Depuis que la diplomatie française a été confiée à Laurent Fabius en 2012, elle ne cesse, comme on dit familièrement, de « manger son chapeau »…
Il est vrai qu’elle n’a eu, parfois – notamment en Syrie –, qu’à suivre le mouvement engagé par Alain Juppé. Elle aurait pu le rectifier. Elle l’a accentué. Puis l’affaire ukrainienne a permis à M. Fabius de déployer son génie en organisant à Kiev, avec son camarade allemand, un véritable coup d’État qui aboutit à la fuite étrange du président démocratiquement élu. Le récit de cette opération reste à écrire.
Il est de bon ton, dans la presse française, d’accuser le président américain de tous les maux et de toutes les faiblesses. En politique étrangère, il aura au moins réussi deux choses : libérer Cuba d’un embargo aussi ridicule qu’inutile qui a asphyxié ce pays pendant plus de cinquante ans sans le moindre autre effet ; conclure une négociation difficile avec l’Iran – négociation que Laurent Fabius, on ne sait pourquoi, fit tout pour faire échouer. On se demande parfois les intérêts de quel pays il sert.
Donneurs de leçons
Reste à savoir pourquoi les États-Unis tiennent tant à ranimer la guerre froide aux dépens des pays européens, réputés être leurs alliés. La France vient de faire les frais de cette politique que rien ne l’obligeait à suivre. Dans le conflit de l’Ukraine, la responsabilité initiale revient de toute évidence aux puissances occidentales, qui, ne respectant pas leurs engagements, ont manœuvré à masque tombé pour arrimer l’Ukraine non seulement à l’Union européenne, mais aussi à l’Otan. Les Américains auraient pu se souvenir de leur réaction lorsque les Soviétiques voulurent installer leur matériel militaire offensif à Cuba. Quelle différence ?
Le problème de François Hollande est qu’il est devenu chef de l’État sans avoir jamais mis les pieds hors de France, sinon peut-être pour des vacances. Élève qu’il fut politiquement dans les idées poussiéreuses de la vieille SFIO, dont les grands idéologues furent Guy Mollet et Christian Pineau, c’est-à-dire dans l’atlantisme de papa et le syndrome de Suez. Sur ce terreau, Laurent Fabius n’a eu qu’à développer son génie néfaste – néfaste du moins aux intérêts de la France et aux fondamentaux de sa politique depuis qu’existe la Ve République. Mais Laurent Fabius pense être en mission. C’est du moins ce qui ressort des propos de comptoir que rapporte le Journal du dimanche du 1er novembre 2015 : « Je suis très bien là où je suis. » Notons qu’ainsi il sacrifie sa carrière,car au Conseil constitutionnel il serait tranquillepour près de dix ans. Nous devinons qu’ily a des impératifs supérieurs.
D’où vient l’obsession de Laurent Fabius des’en prendre si personnellement au chef de l’Étatsyrien ? On a entendu des propos sans précédentdans les usages diplomatiques, qui ne conduisaientpas la France à jouer un grand rôle dans lasolution du conflit. De fait, elle est de plus enplus isolée, alors qu’en tant qu’ancienne puissancemandataire, elle aurait dû être au premierrang. Pas malin. Il paraît, à lire certainesgazettes, que tout le malheur vient de ce que lesÉtats-Unis nous ont lâchés, ainsi que les prudents Anglais,lorsque nous étions prêts à déclarer la guerre non pas àl’« État islamique », mais à l’État syrien. Ensuite, nousavons donné des armes à des rebelles prétendument modérés,dont Carla del Ponte, vite réduite au silence, a révéléqu’ils ne se privaient pas eux-mêmes d’utiliser les armeschimiques. Ce qui nous renvoie à l’époque où DonaldRumsfeld en livrait à Saddam Hussein pour « pacifier » larégion kurde. Malheureusement, tout le monde se tient mal,à commencer par ceux qui donnent des leçons aux autres.
Connaît-on beaucoup de pays arabes recommandables du point de vue de nos critères humanitaires – que nous ne respectons pas toujours ? Nous voilà au mieux avec l’Arabie saoudite, dont le régime et les usages sont loin de nos principes démocratiques. Au mieux avec l’Égypte du président Al-Sissi qui nous a débarrassés, par un coup d’État qui nous a ravis, de son prédécesseur élu démocratiquement. Quant à l’Iran, n’est-ce pas nous qui avons jeté les mollahs dans les jambes du Shah ? Pour ce qui est de l’Irak, nous l’avons soutenu tel qu’il était pour l’aider à venger les Américains, précisément des mauvaises manières à l’époque de l’Iran des mollahs… Le seul pays de cette région relativement démocratique dans le fonctionnement apparent de ses institutions serait peut-être le Liban : surpris, le système s’est paralysé lui-même.
Reste la Syrie. Il fut un temps où M. Kissinger célébrait Hafez al-Assad comme le Bismarck du Proche-Orient, ce qui dans son esprit était flatteur. Il n’en reste pas moins qu’au lieu de soutenir et d’aider les Palestiniens, la Syrie entretint, avec son voisin irakien, des querelles partisanes qui les conduisirent à se neutraliser réciproquement, pour le grand bonheur et la tranquillité des Israéliens, ainsi encouragés à ne jamais faire aboutir le « processus de paix ».
Quant à Bachar al-Assad, il s’est trouvé à la tête de la Syrie sans l’avoir voulu. Au début, il voulut « libéraliser » et eut aussitôt tous les comploteurs contre lui. On ne se demande pas de quelle liberté il dispose. Il a tout de même évacué le Liban. Agressé par des contestataires vitetransformés en rebelles par les agences secourables del’Occident, il a sans doute sombré dans une ivresse défensivedont la violence ne lui est pas propre dans ce Proche-Orient livré à tous les malheurs depuis que la « communautéinternationale » non seulement se refuse à régler leseul problème qui se pose, celui du conflit israélo-palestinien,mais aussi encourage sa pérennité par l’irresponsabilitéde son comportement.
Grenouilles de bénitier
Alors se réunit le congrès de Vienne aux relents de Sainte-Alliance. D’après la grande presse, il s’agit moins de rechercher une paix durable, ou même provisoire, que de décider du « sort de Bachar », pour parler comme Fabius. Les Syriens n’y sont pas représentés, bien qu’il s’agisse de leur avenir. Ce qui sera décidé, si on décide quelque chose, leur sera imposé. Les grandes puissances sont décidément incapables de sortir du XIXe siècle. On saluera le retour de l’Iran sur la scène internationale, au moins un acte positif du président américain, même s’il n’a cessé, comme ses prédécesseurs, de mener au Proche-Orient une « politique de gribouille » (Henry Laurens).
La diplomatie française finira-t-elle par sortir de ses postures ? Il existe toujours un État syrien, représenté aux Nations unies, avec un président reconnu même lorsqu’il est contesté. Faire de son départ un préalable à toute solution relève de l’ingérence et du déni de souveraineté, ce qui est contraire à la Charte desdites Nations unies. Cette querelle est inutile, comme le souligne un spécialiste du monde arabe et de la Méditerranée, Frédéric Pichon, dans un entretien à La Croix (du 2 novembre 2015) : « La politique intransigeante adoptée par Washington et Paris obéit plus à la morale qu’à la réalité. Qu’on le veuille ou non, Bachar al-Assad n’est pas isolé dans son pays et dans la région. Exiger son départ, c’est méconnaître le Moyen-Orient et se heurter aux intérêts de Moscou. »
Ban Ki-moon a de son côté déclaré, avec bon sens : « Il est totalement injuste et irrationnel que le sort d’une personne prenne en otage tout le processus de négociation politique. C’est inacceptable. ». Ajoutant : « L’avenir du président Assad doit être décidé par le peuple syrien. » Jeremarque que ces propos n’ont pas été repris par ce qu’il estconvenu d’appeler la grande presse, du moins en France, oùelle semble de plus en plus aux ordres du Quai d’Orsay.
Le monde engendré par les guerres a de tout temps été affreux. Au temps de la guerre d’Algérie, la France a aussi commis des exactions. Je les ai naguère évoquées lors de mes entretiens avec Pierre Messmer, qui était un soldat. La seule façon de les arrêter, me dit-il, était de mettre fin à la guerre : ce que fit le général de Gaulle. Il y a malheureusement des guerres auxquelles on est forcé. Dans les guerres civiles, le monopole de la violence appartient aux États. Ceux qui, de l’extérieur, nourrissent ces guerres civiles aux fins de leurs intérêts ou de leur idéologie partagent la responsabilité de ces États dans leurs excès mêmes. La France, avec sa politique de grenouille de bénitier, s’est malheureusement trop éloignée des réalités.
Tribune à retrouver dans le numéro d’Afrique Asie de décembre 2015.