Des penseurs comme Karl Marx et Peter Kropotkine ont identifié la Commune comme le cadre politique d’une sciété transformée et radicalement démocratique. Nous pouvons en trouver des exemples dans certaines des principales luttes sociales et environnementales du monde d’aujourd’hui.
Par Kristin Ross*
Lorsque Karl Marx, depuis son bureau de Londres, a pris connaissance des rapports sur ce qui se passait dans les rues de Paris au printemps 1871, tout porte à croire qu’il a commencé à concevoir, pour la première fois de sa vie, ce à quoi pouvaient ressembler les travailleurs ordinaires lorsqu’ils se conduisaient comme des propriétaires de leur vie plutôt que comme des esclaves salariés.
Dans La guerre civile en France, Marx note dûment les avancées législatives des communards. Mais c’est la forme que prenait leur vie, la conception et la gestion de leur quotidien, qui a retenu son attention et qui a changé le cours de ses propres recherches et de ses écrits au cours de la dernière décennie de sa vie.
Les questions qu’il a abordées dans les dernières années, les matériaux qu’il a sélectionnés et les paysages intellectuels, politiques et géographiques au sens large qu’il s’est tracés ont tous subi des modifications substantielles en raison de sa confrontation avec ce qu’était la Commune. Les idéaux communards de 1871, aussi nobles qu’ils aient pu être, ne le concernaient pas. Ce sont plutôt les pratiques communardes : l’« existence même de la Commune », comme il le dit lui-même, qui comptait.
La structure de la Commune
La curiosité et l’émerveillement de Marx ont été réservés à la découverte et à la mise en œuvre par les gens ordinaires, « enfin », d’une structure : « La structure politique permettant de parvenir à l’émancipation économique de la main d’œuvre. » Il s’avère que l’émancipation économique des salariés n’était pas un objectif à atteindre ou une récompense pour bonne conduite. Cette émancipation était déjà concrètement en marche sous la forme vivante et concrète de gens menant une vie non programmée, basée sur la coopération et l’association, grâce à leur « ardente collaboration » (l’expression est de Charles Fourier).
Les salariés souhaitent organiser leur vie sociale selon des principes de solidarité et de coopération. Ils ont donné à ce vœu le nom de « Commune », faisant ainsi écho au slogan qui avait commencé à résonner dans les réunions et les clubs ouvriers de la ville à la fin du Second Empire. La Commune de Paris a été une initiative pragmatique appartenant à ici et maintenant.
La structure de la Commune permet avant tout aux gens de vivre différemment et de changer leurs conditions de vie en travaillant dans le cadre des conditions existant à ce moment-là.
La structure de la Commune permet avant tout aux gens de vivre différemment et de changer leurs conditions de vie en travaillant dans le cadre des conditions existant à ce moment-là. À cet égard, la structure en tant que cadre ne pouvait être distinguée des personnes spécifiques qui transformaient leur existence, vivaient différemment, à un moment donné et dans les lieux – les quartiers – où elles le faisaient.
Dans une autre de ses formulations bien connues, Marx écrit que les Communards ont « fracassé l’État ». Pourtant, dans les activités quotidiennes des Communards, il n’y avait pas tant une destruction, à mon sens, qu’une sorte de démantèlement progressif. Celui d’un certain nombre de hiérarchies et de fonctions de l’État était en cours, et surtout celui de ceux pour qui la politique est une activité particulière, réservée à une poignée de personnes qui agissent à huis clos.
Découverte et redécouverte
Marx voyait dans la Commune de Paris de 1871 la découverte capitale d’une certaine structure, Pierre Kropotkine, semble-t-il, y voyait plutôt la redécouverte de cette structure. Ainsi, l’une des plus intéressantes parmi les nombreuses réflexions de Kropotkine sur la commune n’apparaît pas dans ses écrits sur l’insurrection de 1871, mais plutôt au fil de la longue histoire d’un autre soulèvement français : la grande, comme il l’a appelé dans le titre de son livre La Grande Révolution : 1789-1793 : 1789-1793.
L’âme de la Révolution française de 1789, sa seule vigueur, écrit-il, c’est la soixantaine de départements issus directement des mouvements populaires et ne se désolidarisant pas du peuple, ceux-ci ont fait de la ville de Paris une vaste Commune insurrectionnelle : « La nouveauté introduite [par le peuple français] dans la vie de la France, c’est la Commune populaire. La centralisation gouvernementale est venue plus tard, mais la Révolution a commencé par créer la Commune. »
Dans la Commune de Paris de 1871 Marx a perçu la découverte capitale d’une structure, Peter Kropotkin a, semble-t-il, plutôt vu la redécouverte de celle-ci.
Kropotkine précise que les communes paysannes rurales sont tout aussi importantes que les quartiers de la capitale. Les insurrections paysannes successives ont joué un rôle généralement sous-estimé mais décisif dans la radicalisation du processus révolutionnaire entre 1789 et 1794.
Ce sont ces mêmes forces rurales qui ont exigé l’abolition des droits féodaux et la restitution des terres domaniales que les seigneurs et le clergé avaient confisquées aux villageois à partir du dix-septième siècle. En effet, comme le rappelle Kropotkine, le principal instrument d’exploitation du travail humain à cette époque n’était pas l’usine, qui n’existait pratiquement pas, mais bien la terre.
C’est vers la possession de la terre en commun que s’est orientée la pensée révolutionnaire du XVIIIe siècle (on pourrait en dire autant de notre époque). « Le soulèvement des communes villageoises dans les campagnes, écrit-il, est l’essence même, le fondement de la Grande Révolution. » Dans le même temps, Paris « a préféré s’organiser en une immense commune insurgée, et cette commune, comme une commune du Moyen Âge, a pris toutes les mesures de défense qui étaient nécessaires à l’encontre du roi ».
C’est Paris en tant que Commune qui a renversé le roi, devenant ainsi l’arme des sans-culottes contre la royauté et les conspirateurs, et qui a entrepris la remise à niveau des patrimoines. Les quartiers parisiens vont détenir l’initiative révolutionnaire pendant près de deux ans. Non seulement les départements étaient « le vrai centre et la vraie puissance de la Révolution », mais, à leur disparition, c’est la Révolution elle-même qui s’est éteinte, tandis qu’un gouvernement centralisé commençait à se renforcer.
Une démocratie directe
Tant pour Marx que pour Kropotkine, la révolution est indissociable de la démocratie directe propre à la structure de la Commune, et cette démocratie est un soulèvement qui dépasse les formes politiques qui étaient alors en place. C’est ce que Marx a voulu dire lorsqu’il a qualifié la Commune de Paris de « structure politique tout à fait ouverte ». Pour Marx comme pour Kropotkine, la structure de la Commune est tout à la fois le contexte et le fondement de la révolution ou, pour reprendre les termes de Kropotkine, « le cadre nécessaire à la révolution et le moyen de la réaliser ».
Le nom « Commune », en tant que tel, représente et englobe ce que Kropotkine (et la plupart des historiens) considèrent comme la force la plus radicalement démocratique à l’œuvre lors de la Révolution française. Mais Kropotkine dit quelque chose de plus que cela. Selon lui, la Révolution n’est rien d’autre que le conflit entre l’État d’une part et les communes d’autre part.
La contradiction n’est pas entre l’Etat et l’anarchie, mais entre l’Etat et une autre organisation de la vie politique, une forme alternative d’intelligence politique, une autre forme de communauté. Dans la mesure où l’État recule, les communes et leur mode de vie s’épanouissent.
L’espace-temps de la structure de la Commune est ancré dans la conception et l’organisation de la vie quotidienne et dans une prise en charge collective et individuelle des moyens de subsistance.
Si le rôle de l’Etat est en fait de gérer tous les aspects des sociétés tout en les contrôlant et en les perpétuant, alors il serait peut-être préférable que nous arrêtions de considérer la forme étatique comme quelque chose de définitif, d’abouti. Il vaut peut-être mieux la considérer comme une tendance, une orientation. Il en va de même pour la structure de la Commune : mieux vaut la penser non pas comme quelque chose d’accompli, mais plutôt comme une tendance, une orientation.
A partir des réflexions de Marx et de Kropotkine sur la structure de la Commune dans l’histoire révolutionnaire française, il est possible d’isoler quelques lignes de force ou composantes récurrentes et reconnaissables de cette structure politique. L’espace-temps de la Commune est ancré dans la conception et l’organisation de la vie quotidienne et dans la prise en charge collective et individuelle des moyens de subsistance.
Par conséquent, cela implique nécessairement une intervention très pragmatique dans l’ici et le maintenant et un engagement à œuvrer avec les éléments de l’instant présent. Cela présuppose un cadre local, de proximité ou circonscrit. Les dimensions spatiales et la temporalité distinctes de la structure de la Commune se développent parallèlement – ou dans le contexte – d’un État lointain, démantelé ou en cours de démantèlement, ou d’un État dont les services ont été rendus superflus par un groupe de personnes qui ont pris en charge elles-mêmes la gestion de leurs propres préoccupations.
Définir les luttes
Dans ces brèves réflexions, mon but n’est pas de fournir une définition d’une structure qui, par sa contingence, son manque d’abstraction et sa nature continue et inachevée, pourrait difficilement se prêter à une telle étude. La structure de la Commune, en tant que modèle, ne se prête pas à une définition figée, inaltérable dans le temps ; elle ne se déploie pas de la même manière partout dans le monde.
En fait, ce concept est inséparable de ses différentes incarnations historiques, de ce que Marx aurait pu appeler ses différentes « existences de travail », chacune d’entre elles étant liée aux conditions particulières du présent, dans une situation particulière. C’est donc vers l’histoire que nous devons nous tourner, vers l’histoire des luttes concrètes, pour trouver de tels moments de créations alternatives et restituer, du mieux que nous pouvons, avec des initiatives et des expériences connexes à notre époque, non seulement ces « existences de travail » particulières mais aussi les résonances complexes qu’elles entretiennent.
La structure de la Commune, en tant que modèle, ne se prête pas à une définition figée, inaltérable dans le temps ; elle ne se déploie pas de la même manière partout dans le monde.
Il s’agit là d’expériences locales qui refusent d’être définies par un chauvinisme localisé. Ce n’est qu’en recréant des situations passées – en resituant ce qui relève en fait de batailles spécifiques à un site – que nous pouvons commencer à percevoir leur relation avec d’autres expériences ailleurs tant dans le temps que géographiquement.
Au cours des dernières années, des luttes territoriales dynamiques comme la ZAD (qui signifie « Zone à Défendre ») près du village rural de Notre-Dame-des-Landes dans l’ouest de la France, ou les occupations d’oléoducs en Amérique du Nord, ont ravivé certains aspects de la structure de la Commune et se les sont appropriés. Des mouvements comme la défense de la forêt de Weelaunee à Atlanta (Stop Cop City) sont de puissants vecteurs de lutte contre la destruction toujours plus rapide de l’environnement vivant qui se déroule partout autour de nous.
L’existence de ces mouvements aujourd’hui – le fait même qu’ils existent – a également un effet second mais, à mon avis, pas moins dramatique : ils modifient la perception du passé récent, et en particulier celle des années 1960 et 1970. Les préoccupations écologiques d’aujourd’hui ravivent de nouvelles résonances d’un passé récent qui, à leur tour, modifient notre compréhension de ce qui compte aujourd’hui.
Les luttes contemporaines concernant la terre nous aident à redéfinir les principales lignes de conflit de la seconde moitié du vingtième siècle à nos jours. Elles modifient notre compréhension de ce qui comptait à l’époque et de ce qui compte (ou de ce qui nous est utile) aujourd’hui. Les luttes de longue haleine menées dans les années 1970 par les agriculteurs et leurs alliés dans le sud de la France et à l’extérieur de Tokyo pour empêcher la saisie de leurs terres aux fins de développement d’infrastructures ou du domaine militaire apparaissent désormais comme ce qu’elles sont : les luttes déterminantes de notre époque.
À la lumière des mouvements contemporains, le paysage théorique récent se trouve également reconfiguré. Le marxisme anti-productiviste des années 1970 d’un penseur comme Henri Lefebvre, largement ignoré à l’époque en France (mais pas dans les Amériques), trouve une nouvelle résonance, pour une bonne part en raison des préoccupations de Lefebvre concernant la question si centrale de la vie quotidienne au sein de la Commune dont les insatisfactions et les alternatives. Les textes de Lefebvre et d’autres auteurs des années 1970 sont désormais à notre disposition pour nous aider à surmonter la logique capitaliste ici et maintenant grâce à la reconquête du temps et de l’espace vital.
Par Kristin Ross
*Kristin Ross est professeure de littérature comparée à l’université de New York et autrice de Communal Luxury : The Political Imaginary of the Paris Commune.
Source : Kristin Ross, Jacobin, 26-09-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises