La création d’un État kurde était possible en Irak du fait de l’invasion et de l’occupation de 2003. Cela ne peut pas se reproduire en Syrie.
Interview de Jeremy Salt par Claudio Gallo*
C. Gallo : Le président syrien Bachar al-Assad soutient les Kurdes du nord de la Syrie. Est-ce que cela peut devenir un casus belli avec la Turquie ?
Jeremy Salt : C’est aller trop loin de dire qu’al-Assad aide les Kurdes de Syrie. Il est plus juste de considérer que dans le chaos complet qui secoue le pays, il ne pouvait pas les empêcher de prendre le contrôle des zones kurdes proches de la frontière turque. Il ne veut sûrement pas ouvrir un front contre les Kurdes alors qu’il essaye de supprimer les groupes armés. Que cela devienne un casus belli dépend de la façon dont le gouvernement turc choisit d’interpréter la situation. Mais il est inquiet de la possibilité d’une enclave kurde dans le nord de la Syrie qui renforcerait le projet de « Grand Kurdistan » dans le futur. Ces complications auraient dû être prévues, mais apparemment elles ne l’ont pas été quand la Turquie a décidé de se confronter au pouvoir syrien, il y a plus d’une année.
C.G. : Ankara entretient une relation directe avec l’administration kurde d’Irak, outrepassant Bagdad. Quel est selon vous le but de la diplomatie turque ?
J.S. : Il est très difficile d’interpréter la diplomatie turque en ce moment, voire de comprendre ce que vise sa politique régionale actuelle. Si nous considérons la politique turque depuis le début 2011, nous pouvons voir que le pouvoir « soft » et la politique de « zéro problème » (tels qu’avancée par le ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu) a fonctionné. La Turquie avait une forte relation avec tous ses voisins orientaux. Depuis la décision de s’impliquer dans un « changement de régime » en Syrie, tout cela a été bouleversé.
Les Américains et les États du Golfe peuvent remercier la Turquie pour le rôle central qu’elle a joué dans la campagne visant à renverser le gouvernement syrien, mais le prix payé par la Turquie est élevé. En dehors de la rupture avec Damas, la relation avec l’Iran et l’Irak a été minée. La Turquie s’est également mise en difficulté avec la Russie.
Une nouvelle fois, tout ceci aurait dû être envisagé comme la conséquence inévitable de la confrontation avec le gouvernement syrien, qui a une forte et stratégique relation avec l’Iran et qui donne des facilités portuaires à la flotte russe. La Syrie a une relation forte et stratégique avec la Russie et avant avec l’URSS, depuis un demi siècle.
L’Irak s’est opposé à la politique turque en Syrie depuis le début. En partie parce que l’Irak souffre encore des conséquences de l’intervention armée occidentale en 2003 et, en partie, à cause de la façon dont la Turquie a développé ses relations avec le gouvernorat kurde dans le nord aux dépens de ses relations avec le pouvoir central à Bagdad.
Il faut se rappeler que plus de 60% des Irakiens sont chiites. L’élément sectaire dans la politique irakienne a émergé avec les attaques quotidiennes contre les chiites et les accusations dont a fait l’objet le vice président musulman sunnite, Tarek al-Hashimi au sujet de l’organisation d’un « escadron de la mort » anti-chiite. Hashimi vit maintenant hors du pays et bénéficie, entre autres, du soutien du Premier ministre turc, Recep Tayyi Erdogan.
C.G. : L’indépendance est-elle au programme du président de la région kurde, Massoud Barzani ?
J.S. : le gouvernorat kurde d’Irak est déjà indépendant, sans en avoir le qualificatif. Il a une armée puissante – officiellement « forces de sécurité » – et se gère comme il le veut, quoi qu’en pense ou veuille le gouvernement de Bagdad. Et donc, une déclaration d’indépendance est probablement une question de temps, lorsque les circonstances seront jugées adéquates.
Barzani n’a jamais fait de secret sur le fait qu’il considère qu’une large partie de l’Anatolie orientale fait partie du « Kurdistan occidental ». L’intégration de tout ce territoire dans un État kurde serait son objectif ultime. Ce qui rend plus difficile à comprendre la gestion par la Turquie du nord kurde aux dépens de ses relations avec le gouvernement central d’Irak.
En fin de compte, les Kurdes privilégieront leurs propres intérêts, un point souligné par Barzani récemment au cours d’une réunion des Kurdes syriens qu’il a poussés à la réconciliation. Le Premier ministre turc était très en colère après que les Kurdes de Syrie aient intégré une faction proche du PKK (parti des Travailleurs Kurdes). La Turquie est aujourd’hui très inquiète du réveil des Kurdes syriens.
C.G. : Est-il possible que la chute éventuelle d’Assad soit le point de départ de la création d’un État kurde ?
J.S. : Les répercussions de la chute de l’État syrien seraient si graves que personne ne peut prédire à l’heure actuelle ce qui pourrait sortir des ruines. Un tel écroulement n’est pas d’actualité et il est probable que même les ennemis du gouvernement syrien ne le veulent pas du fait de ses conséquences incontrôlables.
Ils pourraient vouloir un gouvernement complaisant à la place, mais ils ne veulent pas de chaos qui menacerait leurs propres intérêts dans la région. La création d’un État kurde était possible en Irak du fait de l’invasion et de l’occupation de 2003. Cela ne peut pas se reproduire en Syrie.
C.G. : L’Iran joue-t-il la carte kurde contre la Turquie ?
J.S. : Ces États ont toujours joué une carte l’un contre l’autre. C’est ce que l’on appelle la « diplomatie ». L’Iran et la Turquie ont un problème kurde que les gouvernements, à l’intérieur et à l’extérieur de la région peuvent exploiter, comme ils l’ont fait dans le passé. Pour ces deux pays, exploiter la question kurde comporte toujours le risque d’un retour de manivelle.
C.G. : Peut-on dire que nous sommes revenus à « la fin » de l’Empire Ottoman, comme au début du 20ème siècle ?
J.S. : Ce à quoi nous assistons, derrière les scènes immédiates d’horreur en Syrie, c’est la tentative d’un remodelage complet du Moyen Orient depuis la Première guerre mondiale. Le traité Sykes-Picot de 1916 avait fixé les paramètres géostratégiques du Moyen Orient moderne, mais le modèle ne fonctionne plus pour les puissances impériales/post-impériales et les alliés régionaux.
Nous sommes passés par plusieurs phases, mais jusqu’à maintenant, l’État-Nation a contenu les pressions auxquels il a été soumis. Cela inclut la guerre de Suez en 1956, l’attaque israélienne soutenue par l’Occident contre l’Égypte et la Syrie en 1967 et les tentatives israéliennes de mettre en place un gouvernement fantoche au Liban. Le centre de l’attention est ce que l’on appelle le « croissant fertile », soit, aujourd’hui, l’Irak, la Syrie, le Liban et Israël/Palestine. Toute cette région s’expose à une rupture ethno-religieuse si l’ « Occident » arrive à passer un pied dans la porte.
L’invasion de l’Irak a été suivie par la destruction du pays en tant qu’État unitaire. La constitution écrite à Washington – une grande partie des constitutions de l’Irak et de l’Égypte dans les années 1920-1930 avait été écrite à Londres – a transformé un pays séculaire en un État à bases religieuses sectaires. Ce qui a créé un gouvernement central faible et a favorisé la croissance d’un gouvernorat kurde de plus en plus puissant dans le nord. En soumettant le futur de Kirkuk à un referendum (qui reste à organiser), elle a encouragé la guerre démographique, les Kurdes cherchant à augmenter leur population dans et autour des villes.
La Syrie s’expose au même processus de division ethno-religieuse si le pays s’écroule et il y a une opposition à l’installation d’un gouvernement mis en place par les Occidentaux. En 1918, les puissances impériales ont divisé le Moyen Orient de manière à répondre aux intérêts du moment. Aujourd’hui, elles procèdent à un nouveau découpage qui correspond à leurs intérêts. Et ce n’est pas un hasard si ce programme correspond aux plans stratégiques à long terme d’Israël.
La Russie et la Chine sont pleinement conscientes de ce qui se passe, ce qui explique pourquoi la situation actuelle peut être considérée comme l’extension version 21ème siècle de la « question orientale » ou du « Grand jeu » entre la Russie et les Britanniques. Il est sûr que les conséquences des combats en Syrie façonneront le futur du Moyen Orient pour longtemps. Quelle que soit l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes, les acteurs locaux sont des pions dans ce jeu.
Jeremy Salt est professeur d’Histoire et Politique du Moyen Orient à l’université Bilkent, Ankara. Auteur de The Unmaking of the Middle East, histoire des dernières cent années dans la région, hors des clichés « orientalistes ».
Claudio Gallo est journaliste à la Stampa
(Source : Asia Times on line– Traduction Afrique Asie)