La prise d’otages au consulat de Mossoul a entraîné des critiques contre le Premier ministre Erdogan et son aide aux rebelles.
La prise en otages mercredi à Mossoul par l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) de 80 ressortissants turcs, dont des familles avec enfants, des militaires et le consul général, Ozturk Yilmaz, a relancé les polémiques sur les liens présumés entre le gouvernement islamo-conservateur turc et ces groupes – l’EIIL et le Front al-Nusra – qui n’ont été inscrits par Ankara sur la liste des organisations terroristes qu’au début du mois. « Les faiblesses en matière de renseignement sont tout aussi criantes que l’échec de la stratégie suivie par le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, qui aujourd’hui se trouve dans l’impuissance après avoir répété pendant des années que la Turquie était la nouvelle puissance régionale », souligne Soli Ozel, spécialiste de politique internationale.
Le vice-Premier ministre, Bülent Arinç, clame que le gouvernement n’a jamais « délibérément » envoyé d’armes, de combattants ou de soutiens financiers aux groupes radicaux. Mais ce mot sonne comme un demi-aveu.
Les autorités d’Ankara ont joué aux apprentis sorciers en fermant les yeux sur les activités des groupes jihadistes syriens les plus radicaux le long des 900 kilomètres de frontière, voire en les soutenant. Après avoir appuyé Bachar al-Assad en espérant « qu’il écouterait son peuple », Recep Tayyip Erdogan et son ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, maître d’œuvre d’une diplomatie « néo-ottomane », ont dès juin 2011 pris fait et cause pour la rébellion, parrainant une opposition influencée par les Frères musulmans et accueillant sur son sol l’Armée syrienne libre (ASL) en formation. Ankara, tout comme Paris et Washington, pariait sur un rapide effondrement du régime.
Boutefeu.
La montée en puissance des jihadistes, mieux équipés et plus motivés qu’une ASL désorganisée, a montré les limites de cette stratégie. Si les Occidentaux ont compris le danger depuis deux ans, Ankara a continué dans cette politique de boutefeu, estimant que ces rebelles représentaient un possible contrepoids face aux combattants kurdes syriens du PYD, très proches des Kurdes turcs du PKK.
Circulaire.
De nombreux éléments montrent que les jihadistes les plus radicaux ont pu impunément aller et venir en Turquie, avec la complicité des autorités. La presse fait état d’une circulaire diffusée l’an dernier dans laquelle le ministre de l’Intérieur de l’époque, Muammer Güler, recommanderait d’offrir hébergement et assistance aux jihadistes du Front al-Nusra en Turquie. Les contrôles sont devenus plus intenses depuis quelques mois mais, auparavant, des « barbus » en tenue de campagne débarquaient chaque jour aux aéroports d’Antioche ou de Gaziantep. Et de nombreux combattants jihadistes sont soignés dans les hôpitaux turcs. L’été dernier, la police a par ailleurs bloqué un camion transportant des armes convoyées par des hommes liés au MIT, les services secrets, tenus par Hakan Fidan, très proche d’Erdogan et grand organisateur du soutien à la rébellion syrienne.
« Il aura fallu la prise d’otages du consulat de Mossoul pour que les autorités réalisent réellement le genre de groupes auxquels elles doivent maintenant faire face », soupire Yasar Yakis, ex-ministre des Affaires étrangères de l’AKP, parti d’Erdogan. L’opposition sociale-démocrate (CHP, Parti républicain du peuple) demande déjà la démission du ministre des Affaires étrangères, même celle du Premier ministre, considérés comme responsables de cette prise d’otages sans précédent. Les autorités privilégient la voie de la négociation mais restent très discrètes. Le Premier ministre Erdogan, qui doit prochainement annoncer sa candidature à l’élection présidentielle, la première au suffrage universel direct, joue très gros dans cette crise.
Source : Libération du 15 juin 2014
https://www.liberation.fr/monde/2014/06/15/la-turquie-piegee-par-sa-strategie-pro-jihadistes_1042015