ISIS orchestre des « évasions de prison » afin de fournir la main-d’œuvre nécessaire à la résurgence du groupe. Au cours de la dernière décennie, des évasions massives ont eu lieu sous la surveillance des Américains, des Kurdes et de certains Irakiens, dont le dévouement à contenir et à punir les milliers de terroristes incarcérés sous leur garde doit être sérieusement remis en question.
Par Ahmed al-Rubaie
En novembre 2022, les services de sécurité irakiens ont intercepté un message crypté adressé par le gouverneur irakien de l’ISIS, Abu Abdul Qadir, à « Abu Salem », un personnage énigmatique connu sous le nom d' »émir de la prison », lui demandant de se préparer à une opération de « libération de prisonniers ». Plus précisément, le message contenait la phrase suivante : « un accord de troc pour libérer bientôt les sœurs et les frères », une référence voilée à l’intention de l’organisation d’enlever des diplomates irakiens quelque part en Europe.
Ce message intercepté a permis de décrypter « des dizaines de messages cryptés que les dirigeants d’ISIS ont échangés avec la branche de l’organisation en Asie du Sud et en Asie centrale, connue sous le nom de Wilayat Khorasan », indique une source de la direction de la sécurité et de la discipline de l’Unité de mobilisation populaire (UMP), qui a découvert la cache cruciale des communications d’ISIS.
Ces échanges entre l’ISIS tournaient principalement autour d’une stratégie visant à relancer l’ISIS en obtenant la libération de ses camarades incarcérés, soit par des évasions de prison, soit par des échanges de prisonniers.
Opération “Libération de prisonniers
Lors d’une interview exclusive, The Cradle a rencontré Abu Salem dans son centre de détention. Avec un regard d’acier, l' »émir de la prison » à la barbe épaisse et noueuse a donné un aperçu du réseau de communication complexe qu’il a mis en place entre les différents centres de détention.
Il parle d’une coordination sans faille entre les émirs de chaque prison, facilitée par des messages textuels discrets ou des échanges verbaux effectués par des membres de la famille lors de leurs visites aux détenus. Ces opérations de « libération de prisonniers », explique Abu Salem, constituent la seule lueur d’espoir pour les détenus.
Pour ISIS, ces opérations représentent une chance de repeupler ses rangs et de relancer ses activités. Comme l’explique Abu Salem à The Cradle : « Mon objectif principal était de persuader ceux dont les peines avaient expiré de renouveler leur allégeance à l’organisation et de retourner rapidement au service actif après leur libération. »
En janvier 2023, une force de sécurité de l’UGP a lancé une vaste opération de recherche dans les prisons de Cropper et de Taji à Bagdad, où des milliers de membres d’ISIS sont incarcérés. L’opération a permis de saisir de nombreux téléphones portables et d’appréhender quatre gardiens et deux civils.
Au cours du processus, les services de renseignement de l’UGP ont également découvert qu’Abu Salem avait désigné deux responsables clés de l’ISIS pour superviser ses opérations d’évasion de prison : l’un d’eux était « le responsable de la libération des prisonniers dans le sud » et l’autre, « le responsable de la libération des prisonniers dans le nord de Bagdad ».
Dans le monde des opérations antiterroristes irakiennes, les descentes de routine dans les prisons pour saisir des téléphones portables de contrebande ne sont pas rares. Mais la découverte, en novembre 2022, de messages cryptés sur les complots d’ISIS concernant les évasions de prison a fourni de nouveaux motifs pour le raid de janvier 2023 – aidant la direction des enquêtes du PMU à remonter les différents fils du réseau d’évasions de prison d’ISIS.
Cette opération a permis de perturber considérablement les plans de « libération de prisonniers » du groupe terroriste et de porter un coup sévère aux efforts déployés par ISIS pour reprendre pied en Irak.
En effet, plusieurs mois après l’arrestation des conspirateurs, le Washington Post a révélé des rapports des services de renseignement américains faisant état d’un « complot dans lequel les partisans du groupe enlèveraient des diplomates irakiens en Belgique ou en France pour tenter d’obtenir la libération de 4 000 militants emprisonnés ».
Évasions de prisonniers de l’ISIS en Syrie
Dans la Syrie voisine, la situation est très différente, car de nombreux membres d’ISIS ont réussi à s’échapper des zones contrôlées par les forces d’opposition syriennes. Ces évasions ont donné à l’organisation terroriste un nouveau souffle, lui permettant d’orchestrer une série d’attaques dévastatrices contre l’armée syrienne et la milice kurde soutenue par les États-Unis, les Forces démocratiques syriennes (FDS).
En juin, une évasion audacieuse a permis à 37 dirigeants et membres de l’ISIS, de diverses nationalités, notamment d’Irak, de Syrie, d’Arabie saoudite et du Koweït, de s’évader d’une prison située à Ras al-Ayn, une zone sous l’influence de factions d’opposition turkmènes syriennes étroitement alignées sur la Turquie.
Le 27 août, les FDS ont imposé un couvre-feu strict à Al-Hasakah, une ville située dans la région de l’administration autonome au nord-est de la Syrie. Cette mesure faisait suite à des rapports de renseignement selon lesquels des cellules d’ISIS préparaient une tentative d’évasion massive de la prison de Ghwayran – un centre de détention abritant des milliers de membres d’ISIS, d’où une opération d’évasion avait été menée avec succès il y a plus d’un an et demi.
En janvier 2022, des dizaines de combattants de l’ISIS, y compris des kamikazes, sous la supervision directe du défunt chef de l’organisation, Abu al-Hassan al-Hashimi al-Qurayshi, ont mené une attaque contre la prison pour libérer environ 5 000 membres de l’ISIS.L’attaque a permis à des centaines de personnes de s’échapper avec succès avant que la plupart d’entre elles ne soient arrêtées à nouveau dans le cadre d’opérations complexes qui ont duré plus de deux semaines.La violation de la prison de Ghwayran a contraint l’administration autonome kurde à intensifier ses efforts pour rapatrier les prisonniers non syriens de l’ISIS – dont certains Irakiens – dans leurs pays respectifs.Pour ceux qui sont restés, l’administration a cherché à les soumettre à des procédures judiciaires en vertu des lois internationales et locales régissant le terrorisme.
La perspective de poursuivre plus de 19 000 détenus originaires de plus de 40 pays, y compris des dirigeants de haut rang d’ISIS, a été décourageante pour toutes les parties concernées. En fait, l’indifférence de la communauté internationale à l’égard de la création d’un tribunal international chargé de statuer sur ces affaires, conjuguée à la réticence des pays d’origine des détenus à approuver leur retour, a suscité des inquiétudes croissantes quant à l’augmentation du nombre d’évasions de prisonniers.
Des prisons surpeuplées
L’Irak est lui aussi confronté à un grave dilemme : il doit faire face aux milliers de condamnations à mort prononcées par son système judiciaire à l’encontre de dirigeants et de membres de l’ISIS directement impliqués dans des crimes commis contre des citoyens irakiens. L’exécution des terroristes reste cependant bloquée en raison d’un « veto » américain qui fait obstacle à leur mise en œuvre. Cette inaction a fait peser une charge financière considérable sur le gouvernement irakien, qui dépense des millions en fonds publics pour maintenir l’incarcération de ces individus.
Une source officielle au sein du ministère irakien de la justice a informé Le Berceau que deux raisons principales expliquent le retard prolongé dans l’exécution des condamnations à mort, comme le prévoit l’article 4 de la loi antiterroriste n° 13 de 2005.
La première est la pression intense exercée par Washington pour bloquer les exécutions de l’ISIS, « même si les Américains ne se sont jamais opposés à l’application des peines de mort pour les condamnés dans les affaires criminelles ».
La seconde est « la réticence des [présidents régionaux kurdes] à signer des condamnations à mort sous prétexte que l’Irak a signé des accords internationaux visant à abolir cette peine ».
S’adressant à The Cradle, un responsable de prison exprime sa frustration face à la position américaine : »Les Américains utilisent les Nations unies pour empêcher l’exécution de terroristes. Chaque fois qu’il est décidé d’exécuter une peine de mort, l’organisation internationale publie une déclaration condamnant cette décision. Il semble qu’ils soient plus préoccupés par le bien-être des terroristes que par celui des Irakiens ».
Questions de gestion
Dans l’Irak et la Syrie d’après-guerre, la gestion des prisonniers de l’ISIS reste un formidable défi. Ces prisonniers sont détenus dans cinq grandes prisons spécialement conçues pour les personnes accusées d’infractions liées au terrorisme.
Les plus importantes d’entre elles sont la prison centrale de Nasiriyah (située dans le gouvernorat de Dhi Qar, communément appelée prison d’Al-Hout), la prison d’Al-Taji (au nord de Bagdad), la prison centrale d’Al-Hilla (dans le gouvernorat de Babil, également appelée Al-Kifl), la prison de Susah dans le gouvernorat de Sulaymaniyah, dans la région du Kurdistan, et la prison de Cropper, située à l’ouest de la capitale, près de l’aéroport international de Bagdad.
Ce réseau d’établissements abrite collectivement environ 60 000 détenus, dont 29 000 personnes condamnées pour terrorisme. Il est choquant de constater que plus de 14 000 prisonniers d’organisations terroristes – dont plus de 8 000 de la seule prison de Nasiriyah – ont été condamnés à mort, comme le révèle un document confidentiel obtenu par Le Berceau.Le nombre de prisonniers de l’ISIS incarcérés en Syrie et en Irak constitue un objectif tentant pour l’organisation, qui cherche continuellement des occasions d’orchestrer leur libération. Depuis 2003, un certain nombre d’évasions de prisonniers très médiatisées ont eu lieu, dont un pourcentage important est affilié à des organisations radicales armées, notamment Al-Qaïda, Ansar al-Sunna et ISIS.
Libération et recrutement dans les prisonsDe récentes enquêtes des services de renseignement irakiens ont révélé que le « calife » autoproclamé d’ISIS, connu sous le nom d' »Abu al-Hussein al-Qurayshi » (tué en mai 2023), consacrait une grande partie des efforts de son organisation à l’élaboration de plans pour la libération de ses membres emprisonnés.
Lorsque le dirigeant de l’ISIS, Ibrahim bin Awad, communément appelé Abu Bakr al-Baghdadi, a déclaré le « califat » le 5 juillet 2014, la structure organisationnelle du groupe comprenait une entité particulière connue sous le nom d’Autorité des affaires des prisonniers et des martyrs.
Cet organe a été créé pour suivre de près le statut des dirigeants et des membres de l’organisation détenus dans les prisons irakiennes, son mandat principal étant de nommer des représentants légaux chargés de défendre les intérêts des détenus de l’ISIS dans les procédures judiciaires.
Les rapports des services de renseignement consultés par The Cradle font état d’un réseau sophistiqué d’intermédiaires chargés de communiquer avec les différents avocats représentant les détenus.Ces intermédiaires facilitent également le paiement des frais juridiques, souvent acheminés depuis l’étranger, la Turquie servant de plaque tournante pour ces transactions financières.
Ce réseau ISIS a fonctionné activement entre 2013 et 2018, mais a décliné ces dernières années.Il assume également la responsabilité des familles des membres de l’organisation qui ont été tués ou appréhendés.Alors qu’ISIS cherchait à consolider son contrôle sur des territoires en Syrie et en Irak, il avait besoin de renforcer ses ressources humaines avec des combattants bien entraînés.À l’époque, les prisons irakiennes – en particulier celles de Taji (au nord de Bagdad) et d’Abou Ghraib (à l’ouest de Bagdad) – abritaient des milliers de détenus affiliés à des groupes terroristes armés dans des centres de détention supervisés par des agences de sécurité relativement faibles, ce qui les rendait propices à l’exploitation.
Déclin et perte de leadership
Dans un enregistrement audio datant du 22 juillet 2012, le prédécesseur de l’ISIS, Al-Qaïda en Irak, a annoncé son intention de « libérer les prisonniers » par le biais d’une opération baptisée « Breaking the Walls » (briser les murs).
Un an plus tard, le 22 juillet 2013, l’organisation a exécuté l’attaque armée la plus importante de son genre contre les prisons d’Abu Ghraib et d’Al-Taji. Il s’agissait d’une opération hautement coordonnée, avec le déploiement de 12 véhicules piégés et de plusieurs kamikazes.
Le résultat a été tout à fait extraordinaire : environ 500 membres de l’organisation, dont 33 dirigeants, ont réussi à s’échapper. Parmi ces fuyards se trouvait Abu Abdullah al-Kurdi, qui allait plus tard devenir l’un des principaux « responsables de la charia » au sein d’ISIS. L’organisation a dispersé ses membres en fuite entre Jurf al-Sakhar (au sud de Bagdad) et al-Nabai et Tarmiyah (au nord), tandis que la majeure partie a été transférée vers la ville frontalière d’Al-Qaim, et de là vers la Syrie.
Les prisonniers évadés – que l’organisation appelait « les libres » – se sont vu confier des postes clés et ont constitué le noyau solide de l’ISIS, sur lequel Abou Bakr al-Baghdadi s’est fortement appuyé pour établir le califat.
Inquiétudes quant à la résurgence de l’ISIS
À la suite de l’évasion de la prison « Breaking the Walls », les responsables irakiens se sont retrouvés dans un jeu de blâme : tandis que le gouvernement pointait du doigt les faibles efforts des services de renseignement, les partis politiques nationaux accusaient certaines agences gouvernementales de collusion active avec les groupes terroristes, leur reprochant d’avoir facilité l’évasion des fugitifs à travers la frontière.
Dans les années qui ont suivi, ISIS a connu un déclin important. Il a perdu le contrôle de la majorité des territoires qu’il détenait en Irak et en Syrie, et ses dirigeants ont subi de lourdes pertes, y compris ses trois chefs successifs : Abou Bakr al-Baghdadi, Abou Ibrahim al-Qurayshi et Abou al-Hassan al-Qurayshi.
Face à ces défis, le nouveau calife, Abu al-Hussein al-Hashemi, s’est lancé dans une mission visant à rajeunir l’organisation en orchestrant l’évasion de milliers de militants détenus. L’engagement inébranlable d’ISIS à libérer ses membres emprisonnés démontre que même en l’absence du califat autoproclamé, le potentiel de résurgence de l’organisation reste une préoccupation légitime, parallèlement aux défis permanents de la radicalisation et du recrutement.
Vidéo : https://new.thecradle.co/articles/caging-terror-the-ongoing-saga-of-isis-prison-breaks
*Le titre original de cet article traduit de l’anglais est : « La terreur en cage : La saga des évasions de prison de l’ISIS »
Par Ahmed al-Rubaie
22 SEP 2023
The Cradle
Traduit par Brahim Madaci