort ou à raison, les pires soupçons. Non moins intriguant est le fait que d’aucuns, à commencer par certains responsables, sont très pressés de signer des accords avec les sociétés concernées, avant même que les modalités de partage du « profit oil » et le niveau exact des impôts auxquels ces sociétés seraient soumises ne soient connus. Sur ce sujet capital, la loi-cadre de 2010 stipule dans son article N°45, en deux lignes seulement, que la fiscalité applicable aux sociétés concernées fera l’objet d’une loi spéciale. Ce qui est par contre bien connu, c’est-à-dire les taux anormalement bas proposés pour la redevance pétrolière et gazière, il n’est nullement exagéré de dire qu’ils sont des signes annonciateurs d’un grand désastre financier pour le Liban.
Pour donner un ordre de grandeur de l’ampleur de ce désastre, on peut, à titre de simple hypothèse, supposer que le total de la production potentielle de gaz naturel au large du Liban ne dépasserait pas celle généralement attendue du seul gisement israélien Tamar, crédité de quelque 9 trillions de pieds cubes, ou deux fois moins que Léviathan. Aux prix actuels du gaz, la valeur de la production gazière libanaise serait donc de l’ordre de 2,8 milliards de dollars par an. Compte tenu d’une « décote » de 8,5 points de pourcentage entre le minimum du taux de 12,5% de la redevance pratiquée en Israël et ailleurs dans le monde et le taux de 4% retenu au Liban, cela représente pour le Liban une perte de 238 millions de dollars par an ou, les choses étant égales par ailleurs, 5,9 milliards de dollars sur la durée minima prévue de 25 de la période d’exploitation, ou 6,8 milliards de dollars si la même période est prorogée jusqu’à 30 ans. Il s’agit là d’une simulation a minima vu que, d’une part, il n’est pas exclu que la production gazière passe à des niveaux bien supérieurs à celui retenu ici comme une simple hypothèse de travail et que, d’autre part, il est plus que probable, sinon certain, que les prix du gaz sur le marché international aillent en augmentant. Ce sont là deux paramètres qui augmenteraient d’une manière linéaire les pertes infligées au Liban.
Tout ceci pour la seule redevance gazière à laquelle viendront s’ajouter d’autres pertes, à commencer par la décote sur la redevance pétrolière. S’il est vrai que cette dernière devrait aller en s’amenuisant de 7,5 à O,5 de points de base avec l’accroissement de la production jusqu’à 100 OOO b/j, il n’en demeure pas moins qu’elle reste énorme à cause, entre autres, du fait qu’en termes de pouvoir calorifique le prix du pétrole brut varie actuellement entre le double et le triple de celui du gaz naturel et que la décote de chaque point de pourcentage de la redevance pétrolière coûte au Liban deux à trois fois plus qu’un point de la redevance gazière, en se basant sur un pouvoir calorifique de 39,7 trillions de Btu pour une tonne de pétrole, ou équivalent.
Pour estimer les pertes que le Liban subirait rien qu’à cause de cette décote unique en son genre de la redevance pétrolière, il suffit de prendre comme base les taux de redevance indiqués dans l’article 22 du projet de contrat-type (objet de l’un des deux décrets non encore approuvés), soit un taux qui irait de 5 à 12% en fonction de l’accroissement de la production jusqu’à 100,000 b/j. Selon cet article, la redevance pourrait pour ainsi dire « progresser » par palier en passant, par tranches de production exprimées en milliers de b/j ,de 15 à 25, de 25 à 50, de 5O à 75 , puis de 75 à 100. Un petit calcul montre que, aux prix actuels du pétrole, et en supposant une production qui ne dépasserait pas 100,000 b/j, la perte pour le Liban serait de 891 500 dollars par jour, ou 325,4 millions de dollars, ou 8,1 milliards de dollars sur une période de 25 ans seulement de l’accord signé avec la société exploitante. Là aussi, il s’agit d’une estimation a minima vu qu’il est possible que la production dépasse 100 000 b/j et qu’il est plus que probable, sinon certain, que les prix du pétrole continuent à augmenter et donc que les pertes du Liban augmentent en conséquence. Une autre curiosité est qu’à partir de 100 000 b/j, la redevance pétrolière cale à 12% et ne bouge plus quelle que soit l’augmentation de la production, soit une décote de 0,5% sur le minimum mondialement reconnu. Ce petit 0,5% pourrait paraître à première vue comme anodin, mais un petit calcul montre qu’aux prix actuels du pétrole, et pour une production de 100 000 b/j, ce petit 0,5% représente quand même pour le Liban une perte de 50 000 dollars par jour, ou 18,25 millions de dollars par an. Tous ces rabais considérables qui s’échelonnent sans fin dans le temps, sur les redevances pétrolières et gazières, ne peuvent pas ne pas faire penser au système des commissions pratiqué dans les opérations commerciales. Sauf qu’en l’occurrence il s’agit de milliards de dollars soustraits, sans aucune raison, d’une richesse qui n’appartient qu’au peuple libanais.
Il en ressort, pour résumer, qu’en raison uniquement du niveau trop bas des taux de redevance pour le gaz et pour le pétrole, le Liban s’expose en cas de contrats de 25 ans, à des pertes estimées à au moins 563 millions de dollars par an, ou, aux prix actuels, de 14,1 milliards de dollars sur 25 ans.
Par ailleurs, et pour les autres pertes possibles, il n’est pas possible pour le moment de les évaluer d’une manière tant soit peu approximative. Elles dépendent en effet de la loi sur les bénéfices des sociétés pétrolières qui n’est n’a pas encore été ratifiée, tout comme elles résultent de la non-participation de l’Etat au « profit oil » dans le premier round de l’attribution de droits d’exploration/production et de l’absence d’une société nationale dans l’exécution des activités pétrolières et gazières.
Opacité et détournement des prérogatives du pouvoir législatif
A titre d’illustration de cet état de fait, il suffit de consulter les textes, d’une part, de la loi de 2010 et, d’autre part, des deux premiers d’application encore en attente d’approbation, et dont seuls quelques rares Libanais ont eu jusqu’ici la chance de prendre connaissance. Le premier tient en 27 pages qui portent exclusivement sur des principes et les très grandes lignes du régime d’exploitation, sans aucun chiffre, tandis que le premier décret concernant le cahier des charges pour l’attribution de droits d’exploration/production comprend 72 pages et le second décret sur le contrat-type des accords proposés aux sociétés court sur 154 pages avec, dans les deux cas tous, les chiffres et tous les détails nécessaires. Quelque 20 décrets de ce genre devraient suivre.
Non moins significatif est le fait que le seul point sur lequel, d’après la loi de 2010, le Parlement aura à se manifester est la ratification d’une loi portant sur l’adaptation du régime fiscal libanais aux normes de l’industrie pétrolière mondiale et au sujet de laquelle la confusion persiste. Aux dernières nouvelles, la presse libanaise a rapporté le 10 mai 2014 les propos du ministre de l’Energie et de l’Eau, selon lesquels un projet de loi en ce sens a été soumis au Parlement, propos qui ont été immédiatement été démentis par un…député !
Ceci signifie qu’à l’exception de cette future loi sur la fiscalité pétrolière qui doit être ratifiée par le Parlement, et à l’exception bien entendu de la loi pétrolière de 2010 qui fait penser à un fantôme bien sympathique mais sans prise sur la réalité, toute la législation relative de A à Z à l’industrie des hydrocarbures est élaborée par l’Autorité du Pétrole puis approuvée par le ministre de tutelle agissant seul ou de concert avec l’ensemble du gouvernent. Tout se passe comme si les 128 membres du Parlement avaient donné une procuration aux six fonctionnaires membres de l’Autorité du Pétrole pour se substituer à eux. Les pouvoirs ainsi conférés à l’Autorité du Pétrole sont si exorbitants qu’elle jouit de l’autonomie financière et administrative, qu’elle échappe aux dispositions du décret 4517 et à l’autorité du Conseil de la Fonction Publique, et n’est soumise qu’a posteriori au contrôle de la Cour de Comptes. Et comme elle relève de la tutelle du ministre de l’Energie, elle devient à la fois un paratonnerre et un paravent commodes pour que tout le processus de décision en matière de politique pétrolière et gazière fonctionne en circuit fermé ; d’autant plus que ce processus permet d’éviter tout débat public sur des sujets aussi cruciaux pour le pays et maintient à l’écart les membres du Parlement qui sont, jusqu’à nouvel ordre, les représentants élus des principaux intéressés, c’est-à-dire tous les citoyens qui sont les vrais et les seuls propriétaires des richesses naturelles de leur pays.
Outre le fait qu’elle porte gravement atteinte à la transparence du débat si nécessaire sur un sujet d’un intérêt si vital, la mise à l’écart du pouvoir législatif va à l’encontre du principe fondamental de la séparation des pouvoirs, vu que la quasi-totalité des prérogatives du Parlement dans ce domaine est tacitement transférée à une autorité dont les membres sont choisis par le pouvoir exécutif. Last but not least, cet état de fait est diamétralement opposé à l’évolution générale des législations pétrolières dans le monde où les lois pétrolières et les textes réglementaires de base qui les accompagnent sont très détaillés, alors que les décrets d’application ne comportent que des détails de portée trop limitée pour abriter des petits ou des grands diables..
Se presser mais… lentement !
Suite à la controverse suscitée par ce qui a filtré sur ce qui se trame dans les coulisses de la politique libanaise, et face au blocage provoqué par la non-signature des fameux deux premiers décrets d’application de la loi de 2010, des voix s’élèvent pour mettre en garde contre les préjudices que ce retard dans la conclusion d’accords d’exploration/production avec des sociétés étrangères pourrait occasionner pour le Liban. Les uns évoquent le risque qu’Israël se mette à « siphonner » une partie de nos ressources en hydrocarbures, tandis que d’autres s’inquiètent du fait que l’Etat hébreu a conclu ou s’apprête à conclure des accords de vente de gaz à Chypre, à l’Autorité Palestrinienne ou à l’Egypte, et nous prive ainsi de marchés potentiels. D’autres enfin agitent le chiffon rouge du gaz de schiste américain et du gaz de l’Asie Centrale qui provoqueraient sur le marché mondial une surabondance de l’offre et une chute des prix.
Il aurait évidemment été préférable pour le Liban qu’il soit dans cette partie du monde le premier à produire et à exporter du gaz ou, encore mieux, le seul. Mais, les choses étant ce qu’elles sont, et pour savoir où nous allons, il faut quand même rappeler que toutes les prévisions dignes d’intérêt, dont celles de l’Agence Internationale d’Energie (AIE), indiquent une augmentation considérable de l’ordre du tiers des besoins mondiaux en énergies primaires qui passeraient à plus de 17 milliards de tonnes équivalent pétrole (tep) en 2035. Parmi les différentes sources conventionnelles d’énergie, c’est la part du gaz qui doit continuer à enregistrer la croissance la plus rapide. Plus significatif encore est le fait que, dans notre voisinage immédiat (pays riverains de la Méditerranée orientale, plus l’Egypte et l’Afrique du Nord), l’accroissement des besoins énergétiques est encore plus impressionnant. Après avoir été multipliée par sept entre 197O et 2009, leur consommation d’énergies primaires passerait, selon un rapport établi récemment sous l’égide de la Commission Européenne, à 6 milliards de tep dès 2030, soit une croissance qui est près du triple de la moyenne mondiale. Là aussi, c’est le gaz qui sera le grand bénéficiaire en devenant l’énergie dominante en 2030 avec 38% de la consommation totale. Cette montée en flèche de la demande gazière est portée, entre autres, par la nécessité de combler l’énorme déficit en capacités de génération d’électricité (le Liban est bien placé pour le savoir !), moyennant des capacités additionnelles de pas moins de 190 GW. C’est là un objectif si énorme qu’il semble hors de portée.
Tout ceci indique, et personne ne se hasarde à dire le contester, que le grand défi dans notre région, encore plus qu’ailleurs, réside dans la nécessité de trouver et de mettre en valeur de nouvelles sources d’énergie. La conséquence est naturellement que les prix ont tendance à augmenter, et non point l’inverse. Que le Liban ait pris un certain retard par rapport à Israël et Chypre dans l’exploration de ses zones maritimes est certes un fait regrettable, mais certainement pas catastrophique ou irréparable. Les ressources pétrolières et gazières sont limitées et épuisables, les besoins de consommation d’énergie augmentent partout, nos enfants et nos petits-enfants auront des besoins encore plus importants que les nôtres, et les richesses en hydrocarbures qui, espérons-le, dorment depuis des millions d’années sous les eaux de la Méditerranée, peuvent bien patienter encore quelques années. Il ne serait pas mauvais de se presser à en tirer une partie pour satisfaire nos besoins énergétiques et financiers immédiats, à condition d’y aller méthodiquement en évitant l’improvisation, l’amateurisme ou des erreurs qui pourraient être encore bien plus coûteuses et plus fatales que ce qui s’est passé avec la démarcation de notre zone économique exclusive et qui a fourvoyé le Liban dans le litige épineux que l’on sait avec Israël.
Conclusions
Ce tour d’horizon de la politique libanaise en matière d’exploitation du pétrole et du gaz met en lumière bon nombre d’anomalies qui en font une bonne feuille de route pour des conséquences désastreuses dont, mais pas seulement, des pertes financières considérables. Pour cette raison, il est absolument indispensable de repenser certaines mesures majeures prises jusqu’ici, avant que des accords d’attribution de droits d’exploration/production ne soient signés avec les sociétés intéressées, c’est-à-dire avant que l’irréparable ne soit fait, et avant que le Liban ne soit piégé dans des obligations internationales dont il lui serait très coûteux et très difficile de se libérer, comme cela a déjà été le cas avec le manque de rigueur qui a marqué les négociations sur la démarcation de sa zone économique exclusive.
Les objectifs : Plusieurs dérapages se sont déjà produits et beaucoup de temps a été perdu. Mais il n’est heureusement pas trop tard pour réexaminer dans la plus grande transparence ce qui a été fait jusqu’ici, afin de définir avec la plus grande clarté les objectifs d’une politique énergétique nationale digne de ce nom, ainsi que les moyens concrets à mettre en œuvre pour y parvenir. Les objectifs primordiaux consistent à :
1) Maximiser les revenus et les autres retombées économiques que les Libanais sont en droit d’attendre de la mise en valeur de ce trésor qui semble dormir au large de leur pays et,
2) Préparer le lancement d’une grande industrie nationale qui doit être non seulement un important pourvoyeur de devises, mais aussi, et surtout, un puissant moteur de développement de l’économie nationale : travaux d’infrastructure, formation professionnelle, multiples industries annexes et multiples services liés à l’industrie des hydrocarbures, etc …
Les moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs nécessitent essentiellement :
1) La révision de la législation pétrolière dont, en tout premier lieu, la clarification de la nature et des implications exactes du régime d’exploitation, de manière à éviter les ambiguïtés et les pertes de milliards de dollars qui résulteraient de l’approbation des deux premiers décrets d’application de la loi de 2010.
2) La transparence totale dans tout ce qui touche à la politique énergétique, de manière à s’assurer que cette politique soit conforme à l’intérêt national et à dissiper les points d’interrogation et les soupçons suscités, à tort ou à raison, par l’opacité actuelle. Cette opacité est bien illustrée par le débat qui va bon train depuis de longs mois au sujet de la nécessité d’approuver ou non ces fameux deux décrets qui définissent les bases de le politique envisagée. Aussi surprenant que cela puisse être, ce débat se poursuit alors que les textes de ces deux décrets n’ont jusqu’ici été accessibles qu’à ceux qui ont le bras suffisamment long, ou à ceux qui jouent aux détectives pour les consulter !
3) Le strict respect de la séparation des pouvoirs : Il est complètement aberrant qu’un vrai détournement (hijacking) des pouvoirs ait privé le Parlement d’une partie essentielle de ses prérogatives, au profit des six fonctionnaires membres de l’Autorité du Pétrole placée sous la tutelle du ministre de l’Energie. Outre l’atteinte au principe de base de la séparation des pouvoirs, ce détournement compromet, entre autres, la transparence si vitale dans la mise en œuvre d’une politique qui implique des intérêts aussi énormes que ceux propres à l’industrie pétrolière et gazière. Personne n’est mieux placé que les élus du peuple promouvoir un large débat national sur ce sujet et pour garantir la transparence de ce qui s’y passe.
4) La création d’une société pétrolière et gazière nationale : Avec ou sans découverte et l’exploitation de richesses nationales d’hydrocarbures, le Liban aurait dû depuis bien longtemps, voire des décennies, se doter d’une société pétrolière et gazière nationale ayant pour vocation d’être l’outil et le bras séculier de l’Etat dans ce qui concerne la politique énergétique du pays : exploration/production, raffinage, pétrochimie, transport, régulation des importations et des prix, développement de nouvelles sources d’énergie comme l’énergie solaire et éolienne ou la géothermie, etc. Tout ceci en laissant évidemment toute latitude aux entreprises privées pour apporter leur contribution et jouer le rôle qui leur revient, dans les limites dictées par l’intérêt général. Il n’y a absolument aucune raison de ne pas faire dans ce domaine ce que la quasi-totalité des pays voisins ou lointains ont compris et fait.
La mise sur pied d’une société nationale est naturellement devenue encore plus urgente avec la perspective de développement d’une production pétrolière et gazière nationale. Un tel organisme est en effet indispensable pour que le Liban prenne ses responsabilités dans un secteur aussi vital et soit directement impliqué dans les opérations industrielles et autres associées à l’amont et à l’aval de l’industrie des hydrocarbures. Sinon, nous serions dans la situation des pays en voie de développement d’avant plus de quarante ans, c’est-à-dire une situation de simples figurants qui assistent en spectateurs impuissants à ce que d’autres font chez eux. L’absence d’une telle société reste d’autant moins explicable et d’autant plus impardonnable que le Liban est loin de manquer de cadres pétroliers hautement qualifiés qui occupent bien souvent des postes de responsabilité (ingénieurs, commerciaux, économistes, techniciens, comptables…),dans de grandes sociétés pétrolières et gazières aux quatre coins du monde. Beaucoup d’entre eux ne demandent pas mieux que de rentrer dans leur pays pour travailler, avec certainement bien plus d’intérêt et de motivation, dans une société nationale libanaise. Tout ce dont ils ont besoin est que les autorités politiques de leur pays ne leur barre pas le chemin du retour. Si une telle société existait, et si les autorités politiques en avaient la volonté, le Liban pourrait très rapidement se passer de tous les accords de concession et de partage de la production en mettant en œuvre des contrats de service qui laissent la porte ouverte à des accords ad hoc avec toutes les sociétés compétentes du monde, tout en garantissant à l’Etat la majorité des profits générés par l’exploitation de ses richesses.
Il faut espérer que nos dirigeants et notre génération puissent saisir cette chance historique que représente la possibilité de développent d’une industrie pétrolière et gazière nationale. Il faut l’espérer pour que nos compatriotes en tirent le meilleur parti possible, et que les millions de Libanais qui triment toute la journée pour pouvoir boucler leurs fins de mois ne pensent pas qu’on leur a dérobé leur pétrole et leurs espoirs. Il faut également l’espérer pour que les générations futures ne nous reprochent pas un jour d’avoir été piégés et grugés, en laissant dilapider une richesse qui est aussi la leur.
Nicolas Sarkis est économiste pétrolier, fondateur et ex-président de l’Arab Petroleum Research Center.
nsarkis8@gmail.com