Comme Spinoza l’a fait, au péril de sa vie, avec le Traité Théologico-politique (1670), Georges Corm nous rappelle très opportunément aujourd’hui que la liberté d’exégèse des textes sacrés demeure le fondement absolu des libertés civiles et politiques. Cette leçon magistrale fait l’objet de son dernier livre qui paraît actuellement aux éditions de La Découverte1. Magnifique et salutaire en ces temps de « printemps arabes » fanés et d’instrumentalisation des religions !
Depuis sa contribution essentielle à l’analyse de l’un des épicentres majeurs des crises internationales – Le Proche-Orient éclaté (1983) -, Georges Corm construit patiemment, presque en silence, une œuvre des plus importantes pour l’intelligence des relations internationales. Cette élaboration modeste, presque clandestine, ne connaît évidemment pas l’écho qu’elle mériterait pour la bonne et simple raison qu’elle ne participe en rien à la doxa dominante, à la bobologie globale, à l’idéologie occidentale, auto-centrée et mortifère qui s’est imposée comme le discours de la méthode du monde d’aujourd’hui. Tout au contraire l’œuvre de Georges Corm s’inscrit en rupture « radicale » avec les facéties de Bernard Lewis, de Francis Fukuyama et de Samuel Huntington notamment, autrement tous les chiens de garde de l’idéologie dite « néoconservatrice » américaine qui a fait moult émules en Europe et, tout particulièrement à Paris…
Economiste, historien, politologue, cet ancien ministre des finances du gouvernement libanais de Salim al-Hoss (1998-2000) est professeur à l’université Saint-Joseph de Beyrouth. Ses leçons nous rappellent très précisément celles du grand épistémologue Gaston Bachelard, ponctuées de colères froides, dévastatrices pour les mythes et les idées reçues, mais reconstructrices d’un nouvel esprit scientifique… Et la colère fondatrice de Pensée et politique dans le monde arabe part principalement des préjugés et des réductions caricaturales produites tant par l’Occident que l’Orient sur un patrimoine culturel considérable assimilé aux principes directeurs d’une civilisation islamique qu’on voudrait aujourd’hui réduire à une idéologie politique, sinon à une « identité » normative…
Autrement dit, il se demande pourquoi et comment a-t-on laissé le monopole de l’expression littéraire, philosophique et scientifique de la civilisation islamique aux mains strangulatrices des gogols ignorants d’un « islam radical » en passant à la trappe tous les porteurs d’un « islam éclairé », sans songer uniquement à Avicenne, Averroès ou Ibn Khaldoun, mais aussi – coup de tonnerre ! – aux poètes… Coup de tonnerre gonflé, en effet, que de rappeler que les poètes sont certainement et originellement les vecteurs les plus importants des pensées et politiques dont il est ici question ! Cela nous change de la fable d’un « Etat islamique » qui accapare aujourd’hui toutes les énergies des chercheurs, des médias et des politiques…
Ce travail archéologique d’une abondante diversité s’opère autour de trois grandes questions : le retard historique du monde arabe, son sous-développement et son incapacité à construire des Etats-nations souverains et respectés. Après l’introduction – Existe-t-il une pensée arabe ? -, l’ouvrage s’articule en quatorze chapitres très serrés et documentés en soulignant la distinction souvent brouillée entre civilisation islamique et culture arabe ?
1) Diversité et dynamisme de la culture arabe. Est restituée la richesse des premiers poètes et du soufisme, ainsi que l’apport européen du XIXe siècle, qui réveillera la pensée arabe d’un sommeil de quatre siècles, ainsi enrichie d’une batterie de nouveaux concepts venus de l’autre côté de la Méditerranée.
2) La problématique complexe de l’identité religieuse et de l’identité nationale opère une critique de l’expression « civilisation arabo-islamique » bâtie à partir des grandes conquêtes du VIIe-VIIIe siècle, fondant une doctrine théologico-politique qui barre « dangereusement » l’avenir.
3) Quelle épistémologie et quel modèle de saisie de la pensée arabe ? C’est la question de l’influence de l’orientalisme européen sur la pensée arabe, qui n’a su poser l’authenticité de la culture qu’en fonction de la religion.
4) Les contextes politiques changeants des sociétés arabes. A partir d’Ibn Khaldoun sont examinés les facteurs de crise : la chute de l’Empire ottoman, la création de l’État d’Israël, la découverte des puits de pétrole dans le Golfe et l’émergence du wahhabisme. Entretenus par l’Occident, cette anomie encourage la fragmentation pour la reproduction d’une hégémonie coloniale. La richesse des monarchies pétrolières maintient la région dans une économie de rente, encouragée par l’émigration massive, qui permet aux princes de la péninsule de constituer de véritables empires médiatiques qui maintiennent la zone sous leur influence…
5) Les sources des discordes politiques et intellectuelles. Cinq facteurs historiques de discordes entre Arabes : éclatement de l’empire ottoman ; Guerre froide ; hégémonie américaine ; création d’Israël ; émergence financière des monarchies pétrolières. La balkanisation de la région rappelle la menace de sédition des peuples arabes aux IXe et Xe siècles, qui avait provoqué, de la même manière, la création d’un « popularisme » ethnique qui revient sur le devant de la scène au XXe siècle avec le nationalisme arabe.
6) Les acteurs de déclenchement de la renaissance de la pensée. La chute de l’empire ottoman exacerbe la rivalité entre panislamisme et panarabisme, qui domine désormais la pensée arabe. La polarisation sur la pensée religieuse produit cependant un islam des Lumières qui s’épanouit jusqu’au milieu du XXe siècle.
7) L’épanouissement de la renaissance arabe, 1850-1950 : le désir de modernité. La dégénérescence de la pratique de l’Islam est considérée comme l’une des causes principales du retard sur l’Europe. Retraçant le parcours de nombreux intellectuels sortis des bancs d’al-Azhar, sont définit les grands principes de cette pensée moderne, qui alla jusqu’à poser les bases du féminisme arabe. Le modèle européen, si bien reçu des années 1830 à 1950, s’amenuise au fur et à mesure que la tutelle s’appesantit. L’ouvrage d’Edward Saïd sur l’orientalisme manifeste l’exaspération des Arabes qui cherchent désormais à définir leur identité à partir de la spécificité de leur religion.
8) Théories et partis politiques du nationalisme arabe (1940 – 1980) qui se développent dès la fin de l’empire ottoman. Avec la fin de la Seconde guerre mondiale, le socialisme s’impose comme « une recette pour sortir le monde arabe de son sous-développement », provoquant une « marxisation » de la pensée arabe à laquelle vont s’opposer avec d’autant plus de violence les fondamentalismes. Dans les années 1950 en Egypte s’impose la Confrérie des Frères musulmans et les théories radicales de Sayyed Qotb.
9) Les autres formes du nationalisme dans le monde arabe. Le Parti populaire syrien et la doctrine d’Antoun Saadé s’affirment ainsi que les nationalismes maghrébins, nés des guerres d’indépendances (FLN algérien et « bourguibisme » tunisien). Une autre forme de nationalisme émerge dans les monarchies pétrolières. Une certaine convergence s’opère dans la revendication de l’usage de la langue arabe.
10) La pensée arabe face aux échecs politiques et militaires successifs depuis 1961, relate l’échec de l’unité arabe tant voulue par les nationalistes et le traumatisme lié à la défaite de 1967 contre Israël.
11) Les nationalismes islamiques comme pensée antinationaliste arabe : retour sur l’influence des Frères musulmans et du wahhabisme dans une perspective antinationale destinée à contrer l’hégémonie occidentale. Sont rappelés les prémices des grands mouvements islamistes émergeant dans les années 1980 et qui encourage la jeunesse à partir se battre en Afghanistan au nom de Dieu contre l’occupant soviétique athée.
12) Les grandes controverses suscitées par le nationalisme islamique, née de la variété des mouvements qui se développent à partir des années 1980, interrogent polémiques et penseurs acteurs qui questionnent la nature de l’islam, la perception et la pratique occidentale de l’islam. Comment poser et gérer la question de la laïcité.
13) Essais intellectuels de conciliation idéologique. La pensée libérale de la Nahda, étouffée par les radicalismes (révolutionnaires ou islamiques), refait surface après la défaite de 1967, puis avec plus d’ampleur dans les années 1990, au moment de l’intervention américaine dans la région. Cette nouvelle pensée libérale postule la nécessité de construire une société civile et une « démocratie arabe » contre les « partisans du repliement sur le patrimoine religieux » en s’appuyant sur le principe de juste milieu al-wassatia.
14) Aperçu de la pensée arabe contemporaine dans les sciences humaines et sociales. Est notamment soulignée la faiblesse de la pensée arabe en matière d’économie et de technologies, mal aimées des réflexions arabes davantage centrées sur l’identité et la mémoire historique.
En définitive, comment sortir du « tunnel obscur » ? Menées par des peuples qui ont tenté de s’émanciper de l’autoritarisme, les révoltes de 2011, ont ouvert la voie d’un « maccarthysme religieux » dénoncé déjà en 1965 par Yacine El-Hafez, niant par là même la diversité ethnique et religieuse de ce qui constitue le monde arabe. En réponse à ces crises récurrentes, Georges Corm appelle à « rompre avec l’instrumentalisation des trois religions monothéistes qui a fait le malheur de tant de peuples » Il préconise également une optimisation des sciences et des techniques afin de rompre avec l’économie de rente. Enfin, le professeur Corm lance aux jeunes générations un appel à la libération de leur pensée et à la constitution d’une société civile forte, susceptibles de fabriquer une nouvelle conscience socio-économique arabe… Quel livre !
1 Georges Corm : Pensée et politique dans le monde arabe – Contextes historiques et problématiques, XIXème – XXIème siècle. Editions La Découverte, avril 2015.
Richard Labévière
11 mai 2015
Source : PROCHE&MOYEN-ORIENT.CH
L’Envers des Cartes du 11 mai 2015
https://prochetmoyen-orient.ch/lenvers-des-cartes-du-11-mai-2015/