Les relations entre le Qatar et les Frères musulmans ne datent pas d’aujourd’hui. Cet émirat, encore protectorat britannique, a commencé à accueillir les islamistes égyptiens dès 1954, après les événements dramatiques qui les ont opposés à Nasser. Il a reçu la deuxième vague venant de Syrie en 1982, après l’insurrection avortée des Frères musulmans à Hama. La troisième vague des Frères musulmans est arrivée au Qatar en provenance d’Afrique du Nord (Tunisie, Algérie et Libye) dans les années 1990, après les affrontements entre les islamistes et les gouvernements de leurs pays respectifs, mais dans des circonstances différentes.
La quatrième vague d’exilés islamistes est venue d’Arabie saoudite. Cette dernière a serré l’étau autour des islamistes et les a pourchassés après le 11 septembre 2001 aux États-Unis et les attentats perpétrés sur le sol saoudien à Al-Khobar, Riyad et Al-Dammam. Ces attentats ont prouvé que la majorité des terroristes étaient soit des Saoudiens soit en lien avec des Saoudiens.
Dès 2004, le Qatar crée un centre dit de « dialogue américano-islamique ». Il est placé sous le patronage du ministère qatari des Affaires étrangères. Ce centre est, depuis, un lieu de rencontre annuelle entre des experts et des responsables américains et des partis politiques islamiques. L’objectif visé est de choisir lequel de ces partis pourrait être un associé stratégique des États-Unis au moment opportun.
C’est au Qatar également que s’est fondée l’Union internationale des oulémas musulmans (UIOM). Elle a été dirigée par le cheikh égyptien Youssef al-Qaradawi, lui aussi affilié aux Frères musulmans et exilé au Qatar depuis quelques dizaines d’années.
L’UIOM a été créée dans le but d’encadrer l’islam sunnite et de lutter contre l’islam chiite. Al-Qaradawi a joué le rôle d’intermédiaire et de coordinateur des activités des organisations européennes et américaines. Il a été le représentant de la jurisprudence sunnite en Europe et aux États-Unis. Il est partisan de la jurisprudence dans l’interprétation des textes sacrés (Coran et hadiths). À cet effet, il a réclamé que les théologiens musulmans fassent des efforts pour répondre aux exigences de la modernité et du monde d’aujourd’hui.
Autre initiative exclusivement qatarie : les autorités du Qatar ont décidé de créer le « projet de renaissance » qui consiste à diffuser l’idéologie islamiste et d’organiser des colloques et conférences dans les pays musulmans à cette fin. La direction a été confiée à Jasem Sultan, le superviseur de la confrérie des Frères musulmans au Qatar. Or, la confrérie qatarie a décidé de se dissoudre, prétendant qu’elle n’a plus raison d’être puisque le gouvernement du Qatar applique lui-même les enseignements de la confrérie et les répand dans les pays musulmans, par l’intermédiaire des centres d’appui de la confrérie, en premier lieu par la confrérie-mère en Égypte.
Il est utile de signaler à ce sujet que le projet proposé par les Frères musulmans en Égypte comme base de leur campagne électorale portait, à l’origine, le nom d’Al-Nahdha (la Renaissance) – même s’ils se sont rétractés plus tard en niant avoir donné ce nom à leur projet électoral. Simple coïncidence ?
Le centre de Jasem Sultan a accueilli la majorité des chefs de la confrérie égyptienne. Ils ont été formés aux méthodes d’action des organisations démocratiques dans le but de ne plus s’appuyer uniquement sur l’infiltration dans la société pour s’imposer ou pour exercer leur influence sur elle. Ont été promus par le soin du superviseur général des Frères musulmans au Qatar des Frères célèbres. Parmi eux, le pédiatre Hisham Morsi, qui détient la nationalité britannique. Il est le gendre de Youssef al-Qaradawi et le fondateur de l’Académie du changement. Il a joué un rôle très important dans la révolution égyptienne de janvier 2011, lorsque les Frères musulmans ont décidé de se joindre aux manifestants. On trouve aussi parmi les promus Ali al-Salâbi, décrit par le Washington Post comme l’architecte qui a eu la charge de construire la charpente du nouveau régime post-révolution en Libye. Il a vécu pendant plusieurs années au Qatar. Il est l’un des élèves d’Al-Qaradawi. Il a reconnu publiquement avoir demandé l’aide des autorités qataries au début de la rébellion libyenne.
En ce qui concerne le soutien illimité du Qatar aux Frères musulmans, une étude rédigée par le chercheur en sciences politiques Abdel Aziz al-Khamis relève certains points ignorés encore aujourd’hui par un large public. Ils ont trait aux événements produits pendant la révolution égyptienne, à leur planification par certaines puissances, organisations et pays arabes et occidentaux.
Dans son étude, le chercheur indique que, début février 2006, s’est tenu dans la capitale qatarie, Doha, un colloque portant le nom de « Colloque de l’avenir ». À la fin de la manifestation, le nom s’est transformé en « Colloque d’avenir pour le changement au Moyen-Orient ». Au cours de cette assemblée, les missions de préparation avaient été réparties entre le Qatar, qui s’occuperait des affaires islamiques, et les États-Unis qui prendraient en charge la formation des jeunes adeptes du libéralisme. La coopération américano-qatarie a incité un certain nombre de jeunes à opter pour le changement grâce aux moyens de l’information technologique, des réseaux sociaux, tels que Facebook, Twitter, YouTube et autres.
Les Frères musulmans qui ont rejoint tardivement la révolution égyptienne, avaient déjà entamé en 2006 leurs cycles de formation, poussant les jeunes à choisir le changement. Ils étaient appuyés par les plans de solidarité et de financement qataris tel qu’on le verra plus loin.
Le Qatar avait en charge deux missions : la première est la propagation du plan d’« Al-Nahdha », sous la direction du docteur Jasem Sultan, un homme très cultivé et engagé dans l’application des enseignements de la confrérie des Frères musulmans. La deuxième est la mise en application du plan de l’Académie du changement, sous la direction du gendre de Youssef al-Qaradawi, Hisham Morsi. Ce dernier devait se concentrer sur la propagation de la pensée et des modalités du changement et de la renaissance d’après les instructions de Jasem Sultan.
Égypte : agitprop islamiste en action !
De son côté, le plan pour l’Égypte recommande aux Égyptiens, selon les projets de planification de Jasem Sultan, la mobilisation populaire pour les élections présidentielles, la mobilisation massive pour obtenir un grand nombre de sièges aux élections législatives, la mobilisation pour éviter la débâcle du système économique, la mobilisation pour éviter le chaos sur le plan de la sécurité. Enfin, de se mobiliser pour éviter la décomposition nationale. Le plan ne détermine pas les priorités, mais exige la mobilisation massive de la population.
Dans ce contexte, d’autres préparatifs ont été ajoutés à ces recommandations. Il fallait préparer les leaders et les former aux plans d’Al-Nahdha (financés par Qatar et en coopération avec les Frères musulmans). Des formations et des entraînements ont été effectués ; une large documentation a été diffusée sur Internet comprenant ce que chacun devait savoir sur la société du futur, la société renaissante, sur l’évolution d’Al-Nahdha, son parcours, ses exigences, ses débuts, et pourquoi elle représente les clés de l’espoir.
Mainmise sur la révolution, mode d’emploi
Pour savoir comment le projet d’Al-Nahdha a réussi à accaparer de la révolution égyptienne, il faut connaître l’activiste Abdel Rahman Mansour. C’est lui qui a créé le groupe « Nous sommes tous Khaled Saïd ». C’est lui qui a réclamé que le 25 janvier soit le jour de commémoration de la révolution égyptienne. Il s’était d’abord opposé à la désignation du 25 janvier comme un jour de célébration. Puis il a accepté après avoir longuement discuté avec l’activiste Wa’il Ghunaym, le responsable technique de la page sur Internet, sur les multiples programmes du projet d’Al-Nahdha des Frères musulmans, en collaboration avec l’Académie du changement. Un projet qui comprend également la solidarité de plusieurs institutions fréristes, telle que le Développement des études et des consultations.
L’argent, nerf de la guerre
Pour faciliter leurs opérations bancaires, les Frères musulmans ont utilisé l’Islamic Bank of Qatar. Les virements s’effectuaient sur le compte de l’Académie du changement, qui s’occupait également de l’organisation administrative de l’entraînement et de la formation des Frères musulmans.
Les Frères musulmans avaient également développé plusieurs autres projets touchant les adultes et les mineurs, tels que l’Institut d’entraînement des adolescents âgés de 12 à 15 ans. Le responsable et les formateurs les initiaient à l’utilisation des moyens médiatiques, comme la chaîne Al-Jazeera, le réseau Islam on line, le réseau Al-Jazeera Talkn ou encore la chaîne satellitaire Dalñl.
Dans le même contexte, le Qatar et les États-Unis ont investi des sommes énormes dans leur soutien aux campagnes de formation des jeunes de la révolution candidats aux élections de l’Assemblée du peuple, fin de 2011.
Le soutien qatari aux Frères musulmans est un soutien absolu. Il se traduit par l’accompagnement des Frères du début jusqu’à la victoire aux élections, dans les pays qui ont recours au vote pour se relayer au pouvoir ; ou par le soutien logistique, munitions et armes, pour ceux qui recourent à la lutte armée. C’est ce qui s’est passé en Libye, et ce qui se passe actuellement en Syrie.