Spécialiste du renseignement, Éric Denécé fait le point sur la genèse et la montée en puissance du groupe salafiste nigérian, ainsi que sur ses liens avec d’autres mouvements islamistes en Afrique (1). Extraits.
Avec près de 155 millions d’habitants, le Nigeria est, de très loin, le premier pays d’Afrique par sa population. C’est aussi la deuxième puissance économique du continent, après l’Afrique du Sud. Situé aux confins de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale, frontalier du Bénin, du Niger, du Tchad, du Cameroun, cet État occupe donc une place démographique, économique et géopolitique de premier plan en Afrique. Ainsi, tous les événements qui s’y produisent ont des conséquences pour la sécurité régionale.
Depuis l’été 2011, une préoccupante dégradation de la situation sécuritaire s’observe au Nigeria, essentiellement dans le nord du pays. Elle est liée à la montée en puissance de l’islamisme radical et à sa manifestation violente, le terrorisme djihadiste, fait du groupe salafiste Boko Haram, dont on observe l’accroissement significatif des actions violentes.
Le préoccupant développement de l’islam fondamentaliste
La population du Nigeria se compose de plus de 250 groupes ethniques. Alors que les Yoruba et les Ibo, peuples majoritairement chrétiens, sont prédominants dans le sud et le sud-est du pays, les Haoussa-Fulani, d’obédience islamique, sont majoritaires dans le nord, où s’observe l’adhésion croissante des populations à l’islam fondamentaliste.
La charia a d’ailleurs été promulguée dans douze États du Nord, à majorité musulmane. L’hostilité des populations à l’Occident y est très prononcée et la jeunesse voue une admiration réelle à Ben Laden. Dans ces États, les lois et les règlements du pays sont rigoureusement conformes aux pratiques et croyances de l’islam. Il y est interdit de consommer de l’alcool ou des drogues et le droit islamique peut s’appliquer à des non-musulmans, ce qui donne régulièrement lieu à des heurts violents entre musulmans et chrétiens.
Les luttes religieuses, souvent doublées de problèmes ethniques, ne sont pas nouvelles au Nigeria et ont fait des dizaines de milliers de morts au cours des années passées. Elles sont alimentées par le prosélytisme auquel se livrent les radicaux musulmans financés par des riches sponsors proche-orientaux, auquel il convient d’opposer celui pratiqué par les Églises évangéliques d’origine anglo-saxonne.
Le mouvement islamique Boko Haram
C’est dans le nord-est du pays que le mouvement islamique armé Boko Haram, adepte du salafisme, a été fondé en 1995. Boko Haram signifie, en dialecte haoussa, « L’école est un péché ». Il est aussi connu sous le nom de Jama’at Hijra Wa Takfir (QHWT) ou de Jama’atu Ahlissunnah lidda’awati wal Jihad. Ses adeptes se qualifient également de « taliban nigérians ».
Bien que la loi islamique soit déjà en vigueur dans les douze États du Nord, Boko Haram veut encore aller encore plus loin. Son objectif principal est le renversement du gouvernement et l’imposition de la charia dans tout le pays. Se revendiquant ouvertement des taliban, ce groupe souhaite que les minorités chrétiennes et les adeptes des cultes ancestraux animistes se convertissent ou quittent la région. En cas de refus, leurs membres doivent être exterminés. Boko Haram se livre ainsi, depuis sa création, à des tueries qui visent principalement les représentants du gouvernement, les populations chrétiennes, mais aussi les musulmans jugés trop « modérés ».
Pendant les huit premières années de son existence, Boko Haram a été relativement discret. C’est à partir 2003 que le mouvement se fait connaître, à la suite de la désignation d’un nouveau dirigeant, Ustaz Mohammed Yusuf (2), lequel engage progressivement le groupe dans des actions armées spectaculaires. Le 24 décembre 2003, Boko Haram attaque des postes de police et des bâtiments publics dans les villes de Geiam et Kanamma (État de Yobe). Il faudra une opération conjointe de l’armée et de la police pour venir à bout des terroristes : dix-huit d’entre eux seront abattus et des dizaines d’autres interpellées.
En 2004, Ustaz Mohammed Yusuf installe la base opérationnelle du groupe à proximité du village de Kanamma (État de Yobe), dans le nord-est du pays, à la frontière avec le Niger. Le 21 septembre de la même année, Boko Haram attaque plusieurs postes de police de Bama Gworza (État de Borno), tuant plusieurs policiers et dérobant armes et des munitions.
Mais, mis à part quelques escarmouches isolées avec la police, Boko Haram ne passera que sporadiquement à l’action au cours des années 2007 et 2008.
En juillet 2009, des renseignements concordants parviennent aux autorités nigérianes selon lesquelles le mouvement islamiste est en train de s’armer. L’armée décide de lancer, préventivement, une vaste opération de ratissage dans les provinces du Nord.
En représailles, les membres de la secte déclenchent une vaste insurrection. Ils lancent des attaques sans précédent contre toutes les institutions qui représentent l’État. Le soulèvement affecte cinq États du Nord : Bauchi, Borno, Kano, Katsina et Yobe. Les insurgés s’en prennent à des postes de police et de douanes, à des bâtiments publics et à la minorité chrétienne, notamment en incendiant des églises, faisant plusieurs centaines de victimes.
La réaction des forces de sécurité est extrêmement violente : une véritable campagne militaire élimine plus de 700 membres du groupe, dont son chef Ustaz Mohammed Yusuf. De nombreux autres « taliban nigérians » sont arrêtés et incarcérés. Mais les actions de Boko Haram vont se poursuivre. Dès lors, le groupe va devenir une priorité pour les services de sécurité.
Au cours de l’année 2010, Boko Haram multiplie les attaques contre la police, l’armée et les représentations de l’État nigérian dans les États de Borno et de Bauchi, provoquant la mort de plus de cinquante personnes et faisant des dizaines de blessés. La fin d’année voit une augmentation des attaques […].
Malgré la réaction des forces de sécurité, qui arrêtent plus de 150 membres du groupe terroriste au cours de l’année 2010, les actions vont prendre une ampleur encore plus marquée en 2011.
Organisation et recrutement
Boko Haram recrute ses membres principalement au sein la classe moyenne nigériane – jeunes mécontents et diplômés chômeurs – ainsi que chez les enfants des rues (Almajiris) qui ont migré des zones rurales vers les zones urbaines en quête de meilleures conditions de vie, ou pour étudier sous la direction de guides islamistes renommés dans des villes comme Kano, Zaria, Kaduna, et Maiduguri. La secte bénéficie également du soutien d’individus instruits, riches et influents, favorables à l’imposition d’un islam radical.
Depuis la mort de Mohammed Yusuf, en juillet 2009, le groupe est dirigé par Mallam Umaru Sanni ; il est assisté de deux adjoints. Un émir se trouve à la tête de chaque État du Nigeria dans lequel est présent le groupe. On estime que Boko Haram compte environ 300 combattants permanents. Les partisans de la secte islamiste sont estimés à près de 300 000 personnes à travers les dix-neuf États du Nord, mais aussi au Niger et au Tchad voisins.
Les violences interconfessionnelles se sont multipliées dans le pays, à la suite de la réélection du président Goodluck Jonathan, en avril 2011. Plusieurs centaines de personnes sont mortes depuis cette date […]
L’internationalisation des attaques et les liens avec Al-Qaïda
L’attentat contre les bureaux de l’Onu à Abuja accroît les craintes que l’influence d’Al-Qaïda sur les groupes islamistes en Afrique subsaharienne ne soit en augmentation. En effet, avant cette date, jamais Boko Haram ne s’en était pris à des cibles étrangères. Il avait jusqu’alors limité ses attaques contre le gouvernement nigérian ou les populations chrétiennes.
L’attentat du 26 août est le signe que le groupe terroriste internationalise ses objectifs et semble vouloir dorénavant s’inscrire dans le djihad mondial, à l’image des autres groupes islamistes combattants africains qui ont adhéré à la cause d’Al-Qaïda (Al-Qaïda au Maghreb islamique – Aqmi – et la milice somalienne Al-Shabaab). L’attentat contre le siège de l’Onu doit être vu comme la suite des attaques des djihadistes contre l’organisation internationale, en Irak (2003) et en Algérie (2007).
Une collaboration avec Aqmi pourrait expliquer en partie la sophistication croissante des attaques récentes de Boko Haram. La secte nigériane pourrait tirer parti d’un renforcement de ses liens avec le groupe terroriste algérien pour accéder à un statut plus international qui renforcerait sa crédibilité et son attractivité auprès des candidats potentiels au djihad.
Il semblerait qu’Aqmi soit en train d’essayer d’étendre son action en Afrique subsaharienne – en partageant la formation, les tactiques et les armes avec les groupes militants locaux – après avoir échoué dans la conduite de ses opérations en Algérie et en Europe.
En 2010 déjà, Aqmi avait proposé son aide au groupe islamiste nigérian pour lutter contre les chrétiens. Depuis, un nombre croissant de Nigérians s’entraînerait avec ce groupe dans ses camps du Sahara et les recrues africaines seraient plus nombreuses au sein d’une organisation traditionnellement dominée par les Arabes. Au cours de l’été, Aqmi a diffusé une vidéo de propagande laissant penser qu’il avait réussi à recruter au sud du Sahara. Celle-ci montre des combattants s’exprimant dans un certain nombre de langues d’Afrique de l’Ouest, notamment, le peul, le haoussa et le portugais.
Les services de renseignement des pays occidentaux et des États du Sahel craignent tous qu’Aqmi ne se développe dans la région en profitant de l’afflux d’armes provenant du pillage des stocks de l’armée libyenne. […]
Toutefois, Boko Haram ne semble n’en être qu’aux prémices d’une collaboration avec Aqmi. Ses hommes ne disposent encore que d’armes légères et ne sont pas sérieusement formés au combat de guérilla. Surtout, aucun combattant étranger n’a été vu par les forces de sécurité. Comme dans de nombreux autres cas, le soutien semble avoir été plus idéologique et moral qu’opérationnel. Enfin, si les liens entre les deux groupes se sont renforcés ces dernières années, il existe toujours une grande méfiance entre les Africains et les Arabes.
En revanche, Boko Haram n’entretient pas de relations avec le Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger (Mend), groupa armé responsable de la plupart des violences qui ont lieu depuis 2006 dans le sud du pays, particulièrement contre les installations pétrolières. […]
Le développement des activités du groupe salafiste Boko Haram et le renforcement de ses liens avec Aqmi et les Shabaab somaliens sont une menace de première importance pour l’Afrique de l’Ouest, d’autant que, malgré leurs efforts, les forces de sécurité nigérianes semblent avoir bien du mal à juguler ce phénomène.
Or, le terrorisme islamiste n’est pas la seule menace qui pèse sur le pays. Le Nigeria subit les effets de deux autres phénomènes tout aussi inquiétants pour sa sécurité et celle de la région : d’une part, la persistance des conflits internes et des rébellions locales, principalement dans le delta du Niger, résultant d’une inégale répartition des richesses ; d’autre part, le développement de l’insécurité urbaine en raison d’une croissance démographique et urbaine incontrôlée, de la piraterie et des activités criminelles en lien avec les réseaux internationaux du crime organisé. Le pays est devenu un nouveau lieu de passage pour différents trafics, en premier lieu celui de la cocaïne sud-américaine.
Si la stabilité et l’intégrité ne semblent pas menacées, le Nigeria reste l’un des pays les plus dangereux d’Afrique et pourrait, si rien n’est fait, servir de pépinière à de nombreux groupes aux motivations et aux objectifs variés, ce qui est préoccupant pour la sécurité de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale.
(1) Extrait de la note d’actualité n° 257 : » Nigeria : accroissement et internationalisation des actions terroristes du groupe Boko Haram », 1/10/2011, sur www.cf2r.org. Le titre est de la rédaction.
(2) Issu de l’ethnie kanuri depuis 2002, il a fait des études religieuses à la mosquée de Maiduguri, dans l’État de Bono, avant de créer son propre dogme : le « youssoufia ».