Après les jeunes de moins de quarante ans, c’est au tour d’hommes d’affaires de renom, et des plus connus, de se voir refuser la délivrance d’un visa aux Emirats Arabes Unis. Il fut un temps où l’on pensait que les mesures restrictives étaient liées à la couleur politique des dirigeants tunisiens, mais la situation ne s’est pas du tout améliorée après l’élection de Nidaa et de Béji Caïd Essebsi. Elle a même empiré, nous assure-t-on. La raison principale ? L’image terroriste de la Tunisie, véhiculée par les médias. Point de la situation.
C’est une femme d’affaires des plus réputées en Tunisie qui devait partir aux Emirats Arabes Unis et qui s’est vu refuser le sésame. Elle est pourtant une habituée des voyages à Dubaï et elle ne part qu’en first class et ce, depuis des années. Son groupe réalise un des plus gros chiffres d’affaires des exportations tunisiennes vers les Emirats et elle ne comprend pas les raisons de ce refus. Le consulat ne motive jamais sa décision. Cette grande cheffe d’entreprise tunisienne n’est pas un cas isolé. Un autre chef d’entreprise, qui réalise des dizaines de millions de dinars de chiffre d’affaire et qui est à la tête de plusieurs groupes industriels, commerciaux et de services, s’est vu lui aussi refuser le visa vers les Emirats. Le quinquagénaire n’en revenait pas, puisqu’il pensait être un grand ami de ce pays avec lequel la Tunisie a déjà résolu ses problèmes politiques.
Les problèmes tuniso-émiratis remontent à l’ère de la troïka et notamment à la politique diplomatique fâcheuse de la présidence de la République. C’était en septembre 2013, Moncef Marzouki est à New York pour prononcer un discours à la 68ème session de l’assemblée générale des Nations Unies. Il appelle à la libération du président égyptien déchu Mohamed Morsi et, dans les coulisses, il exprime son rejet de ce qu’il appelle « coup d’Etat » en Egypte et le soutien de certains pays du Golfe au nouveau pouvoir égyptien. Les cadres de son parti CPR, y compris parmi les députés, n’avaient pas de mots assez durs pour dénigrer les Emirats arabes unis et l’Arabie Saoudite. La réaction fut immédiate, les Emirats rappellent le 27 septembre leur ambassadeur, Salem Issa Khatam Alzoabi, afin de discuter des changements que connaît la région et des relations entre les deux pays. Marzouki ne sait pas comment réagir à la gifle et son équipe n’a pas baissé d’un iota ses attaques à l’encontre des Emirats. Il a fallu l’organisation du Dialogue national et la nomination de Mehdi Jomâa à la tête du gouvernement pour que les choses reviennent (presque) à la normale. Le 16 février 2014, soit après près de cinq mois d’absence, l’ambassadeur émirati revient à son poste. Il est accueilli, à son arrivée à l’aéroport, par le nouveau ministre des Affaires étrangères Mongi Hamdi qui suscite une polémique puisqu’il enfreint les règles protocolaires. Peu importe pour lui, l’essentiel était de rétablir les relations entre les deux pays. Le lendemain, 17 février, M. Issa Khatam Alzoabi est reçu à la Kasbah par le chef du gouvernement Mehdi Jomâa qui, moins d’un mois plus tard, part à Abou Dhabi pour une visite officielle. Pour lui, les Emirats sont une priorité, d’où le choix de les mettre en première étape de sa tournée au Golfe.
Septembre 2014, les Tunisiens apprennent avec désolation que les Emirats ne délivrent plus de visas aux moins de quarante ans. La mesure n’est pas exclusive aux jeunes Tunisiens, puisque les Algériens, les Egyptiens et les Soudanais sont concernés. Aucune communication officielle n’est donnée. La mesure est annoncée oralement aux agences de voyage de ne plus vendre de billets aux moins de quarante ans. En Tunisie, la mesure a été très peu médiatisée, mais elle a déclenché une grosse polémique en Algérie où l’on a exigé des mesures de réciprocité et une réaction officielle des autorités. L’ambassadeur émirati à Alger est « convoqué » pour donner des explications à ces mesures « orales ». « Des impératifs sécuritaires », aurait répondu l’ambassadeur au ministre algérien des Affaires étrangères, si l’on croit les médias algériens qui citent le porte-parole du ministère Benali Cherif. Les jeunes Tunisiens, Algériens, Egyptiens et Soudanais seraient donc menaçants à l’encontre de ce pays et peu importe qu’ils soient journalistes ou hommes d’affaires, l’entrée aux Emirats est réservée aux plus de quarante ans. Il est bon de rappeler que les candidats tunisiens au Jihad en Syrie passent essentiellement via la Turquie et non via les Emirats. Mais il est vrai, également, que les autorités tunisiennes interdisaient, à l’époque, plus ou moins nos jeunes à partir « seuls » en Turquie.
Depuis, la politique émiratie en matière d’octroi de visas ne s’est pas assouplie. Un homme d’affaires témoigne et affirme que cette politique est devenue inexplicable et ambigüe. «On ne sait pas comment ils refusent et comment ils acceptent les demandes, il n’y a aucun critère clair et explicite. On les voit accorder des visas à des jeunes de 25 ans et en refuser à des hommes d’affaires et investisseurs habitués à partir à Dubaï âgés de 40 ans, 50 ans et plus », dit-il. Ce constat, nous le ferons nous-mêmes à l’occasion d’un voyage à Dubaï dernièrement et on pouvait remarquer qu’il y avait beaucoup de jeunes passagers à bord de l’avion d’Emirates. Ces jeunes passagers étaient de tous âges et de toutes catégories sociales puisqu’on les voyait en classe économique, mais également en prestigieuse classe business ou encore en très luxueuse First Class où le passager est traité comme un pacha. Cela dit, il est bon aussi de remarquer que l’avion était loin d’être rempli. Emirates qui a un vol quotidien Tunis-Dubaï avait, à un moment, des listes d’attente et il fallait réserver longtemps à l’avance pour obtenir un siège.
Interrogé par Business News, un proche de l’ambassade des Emirats à Tunis explique que des mesures restrictives touchent en effet les Tunisiens. Pour justifier la politique du ministère émirati de l’Intérieur, il explique que nos médias dégagent une très mauvaise image de la Tunisie. Il prend, au hasard, la une d’un journal arabophone qui parle des terroristes arrêtés et de l’arrivée de Daech. « Les Emirats sont un pays dont le capital essentiel est la réputation. Ils ne veulent prendre en aucun cas le risque d’un attentat sur leur sol. Les Tunisiens deviennent dangereux, à leurs yeux, et que ceci soit fondé ou pas, ils ne veulent pas prendre de risques », nous dit-il. Ainsi, pour lui, les médias doivent cesser de dégager cette mauvaise image de la « Tunisie exportatrice de terroristes » pour que les choses reviennent à la normale. Notre interlocuteur, qui préfère ne pas donner son nom, parle d’une chute de 60% du nombre de visas accordés aux Tunisiens. Un chiffre qui reste à vérifier et qui sonne étrange quand on sait que la France, par exemple, a augmenté le nombre de visas Schengen accordés aux Tunisiens. Ce nombre est passé de 99.941 visas Schengen accordés en 2013 à 102.076 en 2014. Pourquoi donc les Emirats se montrent plus « sévères » que la France en matière d’octroi de visas ? Notre interlocuteur hausse les épaules et répond que la décision est souveraine et que chaque pays est libre d’accueillir qui il veut. Le hic dans tout cela est que les exportations tunisiennes vers les Emirats risquent de pâtir à cause de leur politique restrictive, bien que ces exportations soient relativement faibles, puisqu’elles ne dépassent pas les 100 MDT. Pour trouver une solution, c’est au pouvoir politique de prendre les choses en main.
Avec l’élection de Béji Caïd Essebsi et le gouvernement de Habib Essid, les relations tuniso-émiraties sont au beau fixe et il est impératif de les préserver et d’en profiter. Le président de la République a reçu, samedi 14 février 2015, la ministre émiratie du développement et de la coopération internationale Lona Bent Khaled Al-Qasimi qui lui a remis une invitation officielle pour une visite de travail aux Emirats. A son voyage, l’équipe présidentielle se doit de mettre ce sujet d’octroi des visas sur la table des négociations pour rassurer les Emirats et ne pas léser les intérêts des Tunisiens. Des solutions pragmatiques peuvent être trouvées à l’instar de ce que font les Européens et Américains, comme de n’accorder de visas qu’à ceux qui ont des relations d’affaires ou familiales.
Que la Tunisie soit devenue une exportatrice de terroristes, c’est un fait. Mais que ces terroristes soient en train de tomber les uns derrière les autres et que le terrorisme ne soit pas exclusif à la Tunisie, c’est également un fait.
Raouf Ben Hédi
Publié par : Businessnews
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