« Allah a gagné ! » Sanda Ould Bouamama, le porte-parole du groupe Ansar Dine (« défenseurs de l’islam »), a triomphalement lâché la phrase à Tombouctou, fin mai. Il entendait ainsi célébrer le protocole d’accord de fusion qui venait d’être signé avec le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) pour asseoir la domination de ces groupes sur le septentrion malien. En réalité, plus que de la victoire d’Allah, il s’agissait d’officialiser le triomphe des extrémistes islamistes d’Ansar Dine sur leur allié de circonstance qui avait ouvert les hostilités au nord du Mali au début de l’année.
Lorsque, le 17 janvier 2012, des coups de feu éclatent au nord, ce sont les combattants touaregs du MNLA qui s’affichent. Ils sont en grand nombre, survoltés par les armes de guerre qu’ils viennent de recevoir de soldats touaregs rentrés de Libye après l’assassinat de leur mentor, le Guide Mouammar Kadhafi. Moins nombreux, les combattants d’Ansar Dine, liés au groupe terroriste Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), sont plutôt discrets. Cela ne dure pas : dès les premiers crimes de guerre enregistrés dans le Nord, avec la découverte de dizaines de corps de soldats de l’armée malienne égorgés ou tués d’une balle dans la tempe, le doute se dissipe au sujet des liens entre le MNLA et Ansar Dine-Aqmi. Le mode opératoire des crimes perpétrés porte, en effet, la marque du mouvement terroriste, coutumière de ce genre de pratiques.
Au fur et à mesure de l’avancement des troupes du MNLA dans la région, les islamistes gagnent en influence. Au point de prendre le dessus sur les rebelles touaregs, dont la principale revendication est l’indépendance des régions septentrionales du pays regroupées sous le vocable « Azawad ». À l’arrivée des Touaregs dans la ville sainte de Tombouctou, ce sont les barbus qui prennent le contrôle de la ville. Le drapeau du MNLA disparaît au profit du drapeau noir des mouvements salafistes. Depuis trois mois, ce sont les extrémistes d’Ansar Dine et leurs alliés d’Aqmi qui régentent le fameux « État indépendant de l’Azawad » autoproclamé par les membres du MNLA.
L’alliance esquissée fin mai entre un mouvement touareg à l’idéologie laïque et une organisation djihadiste prônant la loi islamique consacre solennellement le nouveau rapport de force à l’intérieur des villes phares du Nord : Kidal, Gao et Tombouctou. La constitution et les lois civiles qui régissent l’ensemble des régions du Mali sont abolies par les salafistes au profit de la charia, devenue avec la sunna l’unique source du droit en Azawad. Une nouvelle donne qui enfonce un peu plus les régions du nord, prises en otage par les salafistes et Aqmi.
Les conséquences sont désastreuses pour les populations touarègues, songhaï et peules peuplant cette partie du Mali. À la mi-mai, un rapport d’Amnesty International est venu confirmer des informations qui, jusque-là, circulaient de bouche à oreille : les populations sont soumises à une impitoyable police religieuse et les exactions nombreuses. Le document, d’une cinquantaine de pages, pointe les exactions commises par des combattants de la rébellion, mais aussi par les autorités de Bamako. Mais ce souci d’équilibre est vite contrebalancé par l’abondance des faits de crimes, de tortures et autres violations des droits de l’homme commis par le MNLA et Ansar Dine. Une mission d’Amnesty International s’est rendue dans le Nord juste après leur prise de contrôle et a pu documenter les sévices infligés aux populations par les nouveaux maîtres.
La mission a ainsi constaté que des femmes et des jeunes filles ont été violées par des hommes armés, y compris des membres du MNLA. Deux villes ont été particulièrement visées par ces exactions : Ménéké et Gao, où il fallait soumettre des populations récalcitrantes, depuis longtemps adeptes d’un islam modéré aux antipodes du rigorisme exigé par les extrémistes. Le rapport accuse nommément Ansar Dine d’imposer à la population, par la force (intimidations, violences, voire homicides délibérés), de nouveaux comportements comme le port du voile pour les femmes ou la fin de la lecture d’ouvrages jugés contraires à l’islam pour tous.
Les villes du Nord vivent désormais au rythme des flagellations et des autodafés. Les propriétaires de points de vente d’alcool ont été sauvagement agressés, et leurs établissements saccagés ou brûlés. Les fumeurs sont soumis à des coups de fouet, tandis que les femmes sont astreintes au port du voile et à la réclusion dans leurs foyers. Le viol des jeunes filles est devenu une arme de guerre pour les combattants. Les nouveaux ministres de la lutte contre le vice ne s’imposent plus aucune retenue pour mettre au pas quiconque s’opposerait à leur interprétation de la charia.
Tombouctou, la ville aux 333 saints, surnommée la « perle du désert », n’est plus qu’un champ de ruines. Des individus décrits comme des gens d’Aqmi, appuyés par Ansar Dine, ont détruit le mausolée d’un saint, et brûlé de précieux manuscrits. « Avec les islamistes, la ville est devenue la honte du désert », soupire un de ses habitants. La cité fondée par des tribus touarègues entre le xie et le xiie siècle, selon les documents, a été un grand centre intellectuel de l’islam et une cité marchande prospère des caravanes sahariennes. Ses trois grandes mosquées mythiques, mais aussi des dizaines de milliers de manuscrits – dont certains datent de l’ère préislamique – témoignant de la splendeur passée sont désormais la proie des flammes. Au grand désarroi des populations et de l’Unesco qui a classé la ville patrimoine commun de l’humanité depuis 1988.
Il ne reste plus grand monde des 50 000 habitants. Ceux qui le pouvaient ont fui vers Mopti, plus au sud, d’autres se sont réfugiés dans les pays environnants. On estime à plus de 300 000 le nombre de Maliens originaires de la région, ou y résidant, qui ont dû s’enfuir. Pour ceux restés sur place, le calvaire augmente chaque jour. Les jeunes désœuvrés sont enrôlés de force par Ansar Dine et initiés au maniement des armes par des formateurs d’Aqmi, du Pakistan et d’Afghanistan. Fanatisés à l’extrême, ils constituent le noyau d’une armée d’extrémistes appelés à déferler prochainement sur d’autres localités plus au sud, l’objectif final étant la proclamation de la République islamique du Mali.
C’est là le principal point de discorde entre le MNLA et Ansar Dine : le premier veut l’indépendance des régions du nord et peu lui importe que cet État soit musulman ou non ; le second vise ni plus ni moins l’instauration de la charia sur l’ensemble du pays, dans une République islamique constituée selon les normes salafistes. Ces dissensions fondamentales expliquent pourquoi le projet de fusion esquissé en mai a finalement capoté. Les deux organisations se tolèrent à peine, et les risques d’une guerre ouverte ne sont plus à écarter, même si, en l’état actuel des forces, on devine bien qu’elle tournerait à l’avantage des extrémistes et d’Al-Qaïda. Leurs moyens financiers, tirés des rançons versées par les pays européens en contrepartie de la libération d’otages, arrosent les chefs tribaux de la région.
Le plus grave réside dans la généralisation des trafics en tout genre qui s’opèrent dans le Nord, en passe de devenir un véritable « État Al-Qaïda » au cœur du sahel. Les trafiquants de cocaïne et les terroristes de différentes obédiences s’y précipitent désormais, développant une économie du crime organisé potentiellement explosive pour le Mali et l’ensemble du Sahel. De nouvelles organisations voient le jour, comme le Mouvement pour l’unicité et le djihad islamique, qui se veut encore plus extrémiste et revendique des liens jusqu’au Nigeria avec les terroristes de Boko Haram.
On peut ajouter d’autres éléments à ce tableau apocalyptique, comme la famine qui menace, en raison de la sécheresse et des déplacements forcés de populations. Le drame humanitaire qui se profile et la catastrophe sociopolitique qu’occasionnerait l’émergence d’un État voyou dans le Sahel décideront-ils les gouvernements de la région à envoyer une force militaire au Mali pour ramener l’ordre et le droit ? Les États de la communauté économique ouest-africaine (Cedeao), qui ont envisagé une telle force (3 300 hommes), aimeraient pouvoir disposer du soutien politique et logistique du Conseil de sécurité de l’Onu. Cela n’est pas acquis. Tout comme l’incertitude continue de planer sur le sort de la médiation du président burkinabè, Blaise Compaoré, pour contraindre, par la négociation, les mouvements rebelles politico-religieux du nord à abandonner leurs desseins.