Dès l’aube du 1er février à Phnom Penh, des dizaines de milliers de Cambodgiens, vêtus de blanc en signe d’affliction, se sont massés sur le parcours du cortège funèbre de Norodom Sihanouk. L’hystérie collective qui s’était emparée de la capitale en octobre 2012, lors du retour de Chine de la dépouille royale, s’est dissipée. C’est une nation recueillie qui rend un dernier hommage à son souverain décédé le 15 octobre à Pékin. Un peu avant 8 heures, le cortège qui mène pour la dernière fois la dépouille de Samdech Oeuv, « Monseigneur Papa », à la rencontre de ses sujets s’ébranle. À l’approche du char funéraire les voix s’éteignent et, en signe de recueillement, chacun joint les mains. Le convoi passe lentement, marque une pause, repart et s’éloigne dans un silence émouvant. Les officiels, dont l’inamovible premier ministre Hun Sen, suivent la dépouille royale. Encore quelques intenses secondes de recueillement et la foule s’égaille tranquillement dans les rues de la capitale.
Contre toute attente, les Cambodgiens ne sont pas venus en masse aux obsèques royales. Des 1,5 million, voire 2 millions, de spectateurs attendus, « moins d’un million » s’est déplacé, a estimé Phay Siphan porte-parole du conseil des ministres. Une affluence moindre qui s’explique partiellement par le nombre invraisemblable de barricades hérissées à travers de la capitale. Nombre de Phnompenhois ont préféré fuir la capitale le temps des obsèques. Mais l’explication tient aussi à la personnalité controversée du défunt.
Dans le cœur de nombre de Cambodgiens, Norodom Sihanouk a été le prince des lumières qui mena victorieusement son royaume à l’indépendance, puis le fit entrer dans un âge d’or qui s’acheva brutalement en 1970 par le coup d’État du général Lon Nol. Mais pour d’autres Cambodgiens, Sihanouk a été le prince des ténèbres qui s’allia aux Khmers rouges, devint leur prisonnier avant de leur échapper lors de la libération de Phnom Penh par les Vietnamiens, en 1979, pour se rallier de nouveau aux bourreaux du Cambodge en 1981. Cette seconde alliance lui aliéna durablement de nombreux partisans au moment même où Hun Sen, un ex-officier khmer rouge, gravissait les échelons du pouvoir mis en place par Hanoi. En 1985, Hun Sen accédait au poste de premier ministre, une fonction qu’il n’a jamais plus quittée.
Un roi règne, mais ne gouverne pas
Remonté sur son trône en 1993 en monarque constitutionnel, Sihanouk ne tarde pas à irriter Hun Sen, nouvellement élu « second premier ministre ». Fin 1994, des sihanoukistes lancent un « appel urgent » pour que « tous les pouvoirs nécessaires » pour régler les problèmes du Cambodge soient transférés au roi. Se référant à la Constitution, Hun Sen réplique sèchement : « Un roi règne, mais ne gouverne pas. » Le second premier ministre menace : si nécessaire, il recourra à la force. C’est chose faite en 1997, lorsque le « premier premier ministre », le prince Ranariddh, est violemment évincé du pouvoir. Le prince entraîne dans sa chute celle du Funcinpec, le parti royaliste. Désormais, le Parti du peuple cambodgien (PPC) de Hun Sen domine sans réel contre-pouvoir.
Sihanouk, se désolant des « maladresses répétées » de Ranariddh, abdique en faveur de son fils Sihamoni en 2004. Danseur classique et ambassadeur du Cambodge à l’Unesco, le prince Sihamoni se plie à la volonté paternelle. Mais, à la différence de son géniteur, il se cantonne à un rôle strictement constitutionnel : il règne sans gouverner.
Avec la disparition de Sihanouk, l’institution monarchique a perdu son plus brillant mentor. Hun Sen assure qu’il restera au pouvoir jusqu’à 90 ans. Il en a aujourd’hui 60. Ironie de l’Histoire : la suprématie écrasante du nouvel « homme fort du Cambodge » et celle de son parti ressemblent à s’y méprendre à celles de Sihanouk et du Sangkum Reastr Niyum (SRN) durant l’âge d’or du royaume. À l’image du SRN, le PPC remporte systématiquement tous les scrutins, mais de moins en moins d’électeurs y participent. Les Cambodgiens se détournent à nouveau de leurs gouvernants… pour une fin similaire ?