De Gaza à Ryad, deux poids, deux mesures. L’« affaire Khashoggi » a, depuis la disparition, le 2 octobre, du journaliste saoudien et la découverte de son horrible assassinat dans les locaux du consulat du royaume à Istanbul, défrayé la chronique, jour après jour, et est devenue, rapidement, une affaire politique et diplomatique de dimension internationale. Jamal Khashoggi était un journaliste connu, opposant modéré au régime saoudien, un proche des Frères musulmans et un critique particulièrement acerbe de la politique menée par le prince héritier Mohammed Ben Salman au Yémen. Il préférait que la coalition anti-yéménite menée par l’Arabie saoudite soit plutôt dirigée contre la Syrie…
Les réactions internationales ont été particulièrement rapides, impliquant non seulement la Turquie, mais aussi les grandes puissances occidentales quelque peu gênées par leurs relations étroites avec une monarchie saoudienne en crise. Donald Trump parlait, dans un premier temps, d’un « châtiment sévère », Paris, d’un « acte très grave », Londres de « graves conséquences » et Ankara mettait la pression en menant une enquête serrée. Angela Merkel allait immédiatement plus loin condamnant l’assassinat, au cours d’une conférence de presse, ajoutant : « Quant aux exportations d’armes, on ne peut pas y procéder dans les circonstances actuelles ». Elle appelait les gouvernements européens à faire de même. Le 14 octobre, Paris, Londres et Berlin se contentaient de demander à l’Arabie saoudite « une enquête crédible ».
Cependant, on n’aura jamais vu une telle mobilisation des hautes sphères internationales autour de l’assassinat d’un journaliste. Jusqu’au boycott du sommet économique Future Investment Initiative, organisé par le prince héritier. Les grands patrons américains, suivis des grandes institutions financières, le FMI, la Banque mondiale, le secrétaire au Trésor américain, et les ministres étrangers de l’Économie, dont le ministre français ont annulé leur participation au forum.
Le 20 octobre, l’agence de presse saoudienne présentait la version saoudienne de la mort de Jamal Khashoggi : « Les discussions qui ont eu lieu entre lui et les personnes qui l’ont reçu au consulat saoudien à Istanbul ont débouché sur une bagarre et sur une rixe à coups de poing avec le citoyen Jamal Khashoggi. Ce qui a conduit à sa mort … Que son âme repose en paix », déclarait le procureur général d’Arabie saoudite. « Les individus qui ont fait cela l’ont fait en dehors du champ de leurs responsabilités. Une erreur monumentale a été commise, qui a été aggravée par la tentative de la cacher », ajoutait-il, affirmant que Mohammed Ben Salman n’avait pas été informé et n’avait pas autorisé l’opération. En Arabie saoudite, dix-huit personnes étaient arrêtées et deux proches de MBS destitués, Ahmed Al-Assiri, haut responsable du renseignement et Saoud Al Qahtani, un « conseiller influent ».
Ryad a « convaincu » Donald Trump qui a jugé cette version des faits «crédible « et réaffirmé ses liens avec son « excellent allié » saoudien dont il attend qu’il signe un nouveau contrat de 300 milliards d’euros sur dix ans, dont 10 milliards d’armement. Merci….
Si l’on ne peut que se féliciter des réactions internationales à l’assassinat d’un journaliste, bien qu’empreintes d’enjeux et de jeu politiques et diplomatiques évidents, on peut s’étonner du silence des capitales occidentales dès lors qu’il s’agit d’Israël. Le 7 avril dernier, Yasser Mourtaja, photoreporter palestinien 30 ans, qui avait fondé l’agence indépendante, Ain Media, était tué par balle réelle alors qu’il couvrait, à Gaza, la deuxième « Marche du vendredi » ou « Grande marche du retour ». Israël, qualifiait, immédiatement, le jeune photographe de « partisan du Hamas », ce que ses proches, famille et collègues, n’ont eu de cesse de nier. « Il n’y a pas d’innocents dans la bande de Gaza. Tout le monde est connecté au Hamas », déclarait Avigdor Lieberman, ajoutant à propos de Yasser Mourtaja qui portait son gilet de protection bleu et le dossard « PRESS », « parfois, les terroristes se déguisent en journalistes ». Cinq journalistes étaient, également, blessés par les balles de Tsahal, l’armée israélienne, ce même jour. Ils portaient, eux aussi, le dossard bien visible « PRESS ». Le 15 avril, le journaliste palestinien Ahmad Abu Hussein, 24 ans, mourrait de ses blessures à l’hôpital de Ramallah, après avoir reçu une balle dans l’abdomen lors d’une manifestation le long de la frontière de Gaza. Il portait le dossard « PRESS ».
Quelles furent les réactions internationales face à ces assassinats ? Particulièrement apathiques de la part des grandes capitales. À l’instar de La France dont le ministère des Affaires étrangères s’est contenté de déclarer dans un communiqué que la France « réitère sa réprobation des tirs indiscriminés de l’armée israélienne », laissant entendre, de facto, qu’elle ne condamnait pas Tsahal pour ses tirs à balles réelles sur des manifestants civils palestiniens pacifiques. Elle demandait que « toute la lumière soit faite sur ces graves événements ». À la veille de l’inauguration de l’ambassade américaine à Jérusalem, Washington bloquait une déclaration du Conseil de sécurité de l’ONU proposée par le Koweït, appelant à une enquête indépendante.
Seule la communauté internationale journalistique a exprimé son indignation et a rendu hommage aux journalistes. En Palestine, d’abord, où des dizaines de confrères accompagnaient le corps de Yasser Mourtaja de l’hôpital à son domicile et où le syndicat des journalistes palestiniens condamnait ce « crime de sang froid » et la « détermination de l’armée israélienne à commettre des crimes délibérés contre les journalistes palestiniens ». Mais aussi à New York, Berlin, Londres ou Paris, par des journalistes de renom et des grands médias internationaux. L’organisation française Reporters Sans Frontières (RSF) condamnait « avec la plus grande indignation, les tirs délibérés de l’armée israélienne contre des journalistes » et réclamait « une enquête indépendante sur la mort du photographe « manifestement intentionnelle ». Christophe Deloire, secrétaire général de RSF, appelait « le gouvernement israélien au strict respect de la résolution 2222 du Conseil de sécurité sur la protection des journalistes adoptée en 2015 ».
La Fédération Internationale des Journalistes (FIJ), condamnant le « meurtre » de Yasser Mourtaja, accusait Avigdor Lieberman de le « couvrir ». « Il est clair que le ministre de la Défense est plus intéressé par faire de la propagande que par l’ouverture d’une enquête transparente et la comparution devant la justice des meurtriers de Yasser », déclarait dans un communiqué, Anthony Bellanger son secrétaire général.
Le 14 mai, 58 Palestiniens étaient tués lors de la « Grande marche », pacifique, et plus de 2700 autres blessés dont des journalistes. Le 15 mai, RSF appelait la Cour pénale internationale à enquêter sur des « crimes de guerre commis par l’armée israélienne contre des journalistes palestiniens », conformément à ses sstatus. Le communiqué évoquait des « tirs directs de snipers de l’armée israélienne à l’encontre d’une vingtaine de journalistes palestiniens, sur le territoire de Gaza », lors des « Marches du retour ».
Selon un rapport du Comité de soutien aux journalistes (JSC) publié en septembre, deux journalistes palestiniens ont été tués et 254 blessés, à Gaza, en 2018, dont 129, en mai. 82 journalistes ont été arrêtés, 21 sont toujours détenus dans les pires conditions en violation du droit international, en détention administrative, sans inculpation ni procès. 49 raids ont été menés par les forces israéliennes contre les bureaux des medias palestiniens, violant toutes les conventions et déclarations internationales sur la liberté d’expression. 34 journalistes et sites ont été pris pour cibles alors qu’ils filmaient les attaques israéliennes contre les manifestants palestiniens, le 5 septembre.
Le 25 septembre dernier, trois syndicats français de journalistes, le SNJ, le SNJ-CGT et la CFDT Journalistes, membres de la FIJ, rendaient publique une lettre au président français Emmanuel Macron, attirant son attention sur « la très inquiétante situation de leurs confrères palestiniens »., « Solidaires du Syndicat des journalistes palestiniens », ils appelaient « solennellement » la France à faire respecter le droit international et la liberté de la presse en dénonçant « la guerre ouverte menée contre les journalistes palestiniens » par le gouvernement israélien et à « faire pression sur Israël afin que soit respectée la liberté de circuler des journalistes palestiniens, de faire cesser les répressions délibérées qui conduisent nombre de nos confrères à être blessés ou à périr dans l’exercice de leur fonction. » Ils demandaient, également, la libération des journalistes illégalement détenus. L’Élysée n’a, jusqu’ici, pas répondu.
Dans ce contexte, que vaut l’indignation des Occidentaux à propos de l’assassinat de Kashoggi, dont les déclarations d’Emmanuel Macron lors du Conseil de l’Europe, le 18 octobre dernier ? « Je veux condamner en général toutes les atteintes portées à la liberté de la presse et des journalistes » a-t-il affirmé, se disant vouloir « faire toute la lumière » sur la disparition du journaliste saoudien Jamal Khashoggi et confirmant la suspension de la visite de Bruno Le Maire en Arabie saoudite, alors qu’il avait reçu en grandes pompes à l’Élysée, le 5 juin dernier, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, après son passage à Londres et Berlin.
Depuis cinq mois, chaque semaine, les Palestiniens de Gaza manifestent le vendredi pour exiger leur droit au retour dans les maisons dont ils ont été expulsés par les Israéliens, le 15 mai 1948. Depuis la première marche, le 30 mars 2018, plus de 200 Palestiniens, hommes femmes et enfants, ont été tués par Tsahal, plus de 18000 ont été blessés, dont 25 enfants pour la seule journée du 19 octobre, 30ème Marche. Ce jour-là, un tank israélien a ouvert le feu sur les manifestants à Khan Younis, les forces aériennes ont bombardé les camps de réfugié de Khan Younis et al-Breij. Chaque jour de nouveaux noms s’ajoutent à la liste des civils palestiniens de tous âges tombés sous les balles israéliennes. Parmi eux, les journalistes qui défendent la liberté d’expression et le droit à l’information….
Christine Abdelkrim-Delanne