Les derniers attentats de Paris surviennent après une longue liste d’autres attaques perpétrées, ces trente dernières années, en lien avec la situation au Moyen-Orient. Ceux de l’année 1986, particulièrement, qui semblent avoir été oubliés, mais qui, pourtant, ont généré les mêmes discours, les mêmes mesures, mais dont les leçons n’ont pas été tirées, les intérêts politiques et stratégiques et la raison d’État reprenant rapidement le dessus sur les bons sentiments.
Les attentats de 1986 sont les premiers perpétraient par des cellules installées en France, où les recrutements sont effectués dans certains centre islamiques animés par des éléments formés et entraînés à l’étranger (en Iran dans ce cas), tissant un réseau en Europe à laquelle ils ont déclaré la guerre sainte, particulièrement en France. Ils marquent la naissance du terrorisme islamique que l’on connaît aujourd’hui, né dans la guerre civile libanaise, l’Iran de Khomeiny et le Hezbollah. Cette organisation quasi militaire n’a pas changé jusqu’à aujourd’hui. Les terroristes sont jeunes, Français ou étrangers, endoctrinés, encadrés, entraînés au Liban et en Iran pour certains, et n’ont pas de frontières. Le mode opératoire reste globalement le même. Les fusils ont remplacé les bombes, mais c’est exactement le même mode de fonctionnement. Et derrière, les relations et les interventions de la France au Moyen-Orient.
La série d’attentats de l’année 1986, 18 au total dont 14 au mois de septembre, a commencé, en réalité, le 7 décembre 1985. Ce jour là, à deux semaines de Noël, les rues illuminées du quartier de l’Opéra sont envahies par la foule. Il est 17h30, lorsqu’une bombe explose aux Galeries Lafayette et au Printemps. Les deux attentats sont suivis de près, dans la soirée, par une alerte à la bombe au Parc des Princes. Ce même soir, Europe 1 reçoit un appel anonyme annonçant que trois autres bombes exploseront dans les heures suivantes si le gouvernement ne renonce pas à son voyage en Iran. Alerte, également à la station de métro Auber.
Une multitude de revendications, pour certaines fantaisistes, arrivent à l’AFP. Mais pour les enquêteurs, il s’agit d’un mouvement « arabe ». L’explosif est du C4, utilisé dans douze attentats depuis 1983, en France et à l’étranger, notamment contre l’ambassade de France au Koweit, le 12 décembre 1983.
En toile de fond de ces attentats de l’année 1986, la guerre au Liban et les otages français, la crise nucléaire entre la France et l’Iran de Khomeiny, la question palestinienne, le soutien de la France à l’Irak en guerre contre l’Iran, les rivalités politiques en France – la cohabitation, Mitterrand président, à partir de mai, Chirac Premier ministre, Charles Pasqua ministre de l’Intérieur – la mise sous tutelle de la Justice française par, les magouilles politiques et les grandes manœuvres médiatiques. Ces attentats ont fait des dizaines de blessés et mutilés à vie et des morts.
3 février 1986. À 21 heure 20 exactement, une bombe explose dans une poubelle métallique de la Galerie Claridge sur les Champs Élysées. Une demi-heure plus tard, une bombe est découverte à la Tour Eiffel, dans les toilettes du 3ème étage. Dans les deux cas, il s’agit de C4, également. L’attentat du Claridge est revendiqué par une lettre manuscrite adressée à l’AFP et signée par un mystérieux Comité de solidarité avec les Prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient, le CSPPA. Il demande la libération d’Abdelkader Essadi (pseudonyme du libanais Georges Ibrahim Abdallah, dirigeant des FARC libanaises), Anis Nakkach (un Libanais devenu adepte de Khomeiny, condamné pour la tentative d’assassinat contre Chapour Bakhtiar, ancien Premier ministre du Shah d’Iran) et Waroudjian Garbidjian, un Arménien d’origine syrienne, auteur d’un attentat à Orly en 1983. Le 23 janvier, le CSPPA avait revendiqué un attentat, rue Royale qui n’a pas eu lieu.
4 février. 19 heures 45. Une bombe explose à la librairie Gibert Jeune, boulevard Saint-Michel. Explosif C4.
La paranoïa anti-arabe s’empare de Paris.
5 février. 18 heures 30. Un appel anonyme prévient qu’une bombe va exploser au premier étage du Forum des Halles. Au même moment, une bombe explose à la FNAC-Sport, au niveau -3. Explosif C4. Parmi trois revendications, celle du CSPPA, toujours la même.
Les arrestations « au faciès » se multiplient en France, parmi eux des suspects déjà fichés. Les policiers s’intéressent particulièrement au foyer Ahl Al Beit, situé à Paris, Kremlin-Bicêtre. Mohamed Mouhajer, Libanais, est arrêté. La perquisition a permis de trouver chez lui du matériel de propagande islamiste, ainsi qu’une carte d’identité au nom de Fouad Ali Salah, Tunisien né à Paris, « son ami qui partage la même foi ». Il prétend avoir des informations sur les otages français et des relations étroites avec des personnalités du Hezbollah. Aucune recherche n’est effectuée concernant Fouad Ali Salah. Mouhajer repart libre après un interrogatoire. Quelques jours plus tard, il est convoqué à nouveau, on lui rend les documents et la carte d’identité de Salah.
12 février 1986. 6 heures 15. La police arrête Hussein Mazbouh, à l’occasion d’une perquisition rue du Faubourg Saint-Denis. Il prétend être venu du Liban pour ouvrir une entreprise d’import-export. Il possède, outre des documents de propagande islamiste, une grosse somme d’argent qui lui aurait été remise, à cet effet, par Ali Ghosn. Il fréquente le foyer Ahl Al Beit. Officiellement, il est relâché et quitte le Palais le 13 février à 15 heures. En réalité, il est à nouveau enregistré au dépôt à 18 heures 30, sous le numéro 288 et présenté, au petit matin à un Juge, pris en charge par la DST et expulsé au Liban en urgence absolue dans un avion du Gan. L’ordre d’expulsion est signé du ministre de l’Intérieur. Tout porte à croire qu’il a passé un accord avec la DST pour négocier la libération des otages. Une erreur ? On ne le reverra plus, mais il continuera d’organiser les attentats des mois suivants à Paris.
Au cours d’une autre perquisition, les agents de la DST trouvent une lettre manuscrite relative au journaliste Jean-Paul Kauffmann, otage au Liban, écrite de la main de Wahid Gordji, responsable des relations avec la presse à l’ambassade d’Iran. Gordji ne répond pas à la convocation du Juge Marsaud, juge d’instruction. Il est arrêté quelques jours plus tard, interrogé, relâché. Il a pourtant déjà une fiche à la DST, il dirigeait, en 1981, un groupe d’étudiants violents pro-Khomeini à la Cité universitaire internationale de Paris, fréquentait le foyer Ahl Al Beit, avait été expulsé avant de revenir comme employé de l’ambassade d’Iran. Il avait été chargé de la section « étranger » du centre culturel islamique situé rue Jean Bart, à Paris, fermé en décembre 1983 par arrêté ministériel. Le centre était dirigé par l’ambassade d’Iran et suspecté de préparer des attentats.
Désormais, les noms de Hussein Mazbouh, Ali Ghosn, Mohamed Mouhajer, Wahid Gordji, Fouad Ali Salah et quelques autres sont en tête de liste des suspects, mais les choses en restent là. Ils restent dans la nature.
Le 12 février, Lotfi Ben Kahla, un Tunisien de 32 ans, adepte du foyer Ahl Al Beit et qui a étudié l’Islam à l’université islamique de Qom en Iran, où il enseigne la « Révolution islamique » à des étudiants étrangers venus d’Afrique, d’Europe, d’Asie et des pays arabes, est arrêté. Il était surveillé depuis deux ans par la DST. Il est libéré, mais deviendra la « taupe » des services, avec la promesse d’un titre de séjour de dix ans et l’ordre de retourner à Qom école du terrorisme international.
17 février, 15 heures 30. Une bombe explose dans le TGV n°627, peu après son départ de la gare de Lyon. Nouvelle revendication du CSPPA. L’explosif est de la pentrite, le même que celui utilisé par Carlos dans les attentats du train Capitole (mars 1982), Paris (août 1982) et gare de Marseille (décembre 1982).
Les élections de mars 1986 approche.
5 mars. Le Jihad islamique annonce, depuis Beyrouth, l’exécution de Michel Seurat, le sociologue enlevé avec Jean-Paul Kauffmann, le 22 mai 1985.
8 mars. Philippe Rochot, Georges Hansen, Aurel Cornés et Jean-louis Normandin, tous membres d’une équipe d’Antenne 2, sont à leur tour enlevés à Beyrouth.
16 mars. La droite emporte les élections législatives, un raz-de-marée. Jacques Chirac devient Premier ministre, Charles Pasqua ministre de l’Intérieur, Robert Pandraud, ministre délégué à la Sécurité, Albin Chalandon, ministre de la Justice. Depuis plusieurs mois, la France est frappée, également, d’attentats perpétrés par les Corses, Action Directe, le Front révolutionnaire d’Action prolétarienne. Les Islamistes tissent leur toile d’araignée. Paris est coincé entre Bagdad et Téhéran, en froid avec les États-Unis auxquels elle a refusé le survol de son territoire pour aller bombarder Kadhafi, et avec Tel-Aviv pour avoir soutenu le projet de conférence internationale sur la question palestinienne. L’enquête sur les attentats revendiqués par le CSPPA est au point mort. La psychose s’empare de la France.
20 mars. Une bombe éclate dans la galerie du Point Show, sur les Champs Élysées, au Café de Colombie. Explosif C4. Le CSPPA revendique l’attaque. La galerie est un lieu très fréquenté par les Libanais de Paris et autres Arabes de toutes tendances, y compris islamistes. Deux jeunes Libanais sont tués. À défaut d’autres coupables, la DST trouve un lien ténu et discutable entre l’un des deux, Nabil Dagher, et les FARL de George Ibrahim Abdallah. Il fait un coupable idéal. C’est le départ d’une manipulation de l’information par les services d’une ampleur rarement atteinte, relayée sans aucune précaution dans les médias, particulièrement par Edwyn Plenel, alors journaliste phare au Monde, courroie de transmission des services et du gouvernement depuis l’arrivée des socialistes au pouvoir, avec son confrère Georges Marion proche parent de Pierre Marion, nommé directeur général du SDECE (devenu la DGSE en 1982), le 17 juin 1981. Abdallah est, certes, en prison, mais il a des frères. Et comme dit La Fontaine, « si ce n’est toi, c’est donc ton frère ». La chasse aux frères Abdallah est ouverte.
20 mars, un passager du RER A s’empare d’un sac suspect et le jette par la fenêtre après la station Auber. C’est une bombe au C4. Un carnage a été évité de justesse.
10 juillet. Il n’y a pas eu d’attentats depuis le 20 mars, mais le 10 juillet, l’Organisation du 3 mars, à Beyrouth, informe l’agence Associated Press que « le gouvernement (français) paiera cher tout retard dans la libération de tous les prisonniers arabes détenus en France ».
10 août. Deux banques franco-libanaises situées à Dora (Beyrouth) sont visées. Les attentats sont revendiqués par les « Brigades internationales anti-impérialistes », les exigences sont les mêmes que celles du CSPPA.
4 septembre. Une bombe de C4 dont le détonateur n’a pas fonctionné, est découverte dans le RER Défense-Gare de Lyon bourré de monde. Revendication CSPPA. « Ceci est un début, le feu va grandir, s’amplifier et s’étendre », dit le message également transmis à un quotidien de Beyrouth.
Frederic Oriach, qui s’était rendu à Damas et est accusé de « tirer les ficelles du CSPPA-FARL », est arrêté. Le scénario Abdallah prend forme. Il faut donner des réponses à la hiérarchie et à l’opinion publique.
8 septembre. 18heures 52, Bureau de poste de l’Hôtel de Ville, attenante à la Mairie. Explosif TNT. Quatre communiqués dont un du CSPPA qui nomme pour la première fois George Ibrahim Abdallah dans la liste de prisonniers dont il demande la libération. Il appelle « tous les combattants révolutionnaires dans le monde arabe, à se réunir dans un seul et même rang et renforcer leurs moyens contre l’impérialisme ».
L’« affaire Abdallah » commence
La presse, dont le Canard Enchaîné et le Monde, titre en « une », « l’Affaire Abdallah ».
12 septembre. Une bombe explose à la Cafeteria du centre commercial « les Quatre Temps ». Explosif C4.
Dans une interview accordée à l’Événement du Jeudi, un responsable des services secrets déclare sous anonymat « Nous avons envoyé une forte équipe au Liban, une vingtaine d’agents environ, dont plusieurs du Service Action qui ont réussi à identifier les états-majors des commandos terroristes qui opéraient en France ». Ils ont réussi, dit-il, à identifier « les agents dormants » et ceux qui organisaient les passages en Suisse, en Italie, en Espagne et en Belgique.
14 septembre. 15 heures. Une bombe explose au Pub-Renault, sur les Champs Élysées. Explosif TNT. Certains témoins disent reconnaître Abdallah (qui est en prison), ou l’un de ses frères, Maurice dont les médias inondent la France de photos. L’attentat est revendiqué par le CSPPA.
15 septembre. 13 heures. Une bombe explose au bureau des permis de conduire, à la préfecture de police de Paris, cœur de la lutte anti-terroriste. Les visiteurs étaient pourtant soigneusement contrôlés à l’entrée. Un camouflet pour le gouvernement et Charles Pasqua. Un mystère non élucidé, aussi. Comment un terroriste a pu faire entrer un paquet contenant une bombe au sein même du sanctuaire de la police française ? Certains se posent encore la question. Explosif, pentrite.
Des fausses alertes à la bombe sont signalées, dans tous les coins de Paris, un lycée, une école primaire, le terminal Air France, le pont Saint Michel, la tour Eiffel, les abords du siège du RPR, les Invalides, les Trois Quartiers. Les stations de métro du centre sont fermées. Une explosion est signalée au boulevard Saint-Michel, aussitôt démentie. Revendication CSPPA.
Le ministère de l’Intérieur annonce le déploiement des forces armées aux frontières, l’obligation d’un visa d’entrée pour tous les ressortissants étrangers non issus de la Communauté européenne et la Suisse. La France se referme sur elle-même. La DST arrête tout ce qui compte de présumés « amis » d’Abdallah, militants pro-palestiniens, communistes libanais. Les arrestations abusives, au faciès, et les expulsions se multiplient sans distinction. Universitaires, chercheurs, tout y passe, même le patron de la revue très respectée internationalement, Pétrole et Gaz Arabes sera arrêté. La presse se déchaine. Un climat de violence et de haine se développe contre la communauté arabe. Mais la police et les services n’avancent pas. 200 000 photos de George Abdallah sont placardées dans tous les commissariats de police. Une prime d’un million de francs est offerte par Charles Pasqua à toute personne qui contribuera à l’arrestation d’un poseur de bombes. Il faut « terroriser les terroristes ». La psychose est partout.
17 septembre. Rue de Rennes, 17 heures 30. La foule habituelle des clients modestes du magasin Tati se presse sur le trottoir. Une bombe bourrée de clous explose. Un massacre. Sept morts viennent s’ajouter à la liste des attentats précédents et des dizaines de blessés très graves. Explosif, de la pentrite.
Une multitude de revendications arrivent, de Paris et de Beyrouth, dont, bien sûr, le CSPPA qui continue de demander la libération d’Abdallah, en même temps furieux que les services continuent de cibler les frères, vexé que l’on n’attache, apparemment, aucune importance à leur organisation. La guerre installée quelques mois plus tôt entre le CSPPA et une autre organisation, le PDL, fait rage à travers les communiqués, chacun revendiquant la totalité des attentats de Paris.
L’attentat de la Rue de Rennes est le dernier de cette longue série de 1986. Les attentats s’arrêtent brusquement. La 14ème section anti-terroriste est mise en place, structure d’exception qui permet de centraliser les opérations et de coordonner les informations avec le Parquet. Les lois répressives sont renforcées. Une cour d’assise spéciale, constituée de magistrats professionnels est mise en place
Des témoins continuent de « reconnaître » Emile, Robert ou Salim Abdallah, frères de George, sur les sites des attaques. Témoignages probablement influencés par la campagne massive contre les frères libanais. « La police aurait identifié les auteurs de l’attentat de la rue de Rennes » titre le Monde. « Il s’agit d’Émile Abdallah et Émile Khoury, membres des FARL recherchés depuis 1985 », écrit Edwy Plenel. Pire, le journaliste qui dit être directement informé par les services, ajoute « Leur piste reste inchangée, une renaissance du réseau terroriste monté en Europe de 1981 à 1984 par les FARL sous le nom de CSPPA ». L’ « Affaire Abdallah » prend de l’ampleur, sans preuve aucune, alors que tout prouve que les frères n’ont jamais quitté le Liban. Ils donnent immédiatement une conférence de presse, dans leur jardin, à Tripoli, Liban. Les services français travaillent main dans la main avec le renseignement des Forces libanaises, la milice chrétienne d’extrême droite, alliée aux Israéliens dans le massacre des camps de réfugiés palestiniens de Beyrouth, Sabra et Chatila en 1982. La famille Abdallah est connue dans la Beqaa pour son opposition à l’intégrisme islamique et au communautarisme en général. Elle est dans le collimateur des Forces libanaises et des services depuis longtemps. Les Français leur offre la tête des frères sur un plateau. Ils vont, évidemment, les « aider » dans ce sens.
Le ministère de l’Intérieur accentue la pression sur les FARL. Il publie des affiches avec les photos de tous les membres du noyau historique, rentrés dans le rang, cependant, depuis longtemps. Ils sont, dès lors, tous soupçonnés et menacés au Liban où ils vivent et qu’ils n’ont pas quitté dans cette période, preuves à l’appui.
Les services et la police s’enfoncent de plus en plus dans leurs contradictions et leur discrédit, toujours soutenus par Le Monde. Le gouvernement semble pourtant faire marche arrière, la plaisanterie « Abdallah » a assez duré. « Il y a l’affaire Abdallah, mais ce n’est pas suffisant. Il y a d’autres ramifications internationales avec d’autres idées », déclare Jacques Chirac. De toute évidence, l’attelage France compte deux chevaux qui ne tirent pas dans le même sens.
Les commissions rogatoires vont, pourtant, se multiplier pour essayer de tracer l’itinéraire des frères leur ayant permis faire l’aller-retour à Paris du Liban, dans un cours laps de temps, pour poser une bombe chez Tati. Des dizaines d’interrogatoires seront menés de Paris à Larnaca, en passant par la Suisse. Ils ne trouveront rien. Mais les services et la police continuent d’accuser la Syrie et les frères Abdallah.
Les bombes se sont tues. Selon Edwy Plenel, dans le Monde du 20 septembre, « Les policiers y voient là un effet de leur ciblage par voie d’affiches et d’avis de recherche des amis de Georges Ibrahim Abdallah ». Il insiste : « Le réseau terroriste opérant en France par des attentats dans des lieux publics depuis décembre 1985 a pour première assise l’infrastructure des FARL, se cachant sous le label CSPPA ou PDL… » Le grand journaliste du Monde n’en démord pas, bien « informé » par les services qui le manipulent efficacement.
La rumeur sur des négociations secrètes qui va crescendo depuis plusieurs semaines, éclate. La digue lâche de partout, le raz-de-marée déferle sur la France avec une odeur nauséabonde de règlement de compte. Dans cette tumultueuse période de cohabitation, Roland Dumas, ex-ministre des Affaires étrangères de Mitterrand, est resté l’homme de l’ombre du Président pour tout ce qui touche à la diplomatie. Il est directement mis en cause. Le journal Libération, bien informé lui aussi, fait des révélations exclusives ; le gouvernement socialiste a bien négocié la libération du diplomate Sydney Peyrolles, enlevé en 1985 au Liban, contre une promesse d’élargissement de Georges Ibrahim Abdallah. Le deal a capoté sous la pression de Washington et de Tel Aviv. ‘Abdallah est accusé de l’assassinat des diplomates américain et israélien à Lyon deux ans plus tôt). La presse se déchaine sur cet accord. Le juge Gilles Boulouque a instruit le dossier Abdallah en correctionnel, mais le ministre lui fait savoir qu’il n’a pas son mot à dire. « J’ai prescrit au procureur de la République de prendre des réquisitions afin de renvoyer Abdallah devant la cour d’assises (…) en février prochain », déclare le ministre de la Justice. Trente deux ans plus tard, Georges Ibrahim Abdallah est toujours en prison, sur pressions américaine et israélienne, dans le silence et l’oubli.
Jacques Chirac a été informé par ses amis palestiniens, notamment Abou Iyad, dirigeant du Fatah, que le clan Abdallah n’a rien à voir avec les attentats. Les services le savent aussi, à ce stade de l’enquête. « Les autorités françaises savent très bien de qui il s’agit, je ne comprends pas pourquoi il ne dénonce pas l’Iran. Je donne nos informations sans réserve », dit publiquement Abou Iyad. Alors, pourquoi cet acharnement ?
L’instruction menée par le juge Marsaud et celle du juge Boulouque, alors chargé uniquement des dossiers Barsimentov et Ray concernant George Abdallah s’accélèrent, les interrogatoires des prisonniers dont la libération est exigée par le CSPPA se multiplient, la pression monte.
Novembre. La France et l’Iran conclue un accord sur le contentieux financier d’Eurodif. Les négociations avaient commencé discrètement en juin. George Besse, patron de Renault, fondateur d’Eurodif et ancien directeur du Centre d’essais atomiques, est assassiné, le même jour, par Action Directe. Abou Iyad a sa réponse. L’Affaire Abdallah, bien orchestrée, a servi de paravent aux négociations. Les autorités françaises savent que l’Iran est derrière les attentats et n’ont d’autre choix que négocier et trouver un bouc émissaire.
Le contentieux Eurodif
En 1974, Giscard d’Estaing et le Shah d’Iran négociaient un accord selon lequel Téhéran accordait un prêt d’un milliard de francs à la France et entrait dans le capital d’Eurodif pour la construction de la centrale de production d’uranium enrichi de Pierrelatte, la France s’engageait à construire en Iran des centrales nucléaires et à livrer de l’uranium enrichi, soit 10% de la production à des fins civiles. Le remboursement du prêt devait commencer en 1981. Les centrales n’ont pas été construites et l’Ayatolah Khomeiny est venu s’installé en France, avant de prendre le pouvoir en Iran en 1979. L’Iran a alors exigeait sa part d’uranium et le remboursement du prêt. Eurodif est entré en fonction en 1981. Le prêt a été placé sur un compte bloqué. Le Hezbollah déclenchait les représailles, les attentats et les prises d’otages au Liban commençaient en 1983.
L’entrée en scène du réseau terroriste libanais
Le 8 octobre, une lettre arrive sur le bureau du directeur général de la police nationale. Elle est signée B. Gérard, Préfet directeur de la surveillance du territoire. Elle est rendue publique après la signature de l’accord. « Peu après les attentats commis en février et mars derniers, un contact attirait notre attention sur le cas de trois Libanais, à l’époque non identifiés. (…) Faute d’éléments concrets, il n’avait pas été possible d’identifier le groupe et de le localiser, d’autant que selon notre contact, il avait disparu. » Les services ne disposaient que les prénoms, Djemal, Imad, Mohammad, et précisaient que deux d’entre eux étaient de chiites extrémistes et le troisième un membre de l’organisation palestinienne FPLP-CG d’Hamed Djibril. « Tout récemment, notre contacte nous donnait le moyen de le situer 73, rue des Rosiers à Saint-Ouen. » Il s’agit de Djemal Chamel, Imad Youcef Chiri et Mohamed Gandhour, tous membres du groupe des Kamikazes de l’imam Hussein, une des branches armées du Hezbollah, qui étaient, en fait, déjà connus des services français. Ils fréquentaient le foyer Ahl al Beit. Il y a aussi Ala Eddine Alla Atef, libanais repéré dès mars par les services, en relation avec un certain Jomaa Anwar.
L’affaire Abdallah semble abandonnée. Les Français découvrent, pour la première fois, l’existence de cellules terroristes islamistes dans leur pays. Ils étaient connus depuis plusieurs mois par les services français sans qu’aucune action n’ait été menée pour les neutraliser. Arrêté dans des conditions rocambolesque à l’hôtel George V, le 20 novembre 1986, Chamel déclare travailler depuis mars 1982 « sous la direction de l’ambassadeur de France au Liban », dans le cadre de l’affaire des otages. Son agent s’appelle « Frédéric ».
Kamel Suydan qui l’accompagne, est connu des services de police. Il a été arrêté en 1984 pour infraction à la législation sur les étrangers. Il passe quatre mois à la Santé. Il est entré en France en 1983 avec un passeport libanais légal.
Tous deux doivent rencontrer un chef terroriste George Fayad qui doit leur donner 3000 francs, somme généralement attribuée aux poseurs de bombe, comme ce fut le cas pour Habib Maamar, poseur de bombe au magasin Marks and Spencer. Djamel est en possession d’un révolver trouvé dans les coussins d’un fauteuil de l’hôtel par les policiers. La femme de Chamel confirme qu’il travaille pour les services français « chargé de surveiller certaines personnes et de faire des rapports aux autorités françaises, des partisans du Hezbollah et de Khomeiny à Paris. » Son correspondant s’appelle bien Frédéric.
Durant les interrogatoires de plusieurs suspects, les mots chiites pro-khomeinistes à Paris, milieux iraniens, galeries des Champs-Élysées, Claridge, Point-Show, Café de Paris, imam Hussein, foyer Ahl Al Beit reviennent sans cesse. Le mystérieux Eddine Alla Atef est reconnu sur les trombinoscopes de la police comme étant Hussein Mazbouh, « un religieux musulman libanais qui fait appliquer rigoureusement la loi coranique dans son rite Chiite », marié avec une Marocaine, vivant à Paris, fréquentant les Champs. Hussein Mazbouh expulsé en urgence absolue en février dans un avion du GAN sur ordre du ministre de l’Intérieur !
D’autres noms tombent, tous individus issus de la mouvance terroriste islamiste libanaise (n’oublions que le Liban est en pleine guerre civile) liée au Hezbollah iranien, l’un des protagonistes de la guerre.
Après des heures d’interrogatoires, le 3 novembre, Chamel et ses acolytes sont mis en liberté, le dossier est enterré. Pourtant, la fin de l’histoire montrera que ces suspects n’avaient rien d’innocents.
Il est décidé de reprendre la piste Abdallah. Une commission rogatoire est délivrée pour enquêter dans l’entourage de Georges Ibrahim Abdallah, à Fleury-Mérogis et à la Santé. Entre le 2 juillet et le 3 octobre 1986, Abdallah a changé trois fois de numéro d’écrou, et treize fois de cellule, dans les deux dernières années. Il est présenté par ses codétenus comme un homme « très instruit, très cultivé, d’une gentillesse extrême, très respecté de l’ensemble des détenus, avec lequel il est possible de discuter de philosophie, de culture arabe, d’histoire ». Rien ne permet de penser qu’il dirige une cellule terroriste depuis sa cellule, dira le rapport de police transmis le 16 décembre.
Un an est passé depuis les premiers attentats dans la capitale. Les manifestations étudiantes de décembre ont été sauvagement réprimées par les forces de police, le jeune Malik Oussekine est tabassé à mort par des policiers. À Aulnay-sous-Bois, les enquêteurs trouvent dans un box de voiture, un stock d’explosif, un arsenal d’armes, dix grenades, 80 détonateurs et un rouleau de cordon détonant. Hallak Mhammed Nizar, un chiite syrien, est identifié comme le chef d’une nouvelle cellule terroriste. Il a disparu de France depuis quelques jours. Ses acolytes sont gardés quatre jours en cellule, avant d’être expulsés par Pasqua en urgence absolue dans un pays de leur choix. Un cadeau aux Syriens pour leur aide dans la libération de l’otage français Aurel Cornéa, selon la presse.
Le passage à la Nouvelle Année est plutôt morose. Froid et grèves paralysent la France. Le juge Legrand qui instruit maintenant les dossiers attentats 1986, poursuit obstinément la piste Abdallah. La section terroriste est chargée de nouvelles missions auxquelles ses hommes ne croient pas. Les suspects sérieux, comme un certain Djabour, sont expulsés les uns après les autres, sans être déférés au Parquet. Ils n’arrivent même pas jusqu’à la section anti-terroriste.
Le 13 janvier 1987, Mohamed Ali Hamadé est arrêté à l’aéroport de Francfort, transportant ans ses bagages trois bonbonnes de trois litres d’anis Gantous set Abou Raad contenant du nitrate de méthyle, un explosif liquide puissant. Il voyage avec un faux passeport au nom de Youssef Rida et ignore qu’il fait l’objet d’un mandat d’arrêt international lancé par les Américains. En effet, c’est un terroriste qui a participé au détournement du Boeing de la TWA, le 15 juin 1985, sur ordre de son frère Abdel Hadi, l’un des trois chefs du Hezbollah, avec un certain Mohamed Haïdar, à Beyrouth. Au cours du détournement, un Américain est tué. Mohamed Ali Hamadé se proclame « combattant du Hezbollah », suit une formation militaire, effectue des séjours en Allemagne en 1982, 1983, 1984 et retourne au Liban, dans les rangs du Hezbollah en 1984. Immédiatement après son arrestation, les 17 et 20 janvier, les deux allemands Schmidt et Cordes sont enlevés à Beyrouth. Le 26 janvier, son frère Abbas est arrêté à Francfort avec d’autres bonbonnes de trois litres d’explosif. D’autres encore seront découvertes à son domicile, à quelques kilomètres de la frontière française.
Le réseau terroriste s’étend en Europe. Début mars, pour la quatrième fois en six mois, la DST découvre, dans un immeuble luxueux du XVIème arrondissement, une cache d’armes et d’explosifs (7 kilos de TNT), sept personnes sont interpellées. Le lien est établi avec des cellules en Espagne, en juillet suivant, mais le dossier n’arrivera pas à la cellule anti-terroriste.
L’ancien avocat de Georges Abdallah est arrêté en Corse. Jean-Paul mazurier, travaille, en réalité, pour les services, depuis 1984. Son arrestation est ultra-médiatisée. « J’ai l’intime convictrion que le CSPPA est composé de militants des FARL auxquels se sont jointes d’autres personnes motivées soit par leurs liens avec Abdallah, soit par respect envers l’homme qu’il devenu. À aucun moment je n’ai eu de preuves qu’il soit à l’origine de cette vague terroriste, précise-t-il lors de l’interrogatoire.
Début mars 1987, Roger Auque, Jean-Louis Normandin, Jean-Paul Kauffmann et deux diplomates, Marcel Carton et Marcel Fontaine, sont toujours otages au Liban du Jihad islamique. Ils n’ont pas eu la chance de faire partie du deal avec l’Iran… 330 millions de dollars ont été versés à Khomeiny au titre d’une première tranche de remboursement. Les ventes d’armes à l’Irak, l’Iran et la Syrie font exploser les statistiques du commerce extérieur français. Les terroristes semblent avoir abandonné Paris. L ‘année 1986 a battu les records d’attentats outre ceux du CSPPA (supposés), avec 497 actions des Corses sur l’île et 27 en France, 9 pour Action Directe, plusieurs attentats signés par l’Armée de libération des Caraïbes en France et à Pointe-à-Pître, etc…
Le clan Abdallah commence à retrouver la paix. Ses offres de collaboration ainsi que celles des Libanais se sont heurtées au refus des autorités françaises qui mènent leur jeu en eaux troubles. L’enquête est dans l’impasse.
La cellule Fouad Ali Salah
Du moins en apparence. Depuis quelques temps, la taupe de la DST, Lotfi ben Kahla, qui surveille ses amis Fouad Ali Salah (dont la carte d’identité avait été trouvée chez Mohamed Mouhajer, en janvier 1986) et sa bande, avertit les services qu’ils vont déplacer des explosifs dans la forêt de Fontainebleau avec le taxi de l’un d’eux, Hassan Aroua. Fouad Ali Salah, Mohamed Aissa et Hassan Aroua sont arrêtés au moment où ils chargent l’explosif dans la voiture, douze litres de nitrate de méthyle dans des bombonnes d’alcool libanais. Suivent les arrestations de Fethi Bourguiba, Abdelhamid Badaoui, Omar Agnaou. Tous Marocains ou Tunisiens, habitués du foyer Ahl Al Beit et militants islamistes liés au Hezbollah. Dans les jours suivants, un autre coup de filet, grâce aux interrogatoires musclés, permet d’arrêter six Libanais, un Algérien, un Sénégalais, inculpés d’association de malfaiteurs en relation avec des entreprises individuelles et collectives ayant pour but de troubler l’ordre public par la terreur et de préparer une nouvelle série d’attentat. Parmi eux, Anwar Jomaa chez qui ils trouvent le numéro de téléphone du quartier général du Hezbollah. Mohamed Mouhajer (arrêté puis libéré en janvier 1986) est également arrêté et inculpé. « Un gros poisson du Hezbollah » titre la presse. Il se fait appeler « Haidar ».
Les mêmes noms reviennent, cette fois, dénoncés comme chefs du réseau à partir du Liban. Un «certain « Bassam » qui vient régulièrement à Paris, voyage entre l’Allemagne et la France, un certain Hadj, qui s’avère être Hassan Mazbouh, l’homme arrêté en février et expulsé en urgence absolue sur un avion du GAN, au Liban, pour servir d’intermédiaire pour la libération des otages !
Le nom de Wahid Gordji et l’ambassade d’Iran sont également cités de façon de plus en plus précise.
Le 2 juin, le juge Boulouque est chargé de l’instruction à la place du juge Legrand. Les interrogatoires se multiplient, longs, parfois musclés. Badaoui apparaît immédiatement comme le maillon faible. Il dira tout ce qu’on veut entendre. Le juge Boulouque voyage beaucoup. Dans les derniers mois, le réseau terroriste s’est étendu en Europe. Il semble que les terroristes soient, également impliqués dans le trafic de drogues qui finance le terrorisme.
L’instruction s’accélère. Le juge Boulouque voyage beaucoup. Il n’a pas peur d’impliquer l’Iran et contient les des pressions. Pour l’instant. Il jette un pavé dans la marre en convoquant Wahid Gordji, maintenant membre du personnel de l’ambassade d’Iran, réapparu le 30 juin dans ses locaux. Wahid Gordji ne sort pas de l’ambassade. Pasqua place le bâtiment sous haute surveillance. À Téhéran, les autorités répondent en bloquant l’ambassade française. C’est la guerre des ambassades. Les menaces pleuvent. Quelques jours plus tard, le consul de France Paul Torri est accusé d’ « activités non conformes aux usages diplomatiques » et arrêté par les autorités iraniennes pour être jugé par un tribunal islamique. La fracture entre le président Mitterrand et sa garde rapprochée, dont Roland Dumas, ex-ministre des Affaires étrangères, et l’équipe de Chirac est consommée. Entre les services des deux camps, également.
Le 2 juillet, l’ambassade iranienne à Paris organise une conférence de presse. Wahid Gordji en est l’interprète. On apprend qu’un diplomate du quai d’Orsay avait prévenu Gordji, en juin, de l’imminence de son interpellation. Le Quai d’Orsay, dit Reza Haddadi, le porte parole, « ne veut pas que certaines personnalités nuisent à nos relations et ne désire pas l’arrestation de Wahid Gordji ». Reza Haddadi confirme qu’il a rencontré une semaine avant, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Bernard Raimond, qui lui a fait part de son désir que « ce problème soit résolu le plus rapidement possible ».
Le 14 juillet, cependant, la France envoie une escadre des forces navales dans le Golfe pour intimider l’Iran. Le 17 juillet, elle rompt officiellement ses relations diplomatiques avec Téhéran. L’ « affaire Gordji » s’emballe. Avec en toile de fond, les négociations secrètes pour la libération des otages, la conclusion définitive du contentieux Eurodif. Et tandis qu’au Palais de Justice, le juge Boulouque, furieux, se sent une nouvelle fois humilié, profondément blessé, en coulisse les négociations avec l’Iran se poursuivent.
Reste aussi, pour le juge Boulouque, à établir le lien entre les attentats de 1986 et les arrestations de 1987 qui pour le moment, n’est pas démontré, puisque les principales accusations reposent sur les déclarations de Badaoui. Il y a la bande parisienne de Fouad Ali Salah, en périphérie, les Iraniens de Paris et l’affaire Gordji, diplomate lié à Mouhajer son « ami ». Au Liban, se trouvent Hussein Mazbouh, alias Hadj, le clan Ghosn et le dénommé Bassam et, en Allemagne, le « petit » et le « grand » Mohamed, un certain Diab et Hamadé déjà jugés, qui ont suivi le même chemin, par l’université de Qoms, membre du Hezbollah et qui ont mis en place leur réseau depuis 1983.
28 novembre 1987. Presque deux ans après les attentats dans les grands magasins du Boulevard Haussmann. Les otages Jean-Louis Normandin et Roger Auque sont libérés par le Jihad islamique à Beyrouth. Ce sont le français Marchiani, alias Alexandre Stephani, et trois vedettes de l’Irangate, l’américain Michael Ledenn, le milliardaire iranien Manouchehr Ghorbanifar et le diplomate israélien David Kimche qui ont négocié dans l’ombre.
La fuite orchestrée de Gordji
29 novembre. 18 heurs 30. Gordji entouré du chargé d’affaires iranien, Gholam Resa Haddadi, de l’ambassadeur du Pakistan à Paris, Jamsheed Marker, d’un commissaire de la DST et du juge Marsaud, chef de la section anti-terroriste du Parquet, entre au palais de Justice. Le juge Boulouque le reçoit en tête à tête pendant deux heures. Aucun élément ne justifie son inculpation, dit son rapport immédiat au Procureur. Gordji ressort incognito par l’arrière du bâtiment. Au Bourget, un Falcon 50 de la compagnie privée Transocéanic, l’attend, dissimulé dans un garage au bord de la piste. Gordji s’envole à Téhéran. Au Palais de Justice, il n’y a plus rien à voir, circulez ! dit le Procureur aux journalistes.
La presse se déchaine avec une rare violence. « Le juge Boulouque ne fait que de la figuration ! Il s’agit de stratégie militaire, de diplomatie, d’échange de prisonniers, de négociations secrètes, pas de Justice ! » déclare un magistrat au Canard Enchaîné. Le juge Boulouque est pris dans un piège dont il n’en sortira plus.
Février 1988, une information contre X pour violation du secret de l’instruction est ouverte suite à une plainte déposée par Fouad Salah. L’hebdomadaire Le Point a publié les extraits d’un de ses interrogatoires, le Nouvel Observateur, des informations sur l’audition de Wahid Gordji par le juge Boulouque.
Mars 1988, les élections présidentielles approchent. Elles doivent se tenir le 10 mai. Le juge Boulouque enquête sans relâche sur les Libanais de la bande, Ghosn, Mazbouh etc… Grâce aux interrogatoires en Allemagne ou à Chypre, il identifie les chefs du réseau. Habib Haïdar, alias Bassam, Ibrahim Akil, alias Ali Ghosn, alias Tachin, Hussein Mazbouh, alias Hadj. Ils sont tous les trois liés au trafic d’héroïne. La Bekaa est devenue la plaque tournante mondiale de la production et du trafic d’héroïne qui finance les différentes factions en guerre au Liban et le terrorisme. Le père de Ghosn, décédé, était employé à l’ambassade de France, à Beyrouth, où il trafiquait des visas pour la France. La famille possède des terres où on cultive l’opium. Dix kilos d’héroïne appartenant à Fouad Ali Salah ont été découverts à Fontainebleau. Des quantités importantes sont, également saisies, lors de perquisitions de suspects terroristes à Milan et ailleurs en Europe. D’interrogatoires en commissions rogatoires, les fiches du juge se remplissent et se multiplient. La toile d’araignée du terrorisme est plus étendue qu’on ne le croyait.
Le juge Boulouque crée, cependant la surprise en libérant Moujaher. Pression des Iraniens ? La presse se déchaine à nouveau. Les otages sont au centre de la bataille électorale. Ceci explique-t-il cela ? Cela ne fait aucun doute pour les spécialistes. Le terroriste reste inculpé d’ « association de malfaiteur et d’infractions à la législation sur les armes, les explosifs et les munitions », se justifie le juge Boulouque. Moujaher disparaît et ne sera plus jamais inquiété.
C’est la guerre entre le président et son Premier ministre. Jean-Paul Kaufmann, Marcel Carton et Marcel Fontaine sont libérés entre les deux tours. Pasqua pavoise. « Je me souviens des conditions dans lesquelles vous avez renvoyé en Iran, M. Gordji après m’avoir expliqué, à moi, dans mon bureau, que son dossier était écrasant et que sa complicité était démontrée dans les assassinats qui avaient ensanglanté Paris à la fin de 1986 », lance Mitterrand à Chirac, lors de leur débat électoral, à la télévision. « Monsieur Mitterrand, pouvez-vous me dire en me regardant droit dans les yeux que je vous ai dit que nous avions les preuves que Gordji était coupable de complicité ou d’action dans les actes précédents, alors que je vous ai toujours dit que cette affaire était du seul ressort du Juge, que je n’arrivais pas à savoir ce qu’il y avait dans ce dossier et que, par conséquent, il m’était impossible de dire si véritablement Gordji était impliqué ou non dans ces affaires ? » Et la fameuse réponse de Mitterrand : « Dans les yeux, je le conteste ».
De lourdes rumeurs circulent dans des milieux « autorisés » et dans la presse. Le rétablissement des relations diplomatiques avec l’Iran est à l’ordre du jour. L’Iran, toujours en guerre contre l’Irak, aurait reçu, via la Syrie, des systèmes de guidage de missiles français ainsi qu’une aide économique. Une rançon de 10 millions de francs aurait été versée, on commence à parler d’un système de « rétro-commission » qui aurait profité à Marchiani et Pasqua. Le 18 juillet, Khomeiny accepte un cessez-le-feu imposé par l’ONU, les négociations pour un traité de paix durable entre l’Iran et l’Irak commencent sous l’aile des grandes puissances occidentales.
Le 18 novembre 1988, le président de la Cour, Albert Moati, informe le juge Boulouque de son inculpation, sur requête en suspicion légitime de l’avocat de Fouad Ali Salah, à la chambre criminelle de la Cour de cassation. Il y a des centaines de plaintes chaque année contre les juges d’instruction, mais elles n’aboutissent pas généralement. Pourquoi un tel empressement concernant le juge Boulouque ? Et depuis 1986, la presse n’a cessé de bénéficier de fuites organisées. Le juge Boulouque est au bout du rouleau. Insulté violemment en permanence par Fouad Ali Salah, un personnage coléreux, hystérique, fanatique, mais intelligent, cultivé et pervers. Heureusement, l’affaire se termine par un non lieu. Mais le mal est fait.
Les inculpations de la bande de Salah tombent les unes après les autres pour association de malfaiteurs, etc, mais pas pour les attentats. On ne sait, pourtant toujours pas qui est le CSPPA, ni le PDL. Rien ne prouve qu’il existe un lien entre ces terroristes et les attentats de 1986. Ils ont été arrêtés en 1987, transportant de l’explosif et preuve a été faite de leurs liens avec la mouvance terroriste libanaise islamiste. Aucun mandat d’arrêt international n’est lancé contre les Libanais. Un « ami » de la DST du juge Boulouque lui remet un rapport personnel allant dans le sens de l’implication de la bande Salah dans les attentats. Le juge Marsaud, grand patron du Parquet anti-terroriste est nommé, le 26 mai, auprès de Charles Pasqua, président du groupe RPR au Sénat depuis les élections perdues par la droite. « Fusion enfin consommée d’un duo particulièrement actif lorsque Pasqua trônait au ministère de l’Intérieur, écrit Libération. Après avoir poussé « ses » juges d’instruction, flatté les élans policiers et rendu compte régulièrement à son ministre préféré, Alain Marsaud a fait le complexe de l’assiégé, le retour de la Gauche ayant mis un couvercle sur la politisation à gros sabots du parquet de Paris dont il était le symbole le plus éclatant ».
Les aveux de Marsaut
Le 7 novembre 1989, Agathe Logeart, journaliste du Monde, Véronique Brocard de Libération et le caricaturiste Plantu sont assis au banc des accusés de la 17ème chambre correctionnelle, à Paris. Le juge Boulouque est à Londres, mais c’est lui le plaignant suite à un dessin satyrique le ridiculisant, publié dans ces journaux. Marsaud, son ancien patron, témoigne. « Il est possible qu’il y ait dans cette affaire de décisions qui n’étaient pas tout à fait judiciaires », dit-il à la barre. Il lui paraît « envisageable » que « le pouvoir a utilisé cet épisode (le départ clandestin de Gordji, protégé par les autorités françaises) comme un moyen de négocier certaines affaires avec le Liban ». Il se réfugie derrière le secret de l’instruction, mais la messe est dite. « C’est la Justice qui a perdu son honneur, répond Me Leclerc, avocat de Libération. Le magistrat a été la victime de tractations qui le dépassaient et s’est senti bien seul. Seul au milieu des siens. Ses collègues magistrats qui lui tapaient dans le dos en lui demandant s’il allait bien. Qui ironisaient dans les couloirs du Palais de Justice (… ) »
20 décembre 1989, trois ans ont passé depuis les premiers attentats. Le juge Boulouque court toujours après des preuves irréfutables de l’implication de Salah dans les attentats, de celle du Hezbollah, de l’Iran. Un nouveau réseau vient d’être démantelé en Espagne. Deux Libanais sont arrêtés, ils fréquentaient le foyer Ahl Al Beit et avait été arrêtés par les services français en 1984, puis relâchés.
Le procès en correctionnelle
Le 29 janvier 1989, à la 31ème Chambre correctionnelle, les dix accusés de la bande Fouad Ali Salah sont assis face aux victimes, aux avocats, au président Malergues et ses assesseurs, au procureur jacques Fourvel, aux interprètes et à une trentaine de spectateurs. Au fond de la salle bondée, un homme est assis, seul, qui écoute attentivement. C’est le juge Boulouque. Salah explose en obscénités comme il a coutume de le faire, il est hystérique, le GIGN le fait sortir. Une bataille juridique s’engage aussitôt. Le soir du troisième jour d’audience, un documentaire sur la taupe, Lotfi Benkahla est diffusé sur TF1 sous le titre « L’homme qui n’existe pas ». Long et instructif. Benkahla n’est pas cité comme témoin, au grand damne de la défense. C’est lui qui a empoché le million de francs promis par Pasqua. La défense obtient que la cassette soit diffusée au tribunal. Mais le juge Boulouque ne l’interroge pas et n’organise pas de confrontation avec les accusés qui n’ont jamais reconnu avoir participé aux attentats. Si pour l’instant, ils ne sont accusés, pour l’instant, que de participation à bande de malfaiteurs etc…. en correctionnelle, il n’y est question que des attaques de 1986.
Salah et les Libanais (par contumace) sont condamnés à vingt ans de réclusion, pour possession et transport d’explosifs et de drogue. Le procès en pénal doit se tenir en février 1990. Le juge est plus seul que jamais. Il continue de subir des pressions, il n’a toujours pas bouclé l’enquête. La DST refuse de verser les écoutes de Lotfi au dossier. Il n’est pas question de toucher au nouvel ami iranien. Raison d’État ! Il termine ses auditions de notification et ses interrogatoires. Il doit boucler le dossier criminel, le procès doit avoir lieu sans plus attendre. Les terroristes de la bande Fouad Ali Salah sont inculpés pour les attentats. C’est désormais un ordre.
La mort du juge Boulouque
Fin novembre, il boucle ses 40 000 pages d’instruction et les dépose sur le bureau du Procureur de la République. Quatre années d’enquête qui ne lui ont pas permis de répondre aux questions posées : qui a commis les attentats de Paris, qui est le CSPPA, qui est le PDL, l’État iranien est-il impliqué ?
Le 13 décembre, on voit parler le juge Boulouque avec un homme, au cours d’un vernissage où il s’est rendu avec sa famille, on le voit pâlir, faire un effort pour se contrôler. Aux alentours de minuit, chez lui, il se suicide d’une balle dans la tête, laissant une lettre à son épouse.
Quelques jours plus tard, le juge Bruguière, le « cow-boy » comme on l’appelle dans les couloirs du Palais, est nommé à la place du juge Boulouque.
Procès aux assises
Le 4 février 1992, le procès s’ouvre devant la Cour spéciale d’assise composée de magistrats. L’audience est reportée. Me Vergès qui défendait Fouad Ali Salah a décidé « d’un commun accord » de ne plus assurer sa défense. Les deux avocats commis d’office ont deux mois pour prendre connaissance de cet énorme et complexe dossier. Autant dire que c’est impossible.
Après une semaine d’audience hystérique, confuse, violente verbalement, d’échanges racistes, guerre de religion, haineux ou vengeur, le 14 avril, devant des victimes et des familles de décédés épuisées, c’est le réquisitoire de l’avocat général, Ginsburger, son dernier procès avant la retraite, homme bien connu pour ses idées proches de l’extrême droite Il mélange pêle-mêle l’Ange Gabriel, l’Annonce à Marie, Mahomet et son neveu Ali, la naissance du chiisme et les scissions du christianisme, le Livre rouge de Mao et Mein Kampf d’Hitler, les dénonce les « légions » envoyées en France par l’Iran. Fouad Ali Salah l’interrompt violemment en lui renvoyant la balle à coup de citations des Évangiles. L’avocat général requiert « la perpétuité à perte de vue ».
Les condamnations seront lourdes, 18 ans pour Salah. Mais quelles qu’ait été l’implication réelle des condamnés, seconds couteaux de dirigeants restés au Liban, condamnés par contumace pour certains, alors qu’ils étaient passés, à un moment ou un autre, dans les mains de la police française, la raison d’État triomphe, le véritable commanditaire, l’Iran, est le grand absent du procès. Le pays des Ayatollah n’est pas cité une seule fois. « Nous vivons le malheur des attentats qui vous fait oublier les principes essentiels du droit au nom de l’efficacité » avait déclaré Me Oussedik au cours du procès en correctionnelle. Quant aux victimes, elles sont reparties avec une nouvelle souffrance, celle de la frustration et de l’humiliation, celle d’avoir été utilisées, acteurs inconscients de cette « sinistre comédie ».