La dégradation produite par la mondialisation capitaliste contemporaine a entraîné un gonflement prodigieux des activités dites « informelles » qui, en Égypte, fournissent ses moyens de survie à plus de la moitié de la population (les statistiques disent 60 %). Or les Frères musulmans sont fort bien placés pour tirer profit de cette dégradation et en perpétuer la reproduction. Leur idéologie simple donne une légitimité à cette économie misérable de marché/bazar, aux antipodes des exigences d’un développement digne de ce nom. Les moyens financiers fabuleux mis à leur disposition (par le Golfe) permettent de le traduire en moyens d’action efficaces : avances financières à l’économie informelle et charité d’accompagnement (centres de soins et autres). C’est de cette manière que les Frères s’implantent dans la société réelle et la placent sous leur dépendance. Les pays du Golfe n’ont jamais eu l’intention de soutenir le développement des pays arabes par des investissements industriels, par exemple. Ils soutiennent un modèle de « lumpen-développement » – pour utiliser les termes proposés naguère par André Gunder Frank – qui enferme les sociétés concernées dans une spirale descendante de paupérisation et d’exclusion, laquelle à son tour renforce l’emprise de l’islam politique réactionnaire sur la société. Mais ce succès aurait été difficile s’il n’avait pas répondu parfaitement aux objectifs des pays du Golfe, de Washington et d’Israël. Ces trois alliés intimes partagent la même préoccupation : faire échouer le redressement de l’Égypte. Car une Égypte forte, debout, c’est la fin du triple hégémonisme du Golfe (la soumission au discours de l’islamisation de la société), des États-Unis (l’Égypte compradorisée et misérabilisée reste dans leur giron) et d’Israël (l’Égypte impuissante laisse faire en Palestine).
Le ralliement des régimes au néolibéralisme et à la soumission à Washington a été brutal et total en Égypte avec Sadate, plus lent et mesuré en Algérie et en Syrie. J’ai rappelé dans un de mes livres que les Frères musulmans – partie prenante du système du pouvoir – ne doivent pas être considérés simplement comme un « parti islamiste », mais avant tout comme un parti ultra réactionnaire, de surcroît islamiste. Réactionnaire non seulement à propos de ce qu’on appelle les « problèmes de société » (le voile, la charia, la discrimination à l’égard des coptes), mais tout autant dans les domaines fondamentaux de la vie économique et sociale : les Frères sont opposés aux grèves, aux revendications concernant le travail, aux syndicats indépendants du pouvoir, au mouvement de résistance, à l’expropriation des paysans, etc.
L’avortement planifié de la « révolution égyptienne » garantirait donc la continuité du système mis en place depuis Sadate, fondé sur l’alliance du commandement de l’armée et de l’islam politique. Certes, forts de leur victoire électorale, les Frères sont désormais en mesure d’exiger davantage de pouvoir que celui jusqu’ici concédé par les militaires. Une révision du dosage dans le partage des bénéfices de cette alliance au bénéfice des Frères peut néanmoins s’avérer difficile.
Le premier tour de l’élection présidentielle du 24 mai 2012 a été organisé pour atteindre l’objectif poursuivi par le système en place et par Washington : renforcer l’alliance des deux piliers du système – le commandement de l’armée et les Frères musulmans et régler leur différend (lequel des deux occupera le devant de la scène). Les deux candidats « acceptables » dans cet esprit ont été les seuls à bénéficier de moyens de campagne. Morsi (Frères musulmans : 24 %) et Chafiq (l’armée : 23 %). L’authentique candidat du mouvement – Hamdeen Sabbahi –, qui n’a pas bénéficié des moyens normaux mis à la disposition des candidats, n’aurait obtenu que 21 % (chiffre lui-même discutable). Au terme de longues négociations, un marché a été conclu pour déclarer Morsi « gagnant » du second tour. L’Assemblée, comme le président, a été élue grâce à la distribution massive de cartons (bourrés de viande, d’huile et de sucre) aux électeurs ayant donné leur voix aux islamistes. Néanmoins, les « observateurs étrangers » n’avaient pas remarqué ce qui est pourtant la risée de la rue égyptienne. La dissolution de l’Assemblée a été retardée par l’armée, qui voulait laisser le temps aux Frères de se discréditer en refusant d’aborder les questions sociales (l’emploi, les salaires, l’école et la santé !).
Le système en place, « présidé » par Morsi, est le meilleur garant de la poursuite du lumpen-développement et de la destruction des institutions de l’État, qui sont les objectifs poursuivis par Washington. On verra comment le mouvement, qui n’a rien perdu de son engagement ferme dans des luttes pour la démocratie, le progrès social et l’indépendance nationale, se poursuivra après cette farce électorale.