Monsieur,
En lisant ou relisant Husserl – la période s’y prête -, on perçoit à quel point une saisie momentanée du temps ménage à la fois la mise entre parenthèses des choses et la suspension du jugement. C’est bien dans cette posture des Méditations cartésiennes qu’il faut aborder et poursuivre jusqu’au bout la lecture de vos 1 200 pages. Comme le dit L’homme de Kiev1 pour décrire sa lecture de l’Éthique, « c’était comme une rafale de vent qui me poussait dans le dos… ».
En effet, dès les premières pages de votre Capital et idéologie2, on est bien embarqué par une intentionnalité forte, qui consiste à se demander si l’on pourra – un jour – mettre fin aux inégalités. Belle et louable question ! Assurément, depuis le retentissement mondial de votre livre précédent – Le Capital au XXIème siècle3 -, on attendait la suite avec intérêt, tant les questions soulevées méritaient, non pas des réponses programmatiques fermées, mais nombre d’éclaircissements nécessaires quant aux alternatives possibles permettant d’échapper aux rouages d’une mondialisation devenue folle.
TROIS REMARQUES METHODOLOGIQUES
Avant de venir sur le fond, trois remarques concernent vos choix et techniques méthodologiques :
La première : vos outils statistiques – dont critères, variables, ordres de grandeur et de proportion -, souvent insuffisamment justifiés, vous amènent à faire parler les chiffres dans le sens de conclusions préalablement déjà posées. Tous les économistes sont rompus à cette scolastique qui rend leur science, elle-aussi, souvent idéologique. De fait, vous avez tendance à traiter les « inégalités » comme des « substances », dont il suffirait de retrouver l’essence originaire – à la manière des scolastiques justement -, indépendamment de tout processus historique, je n’ose dire d’une confrontation obligée de « luttes de classes ». Face à cette dérive néo-platonicienne, qui a pesé sur les plus longues séquences de l’histoire de la raison occidentale, Hegel avait coutume de répliquer joyeusement qu’« on n’attrape pas la vérité comme un oiseau à la glue… ».
La deuxième remarque : vous appliquez cette méthodologie statistique pour entreprendre une analyse comparée de pays aussi atypiques que la France, la Suède, l’Inde et le Brésil. Sans doute, ce décentrement salutaire constitue l’apport le plus original du livre. Néanmoins, là-encore le déterminisme de votre méthodologie passe par-dessus de multiples données anthropologiques incompressibles – ce qui fait passer à la trappe nombre de réalités sociales et politiques inhérentes aux pays concernés. Ne connaissant rien de la Suède, j’ai davantage séjourné en Inde et au Brésil, deux pays-continent dont l’approche statistique demande à être prudemment relativisée tant ce qui est vrai à Cochin, ne l’est pas forcément à Mumbai ou à Chennai, tant ce qui paraît pertinent à Sao Paulo ne l’est pas forcément à Belem ou Salvador de Bahia. Si l’on nous apprend à l’école, depuis longtemps, que les pays nordiques sont plus avancés « socialement » que ceux de l’Europe du sud « catholique », là-aussi quelques rappels historiques s’imposent. Et vous en dites trop ou pas assez… Au passage, vous semblez partager – sans l’expliquer davantage – la thèse de Max Weber selon laquelle les pays protestants seraient culturellement plus aptes à l’économie de marché que ceux de tradition papiste. Pour l’Inde, on ne comprend pas non plus comment Narendra Mudi a pu imposer son hindouisme communautaire, sinon communautariste, tandis que le Brésil renouait avec la filiation proprement fascisante des années soixante. En la matière, on ne saurait se contenter des conclusions de Passeron et Bourdieu sur la reproduction sociale des « Héritiers » par l’éducation et les habitus culturels, sans remonter aux causes foncièrement politiques de ces évolutions. Cet évitement nous amène à une critique plus large et plus appuyée.
Troisième remarque : votre titre arbore le concept d’« idéologie » sur lequel vous restez pourtant des plus évasifs. Vous ne citez pas une seule fois le texte de L’Idéologie allemande de Marx et Engels ; référence de base – s’il en est – pour expliquer très simplement qu’on se représente le monde selon nos contraintes matérielles économiques/sociales et, qu’en définitive, on est ce qu’on fait, on vit en fonction de ce qu’on peut faire concrètement et pratiquement. Vous ne citez pas davantage les Lettres de prison d’Antonio Gramsci, qui nous apprennent pourtant comment les certitudes idéologiques héritées de notre éducation, de nos croyances culturelles et religieuses, peuvent influencer en retour et à leur tour le socle de l’« infrastructure matérielle » de nos habitudes quotidiennes vitales : manger, boire, se vêtir, se recréer, etc. Evoquant la Révolution française4 – à propos de laquelle vous vous gardez bien de trancher entre la lecture classique Soboul/Mathiez/Agulhon et celle, plus thermidorienne des Furet/Ozouf, sans même rappeler les revendications égalitaristes d’un Gracchus Babeuf qui auraient dû vous intéresser au premier chef – vous ne dites mot des grands livres de l’historien soviétique Boris Porchnev5 (référence incontestée des meilleurs travaux effectués à partir du Fonds Séguier). Ils traitent pourtant l’un de vos sujets de prédilection : la fiscalité et les révoltes populaires d’Ancien régime. Autant d’évitements et de contournements curieux, comme si vous redoutiez comme la peste d’être suspecté de céder aux sirènes d’un quelconque marxisme ou – suprême horreur -, de sympathies marxistes- léninistes. Certes, apparentements terribles, catégorisations moralisantes et procès en sorcellerie font aujourd’hui la loi dans les médias et d’autres cénacles du moment, mais plus sérieusement on peut s’en expliquer franchement entre personnes de bonne compagnie. En tout cas, c’est toujours mieux que de glisser les miettes sous le tapis…
En fait, la question n’est pas d’être ou ne pas être « marxiste », ceci ou cela mais plutôt de savoir ce qu’on fait de la boîte à outils du marxisme philosophique qui, elle-aussi, ne peut être, purement et simplement, passée à la trappe. Cela étant dit, venons-en maintenant au cœur même de votre livre et aux solutions avancées pour tordre le cou aux inégalités et aux idéologies qui les justifient afin – dites-vous – de réduire les injustices.
LA RAISON DANS L’HISTOIRE
Page 155, vous écrivez : « je vais essayer dans ce livre de convaincre le lecteur que l’on peut s’appuyer sur les leçons de l’histoire pour définir une norme de justice et d’égalité plus exigeante en matière de régulation et de répartition de la propriété que la simple sacralisation des droits issus du passé, une norme qui, certes ne peut qu’être évolutive et ouverte à la délibération permanente, mais qui n’en est pas moins plus satisfaisante que l’opinion commode consistant à prendre comme données les positions acquises et à naturaliser les inégalités ensuite produites par le marché ». On ne peut être plus clair, mais là-aussi nous butons sur l’un des obstacles récurrents de la raison occidentale.
Dans un petit recueil publié par Kostas Papaioannou, sous le titre La Raison dans l’Histoire6 – qui regroupe une série de textes consacrés à la philosophie de l’histoire -, Hegel encore explique que si elle finira par triompher, la raison ne s’impose jamais immédiatement par ses seuls arguments, car elle doit combattre les sophismes et bien d’autres « vents contraires » avant d’atteindre au déploiement complet de toutes ces forces contradictoires, pour enfin s’imposer pleinement. Il ne saurait être question – ici – de fin de l’Histoire, mais plutôt d’un processus toujours recommencé, selon un point de vue différent, selon une progression en spirale, revenant sur elle-même d’un point « supérieur ». Si la chouette de Minerve s’envole au crépuscule – juste avant la fin de la journée de l’Esprit -, c’est bien pour apporter la compréhension d’un mouvement historique achevé, étant entendu que son intelligence ne peut correspondre à la simultanéité de son développement. Dans l’Histoire, la raison ne peut s’accomplir rétrospectivement qu’en contemplant les grands cimetières sous la lune…
Toujours perpétuellement dépassée, obsolète, sinon mutilée, l’Histoire dans son inexorable avancée chaotique – ajoute Hegel – n’apporte aucun enseignement pour prévoir et anticiper les temps à venir parce que « nul ne peut sauter par-dessus son temps… ». Autant de remarques qui annulent les illusions pédagogiques de Rousseau et des Lumières qui suivront. Autrement dit, il ne suffit pas de s’inspirer de l’Histoire, d’espérer en tirer des leçons afin d’éduquer les nouvelles générations pour atténuer, sinon abolir les injustices les plus criantes du monde. On n’y arrive pas !
La suite de votre démonstration consiste à analyser les « régimes inégalitaires dans l’Histoire » – les sociétés ternaires, les sociétés d’ordres européennes, les sociétés de propriétaires -, puis les sociétés esclavagistes et coloniales avant d’aborder « La grande transformation du XXème siècle » : la crise des sociétés de propriétaires, les sociétés sociales-démocrates, les sociétés communistes et post-communistes et l’hyper-capitalisme. On apprend énormément de choses, mais – une fois encore – de manière très déliée et conceptuellement fuyante sans que cette indéniable érudition (impressionnante même) n’arrive à bâtir une démonstration convaincante, notamment et toujours en raison de vos normativités statistiques qui ne suffisent pas à accréditer la scientificité de la démarche.
Exemple : sur les Proche et Moyen-Orient, vous nous rappelez quelques banalités de la confrontation Sunnites/Chi’ites, empilant à la hâte quelques fiches Wikipédia approximatives. Alors qu’on s’attend à voir citer l’indispensable Proche-Orient éclaté du grand historien Georges Corm7, vous nous infligez plusieurs citations de… Tarek Ramadan ! Franchement, là vous versez dans le Grand-Guignol et discréditez l’apparence de sérieux qui prévalait jusque-là… Nul besoin d’être un grand spécialiste des mondes arabes pour savoir que ce personnage est issu d’une famille d’affairistes et d’agents d’influence de la confrérie des Frères musulmans. Avouez qu’en la matière, d’autres références – bien d’autres références – auraient été plus heureuses.
A plusieurs reprises – rejoignant la doxa dominante -, vous fustigez les pays européens qui résistent aux flux migratoires, dont vous auriez pu quand même rappeler qu’ils découlaient grandement des guerres occidentales post-Guerre-froide, notamment de l’invasion anglo-américaine de l’Irak (printemps 2003) et d’une destruction programmée de la Syrie par l’axe Etats-Unis/Europe/pays du Golfe/Israël. Ces intangibles données géopolitiques n’entrent assurément pas dans vos tableaux chiffrés. C’est bien dommage parce qu’elles auraient profondément altéré certaines de vos conclusions.
A travers des comparaisons historiques, encore une fois très contestables sinon anachroniques, vous comparez les flux migratoires actuels aux transferts intra-européens des Trente Glorieuses, sans même soulever la question pourtant essentielle de leurs dimensions culturelles et religieuses. Pour dire les choses plus clairement, vous semblez (ou voulez) ignorer que nombre de pays refusent l’afflux actuel de populations qui font passer leurs certitudes théologico-politiques avant les lois fondamentales de ces possibles pays d’accueil. Depuis la fin des années soixante-dix, l’Islam politique – dans ses différentes variantes salafistes et fréristes – constitue un véritable défi aux législations des pays dits « démocratiques ».
Aujourd’hui, selon la dialectique bien connue de la quantité et de la qualité, c’est la question même de l’Islam qui se pose à ces mêmes « démocraties », qui ne sont pas toujours irréprochables en matière de libertés civiles et politiques, mais c’est un autre sujet. En fait, cette troisième religion du Livre est-elle ou non compatible avec « une certaine idée » des libertés civiles et politiques, avec des Constitutions à prétention d’équité universelle et, en définitive avec une autre idée du progrès et de la justice. La seule question de l’égalité hommes/femmes se pose – ici – d’une manière abrupte et primordiale, reformulant de manière drastique, parce que souvent violente, celle de la « raison dans l’Histoire » que vous semblez revendiquer.
L’IDEOLOGIE INSTITUTIONNELLE
Dans votre quatrième et dernière partie – « Repenser les dimensions du conflit politique » -, vous articulez trois problématiques – la construction de l’égalité, les nouveaux clivages euro-américains et le piège identitaire post-colonial – avant de proposer vos réponses en autant d’« Éléments pour un socialisme participatif au XXIème siècle ». Une fois encore, le développement ne manque pas d’intérêt tant il ouvre nombre de débats de fond. Faisons grâce de vos catégories concernant la propriété, l’impôt et la démographie qui ne suffisent sans doute pas à déconstruire les machineries inégalitaires pour nous arrêter sur vos propositions.
Avant de proposer de possibles alternatives, vous dites très justement que la Chute du mur de Berlin a consolidé les obsessions de Milton Friedman, de Friedrich Hayek, des autres Chicago-boys et leurs émules adeptes de l’infaillibilité de la « main invisible » du marché. Depuis des années, notre rédaction prochetmoyen-orient.ch prétend de façon volontairement provocatrice que les chars soviétiques garantissaient notre sécurité sociale et nos services publics. Dès l’instant où les premiers ont disparu, les deuxièmes n’avaient plus guère de raison d’être et l’on ne voit pas pourquoi notre salaire minimal horaire ne serait pas en train de s’aligner sur le bol de riz horaire, lui-aussi, du coolie chinois !
Dans la mesure où il n’y a plus qu’un seul système, on ne voit pas pourquoi les pouvoirs politiques s’efforceraient encore d’investir dans des services publics au service des classes moyennes et des marges les plus défavorisées de nos sociétés… En 1989, les décideurs politiques et économiques anglo-saxons se crurent les grands vainqueurs, tombeurs du communisme et de toutes espèces de régulation économique. Ils cherchèrent à engranger les dividendes de leur prétendue victoire, estimant que plus aucune frontière ne pourrait entraver leur course aux profits, frénésie « mondiale » devenue folle favorisant une « financiarisation » exponentielle et virtuelle, en rupture avec l’économie réelle de la production des biens et des services, en rupture avec les équilibres écologiques fondamentaux.
A l’époque, des Alain Minc et d’autre pitres, se réclamant de la social-démocratie, rivalisaient d’incantations apologétiques à l’adresse d’une « mondialisation heureuse », le regard fixé sur le doigt sans voir la lune… C’est justement dans les décombres du Mur de Berlin qu’il eut fallu ouvrir le chantier d’une nouvelle « économie politique », libérée de la « gosplanisation » d’un socialisme prétendument « réel ». Comme l’avait judicieusement esquissé Jean Baudrillard – dès 1968 – dans Le Système des objets8 et, plus tard, avec Le Miroir de la production9, on pouvait très bien réorienter production et consommation dans des directions et selon des mécanismes mieux maîtrisés.
Sans se perdre dans les utopies de la Croissance zéro du Club de Rome ou les prévisions autoritaires de la « décroissance », la Chute du mur de Berlin aurait dû ramener les économistes « de gauche » à leur table de travail, afin de remettre en chantier quelque « troisième voie » possible entre la défunte économie planifiée et l’arrogance libérale, devenue néo-libérale, puis ultra-libérale. En réexaminant les habitus culturels et les connexions désir/consommation, telles que Georges Pérec les mettait en scène dans son roman visionnaire Les Choses10, il s’agissait peut-être d’établir une hiérarchisation des biens de consommation absolument nécessaires au détriment de ceux plus secondaires, voire superflus.
A l’époque, les urgences environnementales n’étaient pas aussi prononcées qu’aujourd’hui, mais déjà pouvait-on entrevoir qu’on allait dans le mur, et en klaxonnant ! Une nouvelle économie politique « de gauche » aurait alors pu réhabiliter une certaine planification, de nouvelles tâches assignées à la demande publique, sinon une série de re-nationalisations dans les secteurs vitaux : santé, éducation, défense et sécurité. Elle aurait pu aussi re-valoriser nombre de métiers manuels, artisanaux et créateurs, issus des belles traditions du compagnonnage et nous convaincre que la réussite sociale ne se bornait pas à sauter d’un avion dans l’autre en costume trois pièces, un I-phone vissé sur les oreilles, un PC-Alienware à la place des yeux…
Rien de tel ne s’est produit. La social-démocratie a abandonné la question sociale à l’extrême-droite pour se replier sur des revendications sociétales pas toujours absolument prioritaires : mariage pour tous, pma, mpa, transgenre, blabla-bla etc. On entrait dans l’ère – non pas de la « gauche brahmane » comme vous l’avez appelée -, mais dans celle de la « gauche trottinette », de l’exacerbation de l’ego et des droits individuels au détriment de la collectivité ! Ce ratage historique rend d’autant plus suspectes vos solutions alternatives liées à l’aménagement de l’impôt, la propriété sociale, la transparence patrimoniale et une justice sociale inscrite dans la Constitution.
Ne parlons même pas des solutions formelles liées à la « gouvernance », tarte à la crème de la « démocratie participative », dont Ségolène fut l’une des plus tristes héroïnes, nous vaccinant à tout jamais des simulacres politiques. Comme le demandait encore Jean Baudrillard dès le début des années 1980 : « que feront les gouvernants lorsqu’il n’y aura plus de gouvernés, lorsque le politique aura implosé de l’intérieur, victime de son propre contenu et de ses acteurs de plus haut rang ? ». On sait depuis la Révolution française ce qu’il faut penser de la « démocratie participative et égalitaire ».
En dernier recours, vous nous proposez un « social-fédéralisme à l’échelle mondiale ». Qu’est-ce que c’est que ce machin ? On connaît trop les inspirations otaniennes de L’Europe des régions et du fédéralisme européen de Denis de Rougemont et de Jean Monnet pour ne pas craindre le pire. Dans tous les cas de figures et dans l’état actuel d’une mondialisation de plus en plus sauvage, qui nous fait régresser à l’état de nature où règne « la guerre de tous contre tous » et la loi du plus fort, les réponses pertinentes ne peuvent être purement institutionnelles. L’idéologie des réponses institutionnelles est connue : tout changer pour que rien ne change ! Nous étions des guépards et des lions, vient le temps des chacals et des hyènes, et ça ne va pas s’améliorer…
Achevant la lecture de votre beau livre Monsieur Piketty, on ne peut que vous dire que c’est aux racines mêmes du capitalisme qu’il faut s’attaquer ! Que c’est aux mécanismes les plus profonds et les plus mortifères de l’accumulation du capital qu’il faut riposter. L’impression dominante qui ressort de la lecture de votre dernier livre, est que vous semblez ne pas oser aller jusqu’au bout de vos judicieux raisonnements, que vous rechigniez à tirer des conclusions réellement opérationnelles, toujours avec cette même hantise de ne pas risquer de devenir le loup exclu de la horde… Vous n’employez le terme de « capitalisme » qu’avec des pincettes, sans vraiment décrire le capitalisme d’aujourd’hui : faire de l’argent, le plus possible, le plus rapidement possible, quelles qu’en soient les conséquences humaines, sociales, environnementales et politiques.
Justement, on aurait aimé que vous soyez plus « politique », que vous nous aidiez à démasquer les « réformes » d’Emmanuel Macron qui sont – de fait et en réalité – de purs « ajustements structurels », exigés par les maîtres d’œuvre de libre-marché aux antipodes de l’amélioration du sort des plus pauvres. En définitive, vous nous parlez plus de fiscalité et de réformes institutionnelles que de la pauvreté et de ses drames quotidiens acculant tellement d’agriculteurs et de femmes chargées de famille au suicide !
POURQUOI UNE TELLE HAINE DE L’ETAT-NATION ?
On aurait aimé que vous nous expliquiez pourquoi la France retarde encore d’une guerre économique – libéraliser en ouvrant encore plus les frontières, en cassant encore plus les services publics, nos filières industrielles et agricoles -, au moment même où les décideurs allemands optent clairement pour un néo-keynésianisme offensif en songeant à nationaliser des secteurs sensibles de leur économie. Certes le point final à votre livre a été mis avant l’explosion du Covid-19, mais tout de même, reconnaissez que vos « solutions politiques » demeurent très en-deçà des ambitions que nous devrons mettre en œuvre. Un dernier mot encore !
J’en terminerai par la question récurrente d’un bon ami – socialiste mais authentiquement de gauche – et qui a exercé les plus hautes fonctions gouvernementales. On peut la formuler de la manière suivante : en quoi notre pays – la France -, de par son histoire qui ne ressemble à aucune autre, ses grands hommes, ses tragédies et sa capacité inépuisable à se relever, peut-elle ouvrir des chemins incomparables, inédits et de portée universelle ? Comment, et en quoi notre pays incarne-t-il encore cette puissance (au sens spinoziste du terme de « potentialité »), cette puissance civilisationnelle qui fait qu’on peut encore parler d’une « exception française » ?
Abordée d’une autre façon, cette question est celle de l’amour de la France. Oui, l’amour de la France, absent, désespérément absent de vos nombreuses pages comme si cette perception n’avait aucune importance. Vos développements sur un « social-fédéralisme à l’échelle mondiale » trahit même – en creux – plus qu’un désintérêt mais une haine tellement dominante aujourd’hui, de la nation et de l’Etat-nation. Je n’ose vous rappeler que les quelques 195 membres des « Nations unies » justement, sont – bel et bien – d’abord des Etats-nations. Oui, la haine de l’Etat-nation, en l’occurrence la haine de la France, s’est imposée comme le sentiment dominant d’élites dominantes, mondialisées – hors-sol – converties religieusement aux dogmes de l’ultra-libéralisme.
Et l’on reste pantois lorsqu’on entend, aujourd’hui notre Président de la République dresser les louanges du Conseil National de la Résistance (CNR), alors qu’il y a quelques mois seulement cette référence semblait plus qu’incongrue, voire presque une insoutenable grossièreté… L’année dernière, il s’est même trouvé quelques députés pour affirmer de manière péremptoire qu’il fallait « en finir avec toutes les vieilleries programmatiques d’un CNR, apparenté au communisme soviétique » !
Monsieur Piketty, pourquoi n’avez-vous pas parlé une seule fois de l’amour de la France ? Pourquoi faudrait-il abandonner cette perception forte à des pensées et politiques extrêmes en considérant qu’elle ne peut émaner que de quelques vieux barbons confinés dans leurs nostalgies ? Extrêmement théorique, votre idée « fédérale » est organiquement aux antipodes de la texture même de toute l’histoire qui a fait de notre pays. Ne pourrions-nous pas déjà commencer par dresser l’état des lieux de l’Union européenne pour mieux comprendre ce qui n’a pas fonctionné ?
Toujours est-il que la Nation et l’État-nation, dont vous laissez entendre le dépassement, sinon l’obsolescence, demeurent les « monades » – au sens leibnizien du terme – d’une théodicée de la résistance à la mondialisation libérale et à ses effets destructeurs et désastreux. On l’a vu avec la dernière crise du Covid-19 : dès qu’il y a danger, les pays concernés commencent d’abord par fermer leurs frontières avant d’adopter des mesures « nationales », sinon stato-nationales. Quant à la coopération internationale et aux progrès d’une « gouvernance mondiale », on verra plus tard.
On peut déplorer cette loi de la thermodynamique internationale, mais la monade Etat-nation continue à garantir le format de riposte le plus opérationnel face à toutes les ruses de la raison possibles. L’État-nation demeure le cadre le plus légitime des aventures de la Raison dans l’histoire.
LE FASCISME QUI VIENT
En définitive Monsieur Piketty, votre dernier livre permet d’ouvrir de nombreux débats et perspectives, parce qu’il pose plus de questions qu’il n’y répond. L’intelligence de la réflexion y trouve son compte. Donc bravo et grand merci encore Monsieur Piketty pour ces 1 200 pages écrites avant la contagion du Covid-19.
Cela dit, il y des années – depuis le lancement de la mal nommée « guerre globale contre la terreur », aux lendemains des attentats du 11 septembre 2001 – qu’on sent bien le fascisme qui vient, qui revient à travers des lois d’exception qui s’installent dans la durée, à travers un maillage du contrôle des citoyens qui se resserre d’année en année.
Déjà, avec le dé-confinement qui se profile, on pressent l’adoption d’un « impôt solidarité » tous azimuts – la justice fiscale est l’une de vos spécialités – qui frappera de manière indéterminée, comme le virus. Mais surtout il est à craindre qu’un double processus nous affecte plus gravement : d’abord une réduction des libertés civiles et politiques avec la généralisation de la reconnaissance faciale (qui fait des merveilles en Chine) et d’une traçabilité téléphonique généralisée. Monsieur Castaner, le premier flic de France, commence à nous habituer à cette idée en garantissant que les données resteront « anonymes ». Celui-là nous prend vraiment pour des débiles !
Ensuite, en plus d’impôts extraordinaires, il faut s’attendre à une régression historique des acquis sociaux. Si la dernière « réforme » des retraites a été suspendue, il faut s’attendre à des retraites plafonnées, sinon en voie de disparition. Quant au droit du travail, on peut aussi craindre le pire : les enseignements, tirées du télé-travail du temps de crise, déboucheront fatalement sur une robotisation accrue de certaines tâches, donc sur la non-reconduction de nombre d’emplois d’avant crise. Bien des mises en chômage partiel risquent de se prolonger. Le droit de grève risque, lui-aussi, d’être sérieusement amputé. Quant à celui de manifester, on a déjà connu un avant-goût de l’Etat policier et de ses méthodes inédites de répression durant le mouvement des Gilets Jaunes.
A l’époque déjà, bien des bavures furent justifiées par les dommages économiques causés par les Gilets Jaunes. Par conséquent, on n’ose imaginer les arguments qui seront employés pour relancer la machine économique et compenser les déficits publics et privés occasionnés par le Coivd-19. Mais dans tous les cas de figures, la plupart des gouvernements n’hésiteront pas à durcir leurs méthodes de contrôle et d’assujettissement des populations. Autoritarisme et régression sociale sont des processus complémentaires, se nourrissant l’un de l’autre et inversement. Craignons de subir l’un et l’autre et de voir de nouvelles formes de fascisme s’imposer et se généraliser.
En attendant, et pour continuer à réfléchir et échanger, la rédaction de prochetmoyen-orient.ch recommande – Monsieur Piketty – la lecture de votre dernier livre.
Bonne lecture donc et, à la semaine prochaine.
Continuez à prendre bien soin de vous.
Richard Labévière
20 avril 2020
Notes
1 L’Homme de Kiev (titre original : The Fixer) est un roman de l’écrivain américain Bernard Malamud, publié en 1966.
2 Thomas Piketty : Capital et idéologie. Éditions du Seuil, septembre 2019.
3 Thomas Piketty : Le Capital au XXIème siècle. Éditions du Seuil, 2013.
4 On peut conseiller ici le beau livre d’Éric Hazan : Une Histoire de la révolution française. Éditions de La Fabrique, septembre 2012.
5 Boris Porchnev : Les Soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, SEVPEN, Paris, 1963 ; réédité sous le titre Les Soulèvements populaires en France au XVIIème siècle, Flammarion, Paris, 1972 et Les Buts et les revendications des paysans lors de la révolte bretonne de 1675, paru dans Les Bonnets Rouges, Union générale d’éditions (collection 10/18), Paris, 1975.
6 Hegel : La Raison dans l’Histoire. Textes publiés par Kostas Papaioannou. Union générale d’éditions (collection 10/18), janvier 1975.
7 Georges Corm : Le Proche-Orient éclaté. Éditions Gallimard, février 1991.
8 Jean Baudrillard : Le Système des objets. Éditions Gallimard, 1968.
9 Jean Baudrillard : Le Miroir de la production. Éditions Galilée, 1985.
10 Georges Pérec : Les Choses. Éditions Julliard, 196
Proche et Moyen-Orient.CH