
Le président brésilien Lula da Silva en visite et le président chinois Xi Jinping (à gauche), lors d’une réception officielle en avril 2023. Photo : Wikipedia / Ricardo Stuckert
Face à la guerre en Ukraine et aux tensions entre la Chine et les États-Unis, le « non-alignement actif » gagne du terrain.
Par JORGE HEINE*
Quel est le rapport entre la guerre en Ukraine et le Brésil ? À première vue, pas grand-chose.
Pourtant, au cours des six premiers mois de son mandat, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva – qui en est à son troisième mandat non consécutif – a déployé beaucoup d’efforts pour tenter de pacifier le conflit en Europe de l’Est.
Il s’est notamment entretenu avec le président américain Joe Biden à Washington, avec le président chinois Xi Jinping à Pékin et lors d’une téléconférence avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky.
On a également assisté à la « diplomatie de la navette » du principal conseiller en politique étrangère de Lula – et ancien ministre des affaires étrangères – Celso Amorim, qui a rendu visite au président russe Vladimir Poutine à Moscou et a accueilli son ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, à Brasilia.
L’une des raisons pour lesquelles le Brésil a été en mesure de rencontrer un tel éventail de parties impliquées dans le conflit est que le pays s’est efforcé de ne pas prendre parti dans la guerre. Ce faisant, le Brésil s’engage dans ce que mes collègues Carlos Fortin et Carlos Ominami et moi-même avons appelé le « non-alignement actif ».
Nous entendons par là une approche de politique étrangère dans laquelle les pays du Sud – Afrique, Asie et Amérique latine – refusent de prendre parti dans les conflits entre grandes puissances et se concentrent strictement sur leurs propres intérêts. Il s’agit d’une approche que The Economist a décrite comme « comment survivre à une division des superpuissances ».
La différence entre ce nouveau « non-alignement » et une approche similaire adoptée par les nations au cours des décennies passées est qu’il se produit à une époque où les pays en développement sont dans une position beaucoup plus forte qu’ils ne l’étaient auparavant, avec l’émergence de puissances montantes parmi eux.
Par exemple, le produit intérieur brut en termes de pouvoir d’achat des cinq pays BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud – a dépassé celui du Groupe des sept nations économiques avancées.
Ce pouvoir économique croissant donne aux nations non alignées actives plus de poids sur la scène internationale, ce qui leur permet de lancer de nouvelles initiatives et de former des coalitions diplomatiques d’une manière qui aurait été impensable auparavant. Par exemple, João Goulart, qui a été président du Brésil de 1961 à 1964, aurait-il tenté une médiation dans la guerre du Viêt Nam de la même manière que Lula le fait avec l’Ukraine ? Je crois que poser la question, c’est y répondre.
Ni neutre ni désintéressé
La croissance du non-alignement actif a été alimentée par la concurrence accrue et ce que je considère comme une deuxième guerre froide naissante entre les États-Unis et la Chine. Pour de nombreux pays du Sud, le maintien de bonnes relations avec Washington et Pékin a été crucial pour le développement économique, ainsi que pour les flux commerciaux et d’investissement.
Il n’est tout simplement pas dans leur intérêt de prendre parti dans ce conflit grandissant. Par ailleurs, le non-alignement actif ne doit pas être confondu avec la neutralité, une position juridique en vertu du droit international qui implique certains devoirs et obligations. Être neutre signifie ne pas prendre position, ce qui n’est pas le cas du non-alignement actif.
Le non-alignement actif ne consiste pas non plus à rester politiquement à égale distance des grandes puissances. Sur certaines questions – par exemple, la démocratie et les droits de l’homme – une politique de non-alignement actif peut parfaitement adopter une position plus proche des États-Unis, tandis que sur d’autres – par exemple, le commerce international – le pays peut se ranger davantage du côté de la Chine.
Cette forme de non-alignement exige une diplomatie très fine, qui examine chaque question en fonction de ses mérites et fait des choix qui relèvent de la diplomatie d’État.
Le non-alignement dans le monde entier
En ce qui concerne la guerre en Ukraine, il s’agit de ne soutenir ni la Russie ni l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Le Brésil n’est pas le seul pays du Sud à adopter cette position, même s’il a été le premier à tenter de négocier un accord de paix.
En Afrique, en Asie et en Amérique latine, plusieurs pays clés ont refusé de se ranger du côté de l’OTAN.
Le plus important d’entre eux est l’Inde qui, malgré ses liens plus étroits avec les États-Unis ces dernières années et son adhésion au Dialogue quadrilatéral sur la sécurité – le « Quadrilatère », un groupe parfois décrit comme une « OTAN asiatique » – avec les États-Unis, le Japon et l’Australie, a refusé de condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie et a augmenté de manière significative ses importations de pétrole russe.
Le non-alignement de l’Inde sera probablement à l’ordre du jour des discussions entre le Premier ministre Narendra Modi et M. Biden lors de sa prochaine visite à Washington.
En effet, la position de l’Inde, la plus grande démocratie du monde, montre que la guerre en Ukraine, loin de refléter que le principal clivage géopolitique dans le monde d’aujourd’hui est entre la démocratie et l’autocratie, comme l’a affirmé M. Biden, révèle que le véritable clivage est entre le Nord et le Sud de la planète.
Outre l’Inde, certaines des démocraties les plus peuplées du monde – comme l’Indonésie, le Pakistan, l’Afrique du Sud, le Brésil, le Mexique et l’Argentine – ont refusé de se ranger aux côtés de l’OTAN. Presque aucun pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine n’a soutenu les sanctions diplomatiques et économiques contre la Russie.
Bien que nombre de ces pays aient voté la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie à l’Assemblée générale des Nations unies, où plus de 140 États membres l’ont fait à plusieurs reprises, aucun ne veut faire de ce qu’ils considèrent comme une guerre européenne une guerre mondiale.
Réaction des « grandes puissances
Washington a apparemment été pris par surprise par cette réaction, après avoir présenté la guerre en Ukraine comme un choix entre le bien et le mal, où l’avenir de « l’ordre international fondé sur des règles » est en jeu. De même, pendant la guerre froide avec l’Union soviétique, le secrétaire d’État américain John Foster Dulles a qualifié le non-alignement d' »immoral ».
La Russie a vu dans le nouveau mouvement des non-alignés une occasion de renforcer sa propre position, le ministre des affaires étrangères Lavrov parcourant l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine pour soutenir l’opposition de Moscou aux sanctions.
La Chine, quant à elle, a intensifié sa campagne pour renforcer le rôle international du yuan, arguant que la militarisation du dollar américain contre la Russie ne fait que confirmer les dangers qu’il y a à s’en remettre à lui comme principale monnaie mondiale.
Mais je dirais que le non-alignement actif dépend autant du multilatéralisme et de la coopération régionale que de ces réunions très médiatisées. Un récent sommet diplomatique sud-américain à Brasilia, convoqué par Lula – la première réunion de ce type en dix ans – reflète la prise de conscience par le Brésil de la nécessité de travailler avec ses voisins pour déployer ses initiatives internationales.
Penser local, agir global
Ce besoin d’agir conjointement est également motivé par la crise économique de la région. En 2020, l’Amérique latine a été frappée par la pire récession économique qu’elle ait connue en 120 ans, le PIB régional chutant en moyenne de 6,6 %. La région a également connu le taux de mortalité le plus élevé de la Covid-19 dans le monde, représentant près de 30 % des décès dus à la pandémie alors qu’elle ne compte qu’un peu plus de 8 % de la population mondiale.
Dans ce contexte, il est peu attrayant d’être pris au milieu d’une bataille entre grandes puissances, et le non-alignement actif a trouvé un écho.
Au-delà de la guerre froide naissante entre les États-Unis et la Chine et de la guerre en Ukraine, la résurrection du non-alignement dans sa nouvelle incarnation « active » reflète un désenchantement généralisé dans le Sud mondial à l’égard de ce que l’on appelle « l’ordre international libéral », qui existe depuis la Seconde Guerre mondiale.
Cet ordre est considéré comme de plus en plus fragile et peu sensible aux besoins des pays en développement sur des questions allant de l’endettement international à la sécurité alimentaire, en passant par les migrations et le changement climatique.
Pour de nombreuses nations du Sud, les appels à défendre l' »ordre fondé sur des règles » semblent ne servir que les intérêts des grandes puissances en matière de politique étrangère, plutôt que le bien public mondial. Dans un tel contexte, il n’est peut-être pas surprenant que tant de nations refusent activement d’être prises dans une dynamique « nous contre eux ».
Cet article a été republié par The Conversation sous une licence Creative Commons. Lire l’article original.
*Jorge Heine est directeur par intérim du Frederick S Pardee Center for the Study of the Longer-Range Future à l’université de Boston. Il a été chercheur en politiques publiques au Woodrow Wilson International Center for Scholars à Washington, DC (2018-19). Il a été ambassadeur du Chili en Chine (2014-17), en Inde (2003-07) et en Afrique du Sud (1994-99), et ministre du gouvernement chilien.