Les semonces de Tayyip Erdogan à l’encontre du mouvement Hizmet résonnent tellement fort qu’on en est arrivé à oublier une réalité de la vie politique turque. Les puissantes relations entre les partis politiques et les groupes religieux (cemaat). C’est le grand paradoxe dans le pays d’Atatürk. Quand le sommet de l’Etat était aux petits soins avec les cheikhs…
Lorsqu’en 2013, le prince ottoman, Son Altesse Impériale Harun Osmanoglu, courba l’échine devant le cheikh Mahmut Efendi, personne ne s’en offusqua. Le premier était certes le troisième dans l’ordre de succession de la dynastie ottomane, le second n’en restait pas moins un «esprit élevé», un de ceux que le peuple considère comme un «ami de Dieu» (veli). Les franges les plus laïques avaient beau froncer les sourcils, le respect dû à un cheikh trouvait un écho favorable au sein de la population. Dans le pays de Mustafa Kemal. Celui qui, lors d’un célèbre discours à Kastamonu en août 1925, déclarait sans ambages : «la République turque ne saurait être le pays des cheikhs, des derviches, des disciples et des partisans». Trois mois plus tard, l’Assemblée nationale interdisait les couvents, les confréries ainsi que les titres qui s’y rapportaient.
L’interdiction est toujours en vigueur. La Constitution la maintient expressément (article 174). Mais le texte est une chose, la pratique en est une autre. Et s’il y a bien un homme public au fait de ce décalage, c’est bien le Premier ministre turc. Celui qui est entré en politique par la petite porte de la droite religieuse, soutenue par les confréries ; mais celui qui s’agace aujourd’hui de l’activisme politique présumé du Hizmet, un mouvement civil d’inspiration religieuse.
Car l’évidence est là : malgré les pressions et les interdictions, les cemaat ont pignon sur rue… et sur Parlement. «Leur principale forme d’action dans la vie politique turque (…) se fait selon les méthodes de la plupart des groupes d’intérêts dans les démocraties pluralistes» écrit Nicolas Trépanier dans son article sur les Ordres. Tarikats et politique dans la Turquie républicaine.
Le cemaat est soit une confrérie en bonne et due forme (une tarikat) avec un cheikh à sa tête et des disciples qui l’entourent soit une communauté plus informelle qui s’inspire d’un leader charismatique. Les deux groupes n’en demeurent pas moins liés à la vie publique. Ne serait-ce que pour gérer leurs biens, fondations et écoles.
En 1996, Ural Manço écrivait : «Bien que divisées, les confréries semblent être bien placées pour structurer l’avenir, chacune de son côté ou de manière confédérale, divers ensembles d’organismes sociaux, c’est à dire des piliers, qui pourront, dans le cadre de leurs orientations idéologiques, prendre en charge des secteurs non négligeables de la société» («Les confréries soufies et l’avenir de la laïcité en Turquie. Hypothèse sur la pilarisation de la société turque»).
Elle n’est pas loin, la belle époque où les leaders étaient portés au pinacle par les cemaat. On s’est toujours bousculé à leurs portes qui pour une bénédiction, qui pour un soutien, qui pour une recommandation. Les trois grands groupes qui ont servi d’appoint aux élus sont la confrérie de la qâdiriyya, celle de la nakshbendiyya et le mouvement du nurculuk.
La première n’a jamais eu l’éclat des deux autres. Haydar Bas est aujourd’hui la figure de proue de cette école. Il a d’ailleurs fondé un parti dont les scores ont du mal à décoller. L’autre grand nom, Muhammet Ustaoglu, vit plutôt en retrait. Les Gâlibi sont marginaux, ils sont connus pour s’enfoncer des tiges métalliques sur les joues…
La nakshbendiyya a surtout été incarnée par la branche dite Iskenderpasa. L’ancien président de la République, Turgut Özal (1989-1993), en était un des plus illustres membres. Le cheikh, Mahmud Esad Cosan, était tellement reconnu qu’à sa mort en Australie en 2001, le Premier ministre social-démocrate, Bülent Ecevit, peu suspect de sympathie envers l’islamisme, s’était démené pour l’inhumer dans le cimetière de la mosquée de Süleymaniye, là où reposent les grands noms de cette tarikat.
En effet, un décret en Conseil des ministres était nécessaire, le cimetière étant classé monument historique. C’était sans compter le niet du président de l’époque, le très sourcilleux Ahmet Necdet Sezer. Un député du Fazilet Partisi (parti religieux issu de la mouvance de Necmettin Erbakan) avait forcé la main à Ismail Cem, alors ministre des affaires étrangères, pour qu’il prenne les choses en mains. Un certain Abdullah Gül…
Abdullah Gül, l’actuel président de la République. Mais d’autres grands noms de la vie politique sont passés par cette confrérie. A commencer par Tayyip Erdogan et Necmettin Erbakan. Celui-ci alla même jusqu’à inviter tous les grands cheikhs de Turquie pour la rupture du jeûne lors de son passage à la tête du gouvernement. Ce fut l’un des épisodes les plus mouvementés de la République. L’armée grogna, la justice interdit son parti.
Les pontifes de la nakshbendiyya ont un poids électoral certain : Abdulbâki Erol de Menzil (Adiyaman) est proche de l’AKP et du BBP (droite nationaliste). Mahmut Efendi à Ismailaga/Fatih (Istanbul) soutient le Saadet Partisi (droite religieuse). Le cheikh Nazim à Chypre est lui-même représenté en Turquie par l’atypique Adnan Hoca, un partisan de l’AKP. Feu Mehmet Zahit Kotku était un inconditionnel de Necmettin Erbakan. Enfin, dernière personnalité de la nakshbendiyya, Osman Nuri Topbas, qui s’est installé à Erenköy, passe aussi pour un défenseur de l’AKP. Un des plus célèbres orateurs de ce groupe, feu Tahir Büyükkörükçü, fut même un temps député dans le premier parti d’Erbakan.
Contrairement aux Nakshbendis qui n’hésitent pas à investir le champ politique, les Nurcus se sont fait fort de ne pas y tremper. Said-i Nursi, l’initiateur des Nurcus, se détournait de la politique comme du diable. Il aimait à répéter : « je cherche refuge auprès du Seigneur contre Satan le lapidé et contre la politique » ! Ils n’en ont pas moins soutenu les partis de centre-droit.
Le conservateur-libéral Adnan Menderes dans les années 50, le libéral Turgut Özal dans les années 80, Süleyman Demirel dans les années 90 et le musulman-démocrate Tayyip Erdogan dans les années 2000. Lorsque l’interdiction de l’appel à la prière en arabe fut levée en 1950, on y décela la patte des Nurcus. Tout comme pour la mise en place des cours obligatoires de religion après le coup d’Etat de 1980. Le général Kenan Evren, qui ne perdait jamais une occasion de psalmodier le nom d’Atatürk, ne se fit pas prier. Le marxisme guettait, il fallait soit céder à la subversion soit se réfugier dans la tradition. Le choix fut vite fait.
D’autres groupes sont apparus. Les Isikçilar, menés par le patron de presse Enver Ören (mort en 2013) et sa holding Ihlas. Les Süleymanci, qui ouvrent à tour de bras des écoles coraniques et des centres d’hébergement dans chaque ville. Les Cerrahi, qui attirent les grands noms du show-biz comme Mazhar Alanson, Cem Yilmaz ou Gökhan Özoguz. Le mevlévisme reste circonscrit aux intellectuels alors que les melâmis, qui n’existent presque plus, vouent une aversion aux tarikats. Discrets, ils ne se «révèlent» que le jour de leur mort ; en effet, leurs pierres tombales n’ont « ni tête ni pied » selon la formule consacrée (bî serû pâ) c’est-à-dire qu’elles sont sans ornement.
Enfin, les alévis ne sont pas en reste. Ils votent surtout à gauche, en mémoire de Mustafa Kemal, le père de la laïcité turque. Brimés tout au long de l’histoire, ils se sont «enchaînés» au principe de laïcité jusqu’à en devenir les grognards. «Les organisations alévistes se sont posées en médiatrices du vote alévi. Elles négocient avec les partis sur des promesses électorales et sur la nomination des candidats, puis donnent des consignes de vote» écrit Elise Massicard dans «La question alévie» (in La Turquie sous la direction de Semih Vaner).
La rumeur voudrait que Deniz Baykal, ancien leader du CHP, parti kémaliste, fût tellement gêné de cette image du « parti des alévis » qu’il tenta un rééquilibrage. L’actuel président, Kemal Kiliçdaroglu, est lui-même alévi mais il préfère ne pas en jouer. Une autre branche du chiisme, les Caferis, ont également tendance à porter leurs suffrages sur le CHP même si leur leader spirituel privilégie avant tout les candidats caferis, quel que soit leur parti.
Des ramifications qui donnent le tournis. C’est exactement le paysage politico-religieux de la Turquie. Les communautés religieuses sont des acteurs incontournables car ancrés. Bülent Arinç, vice-Premier ministre, déclarait dernièrement à leur attention : «si nous ne sommes pas là, vous n’êtes plus là !». On ne saurait mieux se tromper…
Source : Zaman france