L’Algérie entend rappeler qu’il y a une troisième voie entre l’unilatéralisme et le retour à la guerre froide.
Depuis la mort « officielle » de la guerre froide, avec la fin de l’Union soviétique en 1991 et son corollaire, la bipolarisation des relations internationales, le concept originel du non-alignement (ni Est ni Ouest) s’est trouvé fondamentalement modifié. C’était, pour certains idéologues trop pressés, tel un certain Francis Fukuyama, l’auteur du célèbre pamphlet La Fin de l’Histoire et le dernier homme, le triomphe final de l’ultralibéralisme, de la globalisation sauvage, bref la victoire de l’Ouest sur le reste de l’humanité. Cette « victoire » a pour noms la démocratie occidentale, le libéralisme. Écrit sous l’effet de l’effondrement du bloc soviétique et du démantèlement sauvage de son empire, ce pamphlet ne faisait certes pas l’impasse sur les inévitables secousses telluriques que cette « fin de l’Histoire » allait inévitablement provoquer. Mais selon Fukuyama – qui a disparu des médias mainstream –, ces secousses interviendraient pour confirmer la « suprématie absolue et définitive de l’idéal de la démocratie libérale ».
Le prétendu triomphe de l’Occident n’aura finalement duré qu’une petite décennie. Le 11-Septembre, suivi par l’invasion de l’Afghanistan (2001) et de l’Irak (2003), a rappelé l’extrême fragilité de la victoire du libéralisme, synonyme d’un nouvel ordre dominé par les États-Unis d’Amériques et de ses alliés et supplétifs. Une fragilité magistralement analysée par le politologue français Bertrand Badie dans son livre L’Impuissance de la puissance. En fin de compte « l’hyperpuissance américaine », un terme inventé par Hubert Védrine, l’ancien ministre français des Affaires étrangères, n’aura pas duré longtemps. L’invasion de l’Irak, décidée par les seuls néoconservateurs américains, a non seulement porté un coup fatal à l’unilatéralisme étasunien, mais elle a aussi signalé le début du déclin de leur pays. Elle a montré que la puissance planétaire américaine n’avait plus les moyens de dicter ses desiderata au reste du monde, comme elle avait pris l’habitude de le faire à partir de 1991.
Le vrai révélateur de ce déclin et de la fin de l’unilatéralisme aura été le recours par la Russie et la Chine, à quatre reprises depuis 2011, de leur droit de veto à propos de la Syrie. Ils ont ainsi sonné le glas d’un Conseil de sécurité de l’Onu qui n’était jusqu’ici une chambre d’enregistrement des volontés occidentales. La gestion calamiteuse par les États-Unis et l’Europe de la crise ukrainienne a révélé au monde entier l’incohérence, l’absence de vision et, surtout, l’impuissance de l’Occident à tirer bénéfice des crises qu’il a pourtant lui-même provoquées.
En organisant, du 26 au 29 mai 2014, une Conférence ministérielle du Mouvement des pays non alignés à Alger dans la perspective de célébrer, en 2015, le soixantième anniversaire de la conférence de Bandung, l’Algérie, fidèle aux principes fondateurs de sa diplomatie, cherche en fait à rappeler au monde entier qu’il y a une troisième voie entre l’unilatéralisme et le retour à la guerre froide.
Le rappel de ce qu’avait représenté Bandung en 1955 s’impose pour mieux réaliser le chemin parcouru et le retentissement de cet événement sur l’échiquier international. Du 18 au 24 avril 1955, vingt-neuf pays indépendants et trente mouvements de libération nationale luttant pour leur indépendance s’étaient donné rendez-vous à Bandung, ville d’une Indonésie alors dirigée par le héros de l’indépendance de son pays, Ahmed Sukarno. D’autres figures emblématiques étaient présentes à ce forum : l’Égyptien Nasser, l’Indien Nehru (à qui l’on doit l’initiative), le Chinois Zhou Enlai, le Ghanéen Nkruma… Parmi ceux qui se battaient encore pour arracher leur indépendance, se trouvaient notamment le Front de libération national d’Algérie, le néo-Destour tunisien, l’Istiqlal marocain…
Les participants adoptèrent une déclaration en dix points qui n’ont rien perdu – ou presque – de leur actualité :
- 1.respect des droits humains fondamentaux en conformité avec les buts et les principes de la Charte des Nations;
- 2.respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de toutes les;
- 3.reconnaissance de l’égalité de toutes les races et de l’égalité de toutes les nations, petites et;
- 4.non-intervention et non-ingérence dans les affaires intérieures des autres;
- 5.respect du droit de chaque nation de se défendre individuellement ou collectivement, conformément à la Charte des Nations;
- 6.a) refus de recourir à des arrangements de défense collective destinés à servir les intérêts particuliers des grandes Puissances quelles qu’elles; b) refus par une puissance quelle qu’elle soit d’exercer une pression sur d’autres ;
- 7.abstention d’actes ou de menaces d’agression ou de l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un;
- 8.règlement de tous les conflits internationaux par des moyens pacifiques, tels que négociation ou conciliation, arbitrage ou règlement devant des tribunaux, ainsi que d’autres moyens pacifiques que pourront choisir les pays intéressés, conformément à la Charte des Nations;
- 9.encouragement des intérêts mutuels et coopé;
- 10.respect de la justice et des obligations internationales.
Outre l’irruption des pays du Sud – appelés à l’époque pays du Tiers Monde – sur la scène internationale et le début de la fin de l’ère coloniale, Bandung a surtout marqué la volonté de la majorité des peuples et des États de la planète de sortir de la logique de Yalta avec la doctrine du « neutralisme positif », et l’attachement aux principes de la charte des Nations unies malmenés et violés en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud par les États coloniaux, les États-Unis et leurs alliés.
Il est difficile aujourd’hui de se faire une idée du retentissement de cette « conférence du bout du monde », qui rassembla les représentants d’une large fraction du genre humain (beaucoup plus large qu’à Versailles en 1919, après la Première Guerre mondiale, ou même qu’à Yalta en 1945). Non qu’elle ait changé la face de la Terre. Car si le colonialisme classique a vécu – même si les peuples palestinien et sahraoui continuent à en subir les rigueurs – de nouveaux défis se posent devant ce bloc qui regroupe 117 pays, c’est-à-dire le bloc le plus important après l’Onu.
C’est avec la conférence à Alger en mai dernier que ce bloc a posé les défis à relever, aussi redoutables que ceux affrontés par les acteurs de Bandung-1. Les Non-Alignés doivent en effet lutter contre la mondialisation sauvage qui impose sa domination économique, remplaçant le colonialisme classique, le fléau du terrorisme transnational, la bonne gouvernance à l’échelle mondiale, les conflits internes exacerbés, les pandémies, mouvements migratoires illégaux, trafics en tout genre, la dégradation de l’environnement naturel, la pauvreté, le système financier prédateur les famines, les retards technologiques, la mauvaise gouvernance, le respect des droits humains… Et surtout la réforme des Nations unies à travers la réforme de son Conseil de sécurité. N’est-il pas surréaliste que le continent africain et le sous-continent indien, qui représentent à eux seuls un tiers de l’humanité, en soient exclus en tant que membres permanents ?
Pionnier de ce mouvement, l’Algérie qui avait déjà brillamment organisé et abrité le 4e sommet des Non-Alignés en 1973, sous la présidence de Houari Boumediene et de son ministre des Affaires étrangères de l’époque, Abdelaziz Bouteflika, renoue avec cette ligne pour mieux faire entendre la voix du Sud dans l’arène internationale, notamment en prévision du prochain sommet qui célèbrera le 60e anniversaire de Bandung-1.
Alors que signifie le non-alignement vingt-cinq ans après la chute du bloc de l’Est ? La réponse est venue du président Abdelaziz Bouteflika à l’un des derniers sommets du Mouvement : « Le non-alignement n’est pas une philosophie circonstancielle dont la durée de vie serait liée à la période de la guerre froide et dont la pertinence serait tributaire d’une équidistance géométrique par rapport à deux blocs antagonistes. Le non-alignement se veut, depuis ses origines, l’emblème identitaire distinctif de la remontée des peuples colonisés sur la scène de l’Histoire en vue de l’édification d’un ordre international multipolaire dont le multilatéralisme serait la force motrice. »
Pour Ramtane Lamamra, le ministre algérien des Affaires étrangères, qui a eu la lourde charge d’organiser la réunion de mai en présence d’une centaine de délégations venues des quatre coins du Sud, ce mouvement représente une « autorité morale et politique » pour la promotion de la paix et la prospérité à l’heure des bouleversements que connaît la scène internationale. « Le mouvement a un passé, un présent et un avenir tant que le projet auquel il s’identifie, ne serait-ce que celui de la démocratisation des relations internationales, de la démocratisation des Nations unies et celui de la réforme du Conseil de sécurité, n’aura pas abouti […] Tant que ces chantiers n’auront pas abouti, la mission du mouvement des Non-Alignés ne sera pas terminée. » Vaste programme !