Il faut encore se tourner vers Haaretz pour avoir un modeste aperçu de l’horreur que vit au quotidien la population de Gaza. Les médias occidentaux, qui ne tarissent pas d’épithètes sur le 7 octobre, ont oublié ce territoire, couvrant d’un voile pudique et complice les atrocités infligées délibérément à tout un peuple arabo-musulman, soumis par l’occupant israélien à un génocide assumé.
Blog d’Alain Marshal
« Il n’y a pas de civils. Tout le monde est un terroriste » : des soldats de Tsahal révèlent les meurtres arbitraires et le chaos régnant dans le corridor de Netzarim à Gaza
« Sur 200 corps, seulement 10 ont été confirmés comme membres du Hamas » : des soldats de l’armée israélienne ayant servi à Gaza rapportent à Haaretz que quiconque franchit une ligne imaginaire dans le corridor contesté de Netzarim est abattu. Chaque victime palestinienne est considérée comme un terroriste, même s’il ne s’agit que d’enfants.
Par Yaniv Kubovich
Cette ligne n’apparait sur aucune carte et n’existe dans aucun ordre militaire officiel. Bien que sont existence puisse être niée par les hauts responsables de Tsahal, au nord du corridor de Netzarim, en plein cœur de Gaza, elle est une réalité on ne peut plus tangible.
« Les forces sur le terrain l’appellent la ligne des cadavres, » confie un commandant de la division 252 à Haaretz. « Après les fusillades, les corps ne sont pas récupérés, attirant des meutes de chiens qui viennent les dévorer. À Gaza, les habitants savent qu’il ne faut jamais aller là où errent ces chiens. »
Le corridor de Netzarim, une bande de terre large de sept kilomètres, s’étend des environs du kibboutz Be’eri jusqu’à la côte méditerranéenne. Tsahal a épuré cette zone de ses habitants palestiniens et détruit leurs maisons pour construire des routes et des positions militaires.
Bien que l’accès des Palestiniens soit officiellement interdit, la réalité dépasse une simple zone d’exclusion. « C’est une forme de blanchiment militaire, » explique un officier supérieur de la division 252, ayant effectué trois rotations à Gaza. « Le commandant de la division a qualifié cette zone de zone de mort. Quiconque y entre est abattu. »
Un officier récemment démobilisé décrit l’arbitraire de cette limite : « Pour la division, la zone de mort s’étend aussi loin que peut voir un tireur d’élite. » Mais le problème dépasse la simple question géographique. « Nous tuons des civils, qui sont ensuite comptés comme des terroristes, » affirme-t-il. « Les communiqués du porte-parole de Tsahal sur le nombre de victimes ont transformé cette situation en une compétition entre unités. Si la division 99 tue 150 personnes, l’unité suivante vise les 200. »
Ces récits de tueries aveugles et de la classification systématique des victimes civiles comme terroristes sont revenus à plusieurs reprises dans les entretiens qu’a menés Haaretz avec des vétérans récents de Gaza.
« Se proclamer l’armée la plus morale du monde permet aux soldats de se dédouaner tout en sachant parfaitement ce qu’ils font, » affirme un commandant de réserve récemment revenu du corridor de Netzarim. « Cela revient à nier que depuis plus d’un an, nous opérons dans un espace sans loi, où la vie humaine n’a aucune valeur. Oui, nous, commandants et combattants, participons à l’atrocité qui se déroule à Gaza. Maintenant, tout le monde doit affronter cette réalité. »
Bien qu’il ne regrette pas de s’être mobilisé après le 7 octobre (« nous sommes entrés dans une guerre juste »), cet officier insiste sur le fait que le public israélien mérite de connaître toute la vérité. « Les gens doivent savoir à quoi ressemble vraiment cette guerre, les actes graves que certains commandants et combattants commettent à l’intérieur de Gaza. Ils doivent être informés des scènes inhumaines auxquelles nous assistons. »
Haaretz a recueilli des témoignages de soldats d’active, d’officiers de carrière et de réservistes révélant l’autorité sans précédent accordée aux commandants. Alors que Tsahal opère sur plusieurs fronts, les commandants de division ont vu leurs pouvoirs élargis. Auparavant, le bombardement de bâtiments ou les frappes aériennes nécessitaient l’approbation du chef d’état-major de Tsahal. Désormais, ces décisions peuvent être prises par des officiers de rang inférieur.
« Les commandants de division disposent désormais d’une autorité presque illimitée en matière de puissance de feu dans les zones de combat, » explique un officier vétéran de la division 252. « Un commandant de bataillon peut ordonner des frappes de drones, et un commandant de division peut lancer des opérations de conquête. » Certaines sources décrivent les unités de Tsahal comme des milices indépendantes, libérées des protocoles militaires standards.
« Nous l’avons mis dans la cage »
La réalité chaotique a confronté à plusieurs reprises les commandants et combattants à de graves dilemmes moraux. « L’ordre était clair : “Quiconque traverse le pont pour entrer dans le corridor [de Netzarim] reçoit une balle dans la tête,” » se souvient un combattant vétéran de la division 252.
« Une fois, les gardes ont repéré quelqu’un approchant depuis le sud. Nous avons réagi comme s’il s’agissait d’un grand raid militant. Nous avons pris position et ouvert le feu. Je parle de dizaines de balles, peut-être plus. Pendant une ou deux minutes, nous avons continué à tirer sur le corps. Les gens autour de moi tiraient et riaient. »
Mais l’incident ne s’est pas arrêté là. « Nous nous sommes approchés du corps ensanglanté, l’avons photographié et pris son téléphone. C’était un garçon de 16 ans, peut-être. » Un officier du renseignement a collecté les objets, et, quelques heures plus tard, les combattants ont appris que le garçon n’était pas un agent du Hamas, mais un simple civil.
« Ce soir-là, le commandant de notre bataillon nous a félicités pour avoir tué un terroriste, disant qu’il espérait que nous en tuerions dix autres demain, » ajoute le combattant. « Quand quelqu’un a fait remarquer qu’il n’était pas armé et qu’il ressemblait à un civil, tout le monde l’a rabroué. Le commandant a déclaré : “Quiconque franchit la ligne est un terroriste, sans exception, pas de civils. Tout le monde est un terroriste.” Cela m’a profondément troublé : est-ce que j’ai quitté ma maison et que je dors dans un bâtiment infesté de souris pour ça ? Pour tirer sur des personnes désarmées ? »
Des incidents similaires continuent d’émerger. Un officier du commandement de la division 252 se souvient du jour où le porte-parole de Tsahal a annoncé que leurs forces avaient tué plus de 200 militants. « La procédure standard consiste à photographier les corps et à collecter des détails lorsque c’est possible, puis à envoyer des preuves aux services de renseignement pour vérifier le statut de militant ou au moins confirmer qu’ils ont été tués par Tsahal, » explique-t-il. « Sur ces 200 victimes, seules dix ont été confirmées comme des militants connus du Hamas. Pourtant, personne n’a remis en question l’annonce publique affirmant que des centaines de militants avaient été tués. »
Un combattant raconte avoir vu quatre personnes désarmées marcher normalement, repérées par un drone de surveillance. Bien qu’elles ne semblaient manifestement pas être des militants, un char s’est avancé et a ouvert le feu avec sa mitrailleuse, tirant « des centaines de balles », se souvient-il. Trois d’entre elles sont mortes sur le coup (« cette scène me hante », dit-il), tandis que la quatrième a survécu et levé les mains en signe de reddition.
« On l’a mis dans une cage installée près de notre position, on l’a déshabillé et laissé là », raconte le soldat. « Les soldats qui passaient lui crachaient dessus. C’était répugnant. Finalement, un interrogateur militaire est venu, l’a brièvement questionné en le menaçant d’un pistolet, puis a ordonné sa libération. » L’homme essayait simplement de rejoindre ses oncles dans le nord de Gaza. « Plus tard, des officiers nous ont félicités d’avoir tué des “terroristes”. Je ne comprenais pas de quoi ils parlaient », confie le combattant.
Après un ou deux jours, les corps ont été enterrés dans le sable par un bulldozer. « Je ne sais pas si quelqu’un se souvient encore qu’ils étaient là. Les gens ne comprennent pas : cela ne tue pas seulement les Arabes, cela nous tue aussi. Si on m’appelle de nouveau à Gaza, je ne pense pas que j’irai. »
Lors d’un autre incident, des postes d’observation ont repéré deux personnes marchant vers Wadi Gaza, une zone désignée comme interdite. Un drone a révélé qu’elles portaient un drapeau blanc et marchaient les mains levées. Le commandant adjoint du bataillon a ordonné aux troupes de tirer pour tuer. Quand un commandant a protesté, soulignant le drapeau blanc et suggérant qu’il pourrait s’agir d’otages, il a été ignoré. « Je ne sais pas ce qu’est un drapeau blanc. Tirez pour tuer », a insisté le commandant adjoint, un réserviste de la brigade 5. Finalement, les deux personnes ont rebroussé chemin vers le sud, mais le commandant qui avait protesté a été traité de lâche.
Ces frontières invisibles, au nord et au sud du corridor, reviennent fréquemment dans les témoignages. Même les soldats occupant des positions d’embuscade ne savaient pas toujours où ces lignes étaient tracées. « Toute personne approchant de la ligne décidée à ce moment-là est considérée comme une menace – aucune autorisation n’est nécessaire pour tirer. »
Cette approche ne se limite pas à la division 252. Un réserviste de la division 99 raconte avoir vu, grâce à un drone, « un adulte et deux enfants franchissant la ligne interdite ». Ils marchaient sans armes, semblant chercher quelque chose. « Nous les surveillions de près avec le drone et les armes pointées sur eux – ils ne pouvaient rien faire », dit-il. « Soudain, nous avons entendu une énorme explosion. Un hélicoptère de combat avait tiré un missile sur eux. Qui peut penser qu’il est légitime de tirer un missile sur des enfants ? Et avec un hélicoptère ? C’est le mal à l’état pur. »
La plupart des commandants interrogés affirment que l’armée de l’air agissait initialement comme une force modératrice, en particulier pour les frappes de drones. Elle refusait les attaques contre des cibles non confirmées, des zones peuplées et des abris humanitaires. Toutefois, cette prudence s’est érodée avec le temps. « L’armée de l’air ne remet presque plus rien en question ; ses mécanismes de sécurité se sont aussi effondrés », déclare un commandant.
La division 252 a trouvé des moyens de contourner la surveillance de l’armée de l’air grâce à un « mot magique » : la « procédure flash », explique un officier familier des opérations. Conçue pour les forces sous le feu ou évacuant des blessés, cette procédure garantit une frappe aérienne en 30 minutes sans qu’aucune approbation ne soit nécessaire. N’importe quel officier, du commandant de bataillon aux échelons supérieurs, peut l’invoquer. « Lorsque les demandes de ciblage étaient refusées pour diverses raisons, le général de brigade Yehuda Vach nous disait d’utiliser la “procédure flash” », raconte l’officier.
Far West sous stéroïdes
Vach, 45 ans, né dans la colonie de Kiryat Arba en Cisjordanie, a gravi les échelons des unités militaires d’élite avant de prendre la tête de l’école de formation des officiers de l’armée israélienne. Promu général de brigade l’été dernier, il a pris le commandement de la division 252. Son premier discours aux commandants d’un avant-poste du corridor en disait long.
« Sa vision du monde et ses positions politiques guidaient clairement ses décisions opérationnelles », se souvient un officier expérimenté présent. Un autre officier l’a qualifié de « petit Napoléon », inapte à commander une division : « Ce rôle exige du discernement… Nous avons su immédiatement qu’il en manquait, mais nous n’avions pas réalisé à quel point. »
Quelques jours plus tard, Vach a déclaré : « Il n’y a pas d’innocents à Gaza », selon un officier. Si un tel sentiment n’est pas rare parmi les soldats, pour Vach, « ce n’était pas seulement une opinion, c’était devenu une doctrine opérationnelle : tout le monde est un terroriste. » Il a expliqué à ses commandants qu’« au Moyen-Orient, la victoire passe par la conquête de territoires. Nous devons continuer à conquérir jusqu’à ce que nous gagnions. »
Sous la direction de Vach, l’atmosphère de Far West s’est intensifiée. Les limites de la « zone de mort » changeaient constamment : « 500 mètres ici aujourd’hui, 500 mètres là demain », raconte un combattant. Bien que d’autres unités enfreignaient aussi les règles, les officiers affirment que Vach allait encore plus loin.
L’un des concepts introduits par Vach consistait à déclarer que toute personne entrant dans la « zone d’abattage » était un terroriste en reconnaissance. « Chaque femme est un éclaireur, ou un homme déguisé », explique un officier. « Vach a même décidé que toute personne à vélo pouvait être tuée, affirmant que les cyclistes étaient des collaborateurs des terroristes. »
Son initiative personnelle visant à déplacer de force la population du nord de Gaza vers le sud n’a pas reçu d’autorisation officielle. « Nous avons cherché des ordres opérationnels, mais nous n’avons rien trouvé », explique un officier de commandement. « Ils ont fini par le stopper. »
Après l’annonce de la mort du chef du Hamas, Yahya Sinwar, Vach a exprimé, lors d’une réunion de commandement, des fantasmes troublants sur la mutilation et la profanation du corps. « Ils auraient dû le déshabiller, l’exposer sur la place de la ville, découper le cadavre et le laver dans les eaux usées. Il a même tenté d’expliquer comment couper et démembrer le corps », se souvient un officier. « Ce n’était pas une plaisanterie, mais une réunion d’évaluation officielle. Ses commandants sont restés silencieux, sous le choc. »
L’état-major de la division a à plusieurs reprises demandé l’intervention du chef du commandement sud, le général de division Yaron Finkelman, concernant la conduite de Vach. Cependant, ce dernier semblait ignorer l’autorité de Finkelman lui-même.
Début novembre, la division de Vach a quitté le corridor, remplacée par la division 99. Avant la fin de leur dernière rotation, les officiers ont exigé des explications sur la « ligne de mort » non autorisée instaurée par Vach, ainsi que sur d’autres actions. « C’est une situation sans précédent : mener une guerre où chacun fait ce qu’il veut dans son secteur. Des opérations étaient lancées sans ordres ni procédures appropriés, simplement parce que Vach l’avait décidé », explique un officier présent.
Vach était obsédé par une « image de victoire » – non celle d’Israël, mais la sienne. Il pensait que vider le nord de Gaza de ses habitants serait son triomphe. « Nous n’avons pas atteint l’objectif », a-t-il admis en décembre. Sa tentative de chasser 250 000 habitants accrochés à leurs maisons a largement échoué, seules quelques centaines ayant franchi la frontière vers le sud.
Il a expliqué aux officiers que les Palestiniens devaient perdre leurs terres pour tirer des leçons du massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre [à ce sujet, lire La vérité sur le 7 octobre : Tsahal a déclenché la directive Hannibal]. « Il a d’abord parlé d’expulser tout le monde vers le sud, pensant qu’il mettrait en œuvre seul le plan des généraux », se souvient un commandant. Lorsque cela s’est avéré impossible, il a cherché d’autres solutions. Aucune ne s’est concrétisée [à ce sujet, lire Exterminer, expulser, recoloniser : les objectifs d’Israël au nord de Gaza].
En mars, Vach devrait retourner avec la division 252 dans le corridor de Netzarim.
Par Yaniv Kubovich
Blog d’Alain Marshal
Gueux de naissance et de vocation
Paru le 18 décembre 2024 sur Haaretz sous le titre ‘No Civilians. Everyone’s a Terrorist’: IDF Soldiers Expose Arbitrary Killings and Rampant Lawlessness in Gaza’s Netzarim Corridor
Traduction Alain Marshal