Interviewé, il y a quelques années pour Afrique-Asie alors qu’il était ministre de l’Information et la Culture, Palo Jordan estimait que la « Nation Arc-en-ciel » était non seulement un mythe, mais un mythe dangereux. Il soulignait que ce phénomène naturel était composé de couleurs alignées les unes à côté des autres, bien distinctes et ne se mélangeant pas. En termes scientifiques, un arc-en-ciel est bien « un phénomène optique produit par la réfraction, la réflexion et la dispersion des radiations colorées composant la lumière blanche du soleil par les gouttelettes d’humidité présentes dans l’atmosphère » qui produit une série de teintes monochromatiques juxtaposées. En autres termes, une unité éclatée, et, donc, une division de l’unité.
Le concept, bien que poétique et certainement soufflé par un spécialiste du marketing qui n’avait rien compris, pouvait symboliser l’identité nationale et l’unité d’un peuple qui sortait de l’ « apartheid » ou « développement séparé », système fondé, précisément sur un modèle arc-en-ciel sinistre, émergeant d’une idéologie raciste appliquée à une société considérée comme un ensemble de « races inférieures » et d’une « race supérieure » ? Une idéologie raciste fondement, en outre, de la constitution ?
Il n’y a, en réalité, jamais eu, en Afrique du Sud, de « Nation arc-en-ciel », le concept n’était pas applicable. Le seul élément unificateur fut Nelson Mandela qui, inspiré par l’archevêque militant Desmond Tutu, a porté haut et fort cette métaphore erronée. Depuis son historique défense face aux juges du régime raciste, le combat du peuple sud-africain, puis la construction de la nouvelle Afrique du Sud se sont identifiés à cet homme, symbole national, voire international d’unité, de justice et de paix. Après sa mort, les dirigeants du pays et l’ANC, en grande difficulté aujourd’hui, mais également d’autres partis politiques continuent de se référer à lui se voire s’en revendiquent dans une surenchère parfois triviale.
La notion de « Nation arc-en-ciel » n’a jamais été qu’un argument volontariste. Plus encore, il était utopique, voire même irresponsable, de penser que l’Afrique du Sud accoucherait d’une identité nationale en expulsant de ses entrailles pourries, un régime considéré par l’ONU comme crime contre l’humanité. C’était gommer les questions fondamentales, celle d’abord de la reconnaissance et de la réparation que, de toute évidence, la Commission Vérité et Réconciliation, par ses dérives et ses insuffisances n’a pas permis d’évacuer, créant, chez les victimes, soit tout un peuple, une frustration et une colère dangereuses. C’était occulter les fractures profondes de la société rapidement apparues sur une ligne économique, avec d’un côté une nouvelle classe noire de privilégiés et de capitalistes, de l’autre une majorité de citoyens vivant dans la misère qui ont perdu espoir d’une vie meilleure et au sein de laquelle a pu se développer la violence, la criminalité et les germes de la haine xénophobe, et, au milieu, les couches moyennes qui, si elles ont accédé à un niveau de vie plus ou moins satisfaisant, se sentent lésées par le manque de démocratie, la corruption, le clientélisme politique et de manière générale l’incompétence de ses dirigeants. Comme l’ont exprimé plusieurs députés de l’opposition au Parlement, dans le débat sur les violences xénophobes ou « anti-étrangers » – il y a débat sur la qualification – « la racine de ce problème réside dans l’incapacité de créer une croissance économique et de réduire les inégalités qui minent le pays ».
Le concept de « Nation arc-en-ciel » n’est pas, non plus, étranger à cette situation explosive. Dans son discours à l’occasion du « Jour de la Liberté » qui célèbre les premières élections démocratiques de 1994, le président Jacob Zuma condamnait la violence et reconnaissait qu’un certain nombre d’immigrés « contribuent à l’économie sud-africaine ». Mais il niait le caractère « xénophobe » des violences, et, langue de bois oblige, réaffirmait que l’Afrique du Sud, « Nation arc-en-ciel », est non violente, non sexiste, non raciste. Mais il posait aussi ouvertement cette question ambiguë : « Pourquoi ces citoyens ne sont-ils pas dans leurs pays ? », accusant au passage les « pays frères » de contribuer au « supposé problème de la xénophobie ». A juste titre, aussi, il affirmait que le peuple sud-africain n’est pas xénophobe, en témoignent les manifestations anti-violences et la solidarité de la population avec leurs « frères africains ».
Alors « pourquoi » ? Le concept de « Nation arc-en-ciel » fait partie de la réponse. Dès 1994, ce concept ajouté aux discours d’espoir d’un futur radieux où chaque citoyen bénéficierait des mêmes droits, a contribué à donner une image – virtuelle – d’une réalité qui n’a jamais existé, mais qui a attiré les immigrants africains pris au piège du même rêve, fuyant des pays où les dirigeants n’avaient, eux-mêmes, pas rempli leur contrat social. Réponse à la virtuelle identité nationale « Nation arc-en-ciel », le tribalisme comme processus identitaire, zulu notamment, manipulé par certains, dont le roi zulu, mais idéologie avec laquelle Jacob Zuma a souvent flirté, et les propos ambigus sur les immigrants tenus parfois par certains dirigeants, y compris au sein de l’ANC, soufflent le feu allumé par les inégalités et la misère. Et l’annonce répétée de Jacob Zuma selon laquelle son gouvernement allait renforcer les mesures pour empêcher l’immigration illégale ne résoudra ni la question de la violence contre les étrangers, ni la violence entre citoyens sud-africains qui a fait 17000 morts en 2013/2014. « Nous devons répondre aux causes de la violence et des tensions, héritages de la pauvreté, le chômage et l’inégalité dans notre pays et notre continent, et la compétition pour des ressources limitées », déclarait également Jacob Zuma dans son discours. Mais c’est désormais devenu un leitmotiv qui ne convainc plus la majorité de la population laissée de côté.