Dans « Le Secret du Temple », Tharwat al-Khirbawy raconte son expérience dans la confrérie, en dévoile les dessous et les véritables objectifs. Un essai décapant sur la plus puissante organisation politico-religieuse de l’Égypte contemporaine.
La déception du militant dupé par la direction du mouvement auquel il adhérait par conviction est ravageuse. Réalisant que le groupe auquel il consacrait sa vie trahit ses espérances, il se retourne contre ceux qu’il avait portés aux nues et brûle sur la place publique ce qu’il avait adoré. C’est le cas de l’avocat égyptien Tharwat al-Khirbawy. Après des années d’efforts considérables à la tête de la section islamiste des avocats – à la fois pour défendre ses Frères emprisonnés par l’État et pour promouvoir leur présence au sein de l’Ordre –, il découvre après un quart de siècle de militance qu’on lui avait menti. Les Ikhwan al muslimûn (Frères musulmans) qu’il voulait naïvement croire uniquement consacrés à la seule diffusion du message coranique (da‘wa) s’avèrent focalisés sur la prise de pouvoir, au besoin par la force, tout en dissimulant leur projet derrière un paravent de mensonges.
Son récit est basé à la fois sur les événements qu’il a vécus et sur les relations de témoins de première main. On y croise d’importants personnages gravitant autour de l’intégrisme, formés pour l’essentiel dans le moule de la confrérie. Quelques-uns l’ont quittée, renonçant à l’action politique, ou s’en sont détachés, formant des groupements ou des partis d’inspiration proche. Certains comme Abou ‘Ala’ Madi et ses amis ont voulu moderniser cette idéologie en créant le parti Al Wasat (le Centre). D’autres au contraire, inspirés par la pensée de Sayed Qotb (pendu par Nasser en 1966 pour avoir organisé un soulèvement armé contre le pouvoir), ont proclamé que la société égyptienne était devenue mécréante. N’étant plus musulmane, on devait la réislamiser transformant au passage les chrétiens en citoyens de seconde zone. Pour cela, à l’instar du Prophète fuyant La Mecque (où son message avait été refusé) pour Médine, il fallait jeter l’anathème (takfir) sur la société impie et s’en retirer (hijra), pour y revenir plus tard et la convertir de force. Ce mouvement du Takfir wa Hijra, ou takfirisme, est extrêmement radical dans ses condamnations et violent dans ses actions. Khirbawy le compare aux kharidjites (sectaires intransigeants des débuts de l’islam). Selon l’auteur, les takfiristes disposeraient de solides soutiens au sein des Frères et c’est cette tendance qui serait responsable des dérives extrémistes en leur sein.
Assassinats politiques
À cet égard Khirbawy évoque Ma’moun al-Hudaiby, qui deviendra guide de la confrérie en 2002. À l’occasion d’une confrontation verbale entre l’intellectuel laïc militant Farag Foda et des Frères au Salon du livre de 1992, Al- Hudaiby avait jeté : « Nous adorons Dieu au travers des actions entreprises par l’organisation spéciale avant la révolution [de 1952]. » À la suite de cette joute oratoire, Farag Foda était tué. Or on sait que l’« organisation spéciale » était une branche clandestine des Ikhwan, exécutrice des assassinats politiques. De ce fait, les propos de Hudaiby constituaient une justification des attentats de l’époque monarchique, mais aussi implicitement de celui qui allait emporter Farag Foda.
De surcroît, Khirbawy affirme qu’après le mandat de ‘Omar Telmisany (1972-1986), qu’il dit avoir été modéré, un groupe de takfiristes, derrière Moustapha Machhour (1996-2004) et Ma’moun al-Hudaiby (2002-2004), s’est progressivement emparé de la direction des Ikhwan et y a imposé cette ligne qu’il promouvait déjà en sous-main. Avec eux, une tendance dure et plus jeune s’installait au pouvoir. Parmi les têtes de ce courant, il cite en vrac : Mohammed Morsi, Khayrat al-Chater, Mahmoud ‘Ezzat, Mohammed Badi‘. C’est l’équipe qui aujourd’hui tient le haut du pavé.
Remontant plus loin dans le temps, Khirbawy retrouve l’inspiration qui guida l’action du fondateur et premier guide de l’association, Hassan al-Banna. Celui-ci l’avait organisée selon le mode de fonctionnement de la Haçafiyya, confrérie soufie dont il avait été membre. L’orientation du mouvement, elle, provenait de ses deux maîtres à penser : le Libanais Rachid Rida et le Syrien Muhibbudin Khatîb. Ces deux disciples de Mohammed Abdo, profondément choqués par la suppression du califat par Mustafa Kemal en 1924, cherchaient le moyen de le restaurer. Abandonnant les options modernisatrices de leur propre maître, ils se tournèrent alors vers Abdel ‘Aziz Ibn Séoud et son wahhabisme extrémiste. Il venait de s’emparer d’une grande partie de l’Arabie et leur paraissait à même de restaurer le califat.
Jeu de masques
Comme Séoud conquit son royaume grâce à l’appui de ses guerriers endoctrinés, les Ikhwan, les membres du nouveau mouvement reçurent à leur image le nom d’A-Ikhwan al-muslimûn. Bien qu’évitant d’expliciter l’origine de leur nom, ils se consacrèrent à ce but. À cette fin un noyau interne, l’« organisation spéciale », fonctionnait par cooptation selon le modèle secret de la maçonnerie. Khirbawy ajoute au passage que Hassan al-Hudaiby, second guide de la confrérie (1949-1972), et Moustapha al-Siba‘i, créateur de sa branche syrienne, étaient des maçons et que Sayed Qotb avait même collaboré à la revue maçonnique Al Taj al maçry (la couronne égyptienne), dans laquelle n’écrivaient que des adhérents à cette loge.
L’organisation spéciale devait maintenir le cap, tout en dissimulant sa propre existence et son but. Khirbawy est convaincu de sa persistance. Dès lors qu’il s’agissait de pouvoir, l’armée, la police, la justice et la presse devaient être infiltrées par des cellules clandestines. Elles le sont. Le noyautage de l’armée serait l’œuvre d’une autre unité clandestine, la « section des unités ». À la surprise de Khirbawy lors de funérailles de l’un de ses amis, militaire se disant soufi et ennemi des Frères musulmans, il apprend que celui-ci en avait été membre et l’épiait à son insu ! Le jeu de masques apparaît difficile à déchiffrer. Autre énigme, lors de procès de Frères emprisonnés sous le régime de Moubarak, certains hauts dignitaires étaient des mouchards de la police politique. Ou encore, Khayrat al-Chater et Issam al-‘Eryan négociaient depuis longtemps avec les États-Unis, puissance malfaisante selon l’auteur, écœuré par tant de faux semblants.
Les étapes successives de son divorce avec l’islam politique s’accompagnent de la réaffirmation de sa fidélité à ses engagements initiaux. À le lire, la dimension spirituelle de sa foi musulmane, le message d’amour et l’idéal de liberté et de justice qu’elle véhicule demeurent au cœur de sa quête. Son texte est d’ailleurs parsemé de versets coraniques, de citations du hadith (dits du Prophète) et d’invocations à Dieu. Les divergences idéologiques ou personnelles l’ayant conduit à rompre avec l’organisation et les anciens camarades n’excluent pas la persistance de son attachement mélancolique et quasi viscéral à son passé. En ce sens il reste lié à la mouvance islamiste. Sa démarche n’est d’ailleurs pas exclusive de contradictions. Alors qu’il montre à une page un Banna inspiré par un sectarisme virulent, qu’il semble dénoncer, il fait ailleurs l’éloge de son action.
Best-seller
L’intérêt majeur de ce best-seller, déjà réédité plus d’une douzaine de fois en Égypte et primé, se trouve dans ce voyage au cœur d’un monde fermé et opaque, même à l’auteur. Car bien que haut responsable, Khirbawy n’était pas membre du Magless al-choura (Conseil de concertation, sorte de Comité central) du mouvement, et encore moins de son Maktab al-irchad (Bureau d’orientation comparable au Bureau politique) ou de son secrétariat. Il a cependant côtoyé, les plus hauts responsables du fait de ses fonctions et a pu mesurer leur fermeté. Une simple anecdote évoquée le montre : les membres du Bureau se réjouissaient lors des rafles … la prison permettrait d’endurcir leurs militants.
La traduction souhaitable de cet ouvrage aiderait à dessiller les yeux des promoteurs de l’islamisme politique en Occident et ailleurs.
* Le Secret du temple (Sirr al Ma‘bad), les secrets cachés des Frères musulmans, en arabe, Tharwat al Khirbawy, Éditeur Dar nahdat Misr, Le Caire, 2012, 357 p., 40 livres égyptiennes (env. 4 euros).