Quelle mouche a donc piqué l’incontrôlable président turc islamiste Recep Tayyib Erdogan pour s’embourber encore plus en Libye, alors qu’elle a à son actif plusieurs interventions ? Son armée occupe déjà depuis 1974 une partie de Chypre (état membre de l’Union européenne) ; elle est engagée depuis 1984 dans une guérilla sans fin contre ses irrédentistes kurdes dans l’Est anatolien ; elle est présente illégalement dans le Nord de l’Irak où elle a installé plusieurs bases d’appui pour pourchasser, dit-elle, les dirigeants du PKK retranchés depuis des décennies dans la région montagneuse imprenable de Qandil à partir de laquelle ils dirigeraient la guérilla à l’intérieur de la Turquie et dans le Nord syrien ; elle occupe depuis 2011 une vaste partie du territoire syrien dans la région d’Idlib, d’Alep et la région frontalière Nord-Est.
Certes, l’ingérence turque en Libye ne date pas d’aujourd’hui. Faut-il rappeler le jeu perfide joué par Erdogan, en 2011, quand il s’est retourné brusquement contre son ancien « ami » Mouammar Kadhafi, pour apporter son soutien aux milices islamistes de Misrata, de Benghazi et de Tripoli. Cela en étroite coordination avec le Qatar, sponsor des Frères musulmans et des mal nommés Printemps arabes en Tunisie, en Égypte, en Syrie, au Yémen et même en Occident.
En courant au secours de Faïez El Sarraj, le chef du gouvernement dit d’Union nationale, à la légitimité contestée, puisqu’il est l’otage des milices terroristes de Misrata et de Tripoli, et que le territoire qu’il contrôle se réduit jour après jour comme peau de chagrin, Erdogan s’arroge le droit de s’immiscer dans une guerre civile qui oppose plusieurs factions rivales depuis l’éclatement de ce pays à la suite de la calamiteuse intervention militaire de l’Otan en 2011. En signant, le 27 novembre dernier, un accord maritime contesté avec ce même Faïez Sarraj, qui donne à la Turquie l’accès à des zones économiques riches en hydrocarbures revendiquées par la Grèce et par Chypre, Erdogan a pris le risque de mettre de l’huile sur le feu et même de provoquer une guerre régionale aux conséquences encore plus désastreuses que celles de 2011.
A peine cet accord économique illégal passé, qui a fait l’unanimité contre lui, y compris en Libye même où des voix s’élèvent pour dénoncer ce bradage des richesses du pays, un autre arrangement, militaire celui-ci, a été annoncé permettant à la Turquie d’intervenir, en fragrante violation des résolutions du Conseil de sécurité de l’Onu. Si le flou continue à entourer les modalités de cette aide militaire et logistique annoncée, force est de constater que les ingérences turques dans ce pays n’ont pas cessé depuis 2011. A l’époque la Turquie, avec la complicité de l’Otan et du Qatar, en particulier, avait utilisé certains ports libyens, particulièrement Misrata, pour acheminer des armes et des combattants islamistes vers la Syrie via les ports turcs et même le Liban. Ce trafic avait été révélé au grand jour avec l’arraisonnement par la marine libanaise – aidée par la Finul – des deux navires Lutfallah II et MV Grande Siciliaen en avril 2012 avec, à leur bord, plusieurs containers d’armes destinées à la rébellion syrienne. Leur chargement était composé, selon l’armée libanaise « de mitrailleuses lourdes, d’obus, de roquettes, de lance-roquettes et d’explosifs ». Les commanditaires de ce trafic étaient qataris et turcs, avec la complicité de certains agents libanais.
Le scénario syrien : on prend les mêmes et on recommence !
Les rebelles syriens – qu’il vaut mieux qualifier de mercenaires au service de la Turquie et du Qatar – sont aujourd’hui « invités » à renvoyer l’ascenseur à leurs bienfaiteurs. Selon plusieurs sources, au sein de cette rébellion, mais aussi des médias occidentaux qui avaient toujours soutenu l’opposition syrienne qualifiée de « modérée » et les Frères musulmans, près de 500 combattants syriens islamistes ont d’ores et déjà été envoyés en Libye pour se battre contre l’Armée nationale libyenne commandée par le maréchal Khalifa Haftar. Ils seraient payés 1800 dollars par mois. Ces combattants proviennent de l’Armée syrienne libre (ou ce qui en reste), comme la Brigade des faucons du Levant (Liwa Suqour al-Cham), la Légion du Levant (Faylaq al-Cham), ou la Division Sultan Mourad…Toutes ces brigades sont inféodées idéologiquement et organisationnellement aux Frères musulmans et portées à bout de bras par Ankara. Mais le recrutement et l’envoi de ces mercenaires en Libye pour servir de chair à canon n’ont pas été du goût de tous. Certains d’entre eux ont préféré déserter alors que des scissions ont commencé à apparaître au sein de ces organisations. Ils se sentent trahis par leur mentor turc qui, sous prétexte d’aider leur « révolution », a transformé leur pays en ruines.
Faut-il rappeler que le même scénario a été programmé pour la Syrie, qui avait eu la mauvaise idée de sceller avec Ankara un « partenariat stratégique » en 2006 ? Or, dès le début de l’insurrection syrienne, « l’ami » turc avait tourné casaque et s’était porté au secours de ses supplétifs des Frères musulmans syriens qu’il avait armé, financé, soutenu logistiquement avec la complicité des pays occidentaux. Le 9 août 2011, l’ancien ministre turcs des Affaires étrangère, Ahmet Davutoğlu (aujourd’hui à la tête d’un parti d’opposition à Erdogan, quoique toujours islamiste et néo-ottoman), rencontre le président syrien à Damas pour l’exhorter, disait-il, afin de sauver son régime, à faire entrer au gouvernement les Frères musulmans ! Proposition indécente rejetée par Assad. A la suite de cette ultime rencontre, écrit le journaliste libanais Sami Kleib, dans son livre bien documenté « Syrie, documents secrets d’une guerre programmée » « Assad était convaincu qu’une véritable alliance entre la Turquie, les États-Unis et les Frères musulmans commençait à voir le jour et que le Qatar jouait un rôle dans ce montage. » La suite des évènements lui a, hélas, donné raison. L’envoi par la Turquie de ces supplétifs syriens à Tripoli, au mois de décembre dernier, pour porter secours aux milices islamistes libyennes, révèle au monde entier la vraie stratégie expansionniste d’Erdogan en Méditerranée, jusqu’en Chine et Asie centrale.
Durant une cérémonie en hommage à Atatürk en 2016, Erdogan prononce un discours qui en fournit une excellente illustration :
« La Turquie est plus grande que la Turquie, sachez cela. Nous ne pouvons pas rester enfermés dans 780 000 km2. Car nos frontières physiques sont une chose, et nos frontières de cœur (gönül sinirimiz) autre chose. Nos frères de Mossoul, de Kirkouk, de Hassaké, d’Alep, de Homs, de Misrata, de Skopje, de Crimée et du Caucase ont beau être en dehors de nos frontières physiques, ils sont tous dans nos frontières de cœur. »
En essayant de rejouer en Libye le même scénario syrien de soutien aux formations paramilitaires des Frères musulmans libyens, Erdogan ne chercherait-il pas, également, à vendre à son public, de moins en moins acquis à ses thèses, le rêve fou de réinstaller la Turquie dans les habits trop vastes de l’Empire ottoman disparu qu’il s’emploie à ressusciter ? Ou s’agit-il d’une simple gesticulation politicienne à l’usage de ses électeurs déçus qui avaient administré à son parti islamiste AKP, au printemps 2019, une défaite majeure se traduisant par la perte des principales villes du pays comme Istanbul et Ankara… ?
Quels que soient les calculs d’Erdogan, la stratégie du bord du gouffre qu’il vient d’engager en Libye risque de lui coûter très cher. Elle a déjà réussi à faire l’unanimité contre lui, de l’Égypte à l’Algérie, en passant par la Tunisie, la Ligue arabe, l’Italie, la France, voire la Russie et les États-Unis, même si tous répètent invariablement que la solution militaire de la question libyenne ne saurait être que politique et que toutes les ingérences extérieures sont nulles et non avenues.
Le jeu de la France
C’est le cas de la France qui ne brille pas par sa cohérence, déclarant une chose et faisant le contraire. Quelle est aujourd’hui la position de la France – faut-il le rappeler, elle avait pris en 2011 la tête de la croisade atlantiste contre le régime de Kadhafi – face à ces derniers développements qui, non seulement menacent directement ses intérêts en Méditerranée et dans le Sahel, mais risquent de tourner en une confrontation générale entre des pays membres de l’Otan eux-mêmes (La Grèce, Chypre, Italie, Israël…) et des pays arabes dont l’Égypte et l’Algérie qui adoptent des positions souvent incompatibles avec leurs actions sur le terrain ? Car jusqu’ici la France et l’Union européenne avaient brillé par leur immobilisme, leur duplicité et leurs incohérences vis-à-vis du danger que représente la politique turque pour leur sécurité nationale. Face au chantage à l’ouverture de leurs frontières pour laisser partir les centaines de milliers de réfugiés et d’immigrés clandestins, l’Europe a accepté de payer une rançon de six milliards de dollars à la Turquie en contrepartie de leur rétention dans ses camps et sur son territoire. Elle a également accepté de financer les milices de Tripoli et de Misrata pour qu’elles fassent la police à sa place en fermant les yeux sur le commerce lucratif et barbare qu’elles font en exploitant les réfugiés africains.
Zone de non droit
S’il est vrai que la malheureuse intervention de l’Otan en Libye, sans autorisation expresse de l’ONU en 2011, a installé ce pays dans une zone de non-droit, l’a livré aux démons du tribalisme, de l’intégrisme, du trafic en tous genre, l’a transformé en boulevard pour le crime organisé et un passage pour l’immigration clandestine vers l’Europe, il ne fait pas de doute que ce chaos organisé continue à être alimenté impunément par certaines parties.
Certes il y a eu quelques tentatives infructueuses pour remettre la Libye sur les rails de la renaissance, comme ce fut le cas avec la conférence de Skhirat (Maroc) en 2015, dont les conclusions sont restées lettre morte.
Le gouvernement dit d’Union nationale dirigé par Sarraj désigné par cette conférence comme le seul gouvernement « reconnu » par l’Onu n’a jamais été investi par le Parlement siégeant à Tobrouk (est), ni par l’assemblée élue en juin 2014 et reconnue par la communauté internationale. C’est dire à quel point aucune des parties en conflit ne peut prétendre représenter à elle seule l’ensemble des Libyens.
Le maréchal Haftar, un acteur central dans le conflit libyen, est un ancien général entré très tôt en dissidence contre l’ancien régime kadhafiste, à la suite de la défaite de ses troupes au Tchad en 1987 et a collaboré activement avec les États-Unis pour renverser Kadhafi. Il rentre au pays en 2011 et s’engage très tôt dans la lutte contre les groupes djihadistes avec l’aide d’anciens officiers kadhafistes, des tribus locales influentes et des nationalistes libyens rêvant d’en finir avec le chaos incarné par la coalition politico-militaire Fajr Libya (« aube de la Libye »), au sein de laquelle sévissent les milices de Misrata et les Frères musulmans, soutenues par le Qatar et de la Turquie, par ailleurs des alliés de la France !
Outre ses alliances tribales et militaires, Haftar profite aussi du soutien de l’Égypte d’El-Sissi qui ne pouvait pas accepté la transformation de la Libye voisine en une base arrière pour les Frères musulmans qu’il avait chassés du pouvoir et qui continuent depuis la Libye, la Turquie et le Qatar à mener une guerre sans merci contre son pays.
Aujourd’hui, ce maréchal de 75 ans, qui bénéficie aussi du soutien de la Russie, qui admire son engagement dans la guerre contre le terrorisme djihadiste mais aussi de celui de certains pays du Golfe qui avaient mis la Confrérie internationale des Frères musulmans sur leur liste des organisations terroristes, a le vent en poupe. Il a libéré la plus grande partie du territoire libyen (l’Est et le Sud) et il est sur le point de conquérir la Tripolitaine. Quand à l’Algérie, elle ne verrait pas d’un mauvais œil sa victoire, même si par principe elle préfère une solution politique incluant toutes les composantes de la société libyenne. Elle est surtout radicalement opposée aux ingérences turques et qataries à ses frontières. C’est ce qui ressort de la dernière déclaration de son ministre des Affaires étrangères Sabri Boukadoum qui a affirmé que l’Algérie « n’accepte la présence d’aucune force étrangère, quelle qu’elle soit, dans ce pays » et que seuls les Libyens sont à même de régler pacifiquement leurs problèmes avec l’aide des pays voisins.
Si tu veux la paix, prépare la guerre, disaient les Romains. (Si vis pacem, para bellum). En Libye, il est plus qu’urgent que les milices armées soient mises hors d’état de nuire pour reconstruire la paix. Le nouveau contrat national n’est qu’à ce prix. Et aussi la stabilité de la Méditerranée, du Maghreb, de l’Afrique et de l’Europe.
Majed Nehmé