
L’armée russe
L’article actuellement le plus populaire sur le site Internet National Interest porte un titre quelque peu intrigant :
Par Moon of Alabama
La source de la brutalité russe (The Source of Russian Brutality)
L’armée russe fonctionne selon une vision soviétique et totalisante de la guerre qui ignore les distinctions entre les soldats et les civils.
C’est bien sûr une nouvelle pour moi, ainsi que pour le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, qui comptabilise les victimes civiles.
Du 24 février 2022, qui a marqué le début de l’attaque armée à grande échelle par la Fédération de Russie, au 24 septembre 2023, le HCDH a enregistré 27 449 victimes civiles dans le pays : 9 701 tués et 17 748 blessés.
Dans le même temps, les pertes militaires dans la guerre dépassent plusieurs centaines de milliers de personnes. Comparé à n’importe quelle autre guerre moderne, le rapport entre les pertes civiles et les pertes militaires est donc extrêmement faible. En quoi cela démontre-t-il la « brutalité russe » ?
Voyons donc à quoi l’auteur Ivan Arreguin-Toft, fait allusion :
Il n’est pas nécessaire d’être un expert en droit international pour comprendre comment l’invasion de l’Ukraine par la Russie en mars 2022 a violé les principes fondamentaux de ce droit. Les prétextes du Kremlin, la prétendue violation de la « sphère d’influence » de la Russie, cités par exemple par le spécialiste des relations internationales John Mearsheimer, restent inadéquats pour justifier l’invasion d’un État souverain internationalement reconnu.
La Russie justifie cette guerre par la menace d’intégration de l’Ukraine, pays voisin, dans une OTAN agressive. Le secrétaire général de l’OTAN l’a récemment déclaré. C’est peut-être ( !) « insuffisant » pour justifier une guerre. Mais qu’en est-il d’une guerre pour de fausses revendications d’armes de destruction massive dans un pays situé à l’autre bout de la planète ? Les raisons invoquées par les États-Unis pour justifier une guerre ont-elles jamais été « adéquates » ? En outre, dans sa poursuite d’une guerre illégitime, la Russie continue de pratiquer des crimes de guerre, attaquant systématiquement et délibérément des non-combattants, y compris du personnel et des installations médicales. Nous pouvons continuer à débattre de la question de savoir si le fait de permettre à la Russie de récupérer la sphère d’influence de l’URSS est un compromis acceptable pour prévenir un conflit mondial. Néanmoins, il ne fait aucun doute que les viols, tortures et meurtres incessants de non-combattants par la Russie sont illégaux et nuisent à la réputation de la Russie sur la scène internationale.
La question est donc de savoir ce qui explique le comportement de la Russie.
Il s’agit là d’affirmations fortes. Les affirmations fortes nécessitent des preuves solides. Mais le lien sous « viols, tortures et meurtres incessants » ne renvoie à aucune preuve. Le lien renvoie plutôt à un aperçu de la Convention de Genève. En fait, l’ensemble de l’article ne contient AUCUNE preuve de la « brutalité russe ». ZÉRO ! AUCUNE !
Ainsi, sans présenter aucune preuve factuelle, statistique ou même anecdote, l’auteur affirme simplement que le comportement de la Russie est en quelque sorte différent de celui des autres.
Il est ensuite parti à la recherche d’une explication à cette affirmation farfelue.
Pendant toute la durée du règne des tsars de Russie, depuis la fondation de l’État russe jusqu’en 1917, l’armée russe n’a été ni plus ni moins brutale envers les non-combattants que les armées de n’importe quel autre État ou empire. Mais la révolution russe et l’horrible guerre civile qui a suivi ont tout changé.
La première partie est peut-être vraie. Toutes les armées étaient (et sont) généralement brutales à l’égard des non-combattants. Elles devaient souvent « vivre de la terre » qu’elles traversaient, ce qui implique de voler et de tuer tous ceux qui n’étaient pas partis. Mais la deuxième partie de l’affirmation ci-dessus, selon laquelle la révolution et la guerre civile ont changé la donne, est étrange. Cherchons des preuves :
En lieu et place d’un code d’honneur aristocratique, les officiers russes survivants étaient fidèles à la personne de Josef Staline (bien qu’en 1938, il ait fait exécuter pour trahison les trois quarts d’entre eux ayant un grade supérieur à celui de lieutenant) et, plus largement, au mouvement communiste international, qu’ils croyaient destiné à libérer le monde de ses chaînes capitalistes et impérialistes.
Un « code d’honneur aristocratique » a-t-il jamais empêché un aristocrate de tuer un paysan ? J’en doute.
La grande purge de Staline était en fait dirigée contre Trotski et d’autres qui voulaient répandre le communisme dans le monde entier, alors que Staline préférait une politique de socialisme dans un seul pays, en donnant la priorité à l’Union soviétique. Les officiers qui préféraient les idées de Trotski ont effectivement été purgés, mais les chiffres qu’Ivan Arreguin-Toft met entre parenthèses sont totalement farfelus.
Voici ce que la purge de l’armée a réellement fait :
La purge de l’Armée rouge et de la Flotte maritime militaire a éliminé trois maréchaux sur cinq (équivalant alors à des généraux quatre étoiles), 13 commandants d’armée sur 15 (équivalant alors à des généraux trois étoiles), huit amiraux sur neuf (la purge a touché de plein fouet la marine, soupçonnée d’exploiter ses possibilités de contacts avec l’étranger), 50 commandants de corps d’armée sur 57, 154 commandants de division sur 186, 16 commissaires d’armée sur 16, et 25 commissaires de corps d’armée sur 28.Ces chiffres peuvent sembler élevés mais, surtout, il s’agit ici de généraux et non de toutes les personnes ayant un grade supérieur à celui de lieutenant. En outre, la plupart des personnes purgées n’ont pas été exécutées. Le nombre total de purges était également beaucoup plus faible qu’on ne le pensait :Au début, on pensait que 25 à 50 % des officiers de l’Armée rouge avaient été purgés ; on sait aujourd’hui que le chiffre réel est de l’ordre de 3,7 à 7,7 %.Cet écart est le résultat d’une sous-estimation systématique de la taille réelle du corps des officiers de l’Armée rouge, et l’on a négligé le fait que la plupart des personnes purgées ont simplement été exclues du Parti. Trente pour cent des officiers purgés en 1937-1939 ont été autorisés à reprendre du service. Comment peut-on passer de ces faits historiques à « trois quarts d’entre eux au-dessus du grade de lieutenant exécutés pour trahison » ?
On ne peut pas. Et c’est la raison pour laquelle il faut arrêter de lire ce texte. Le reste n’est que pire.
Pendant la guerre froide, Ivan Arreguin-Toft avait appris le russe alors qu’il était dans l’armée américaine. Il était notamment chargé du renseignement sur les transmissions en Allemagne. Nous pouvons être sûrs qu’il a également reçu les habituels cours d’endoctrinement sur « l’esprit russe déviant ». Depuis lors, il s’est essayé à la cybersécurité, qu’il enseigne actuellement quelque part. Je ne trouve aucune preuve qu’il ait, à quelque moment que ce soit, appris l’histoire ou la sociologie. L’article qu’il a présenté ne fait état d’aucune connaissance de ce type. Je ne vois pas en quoi tout cela lui permet d’affirmer, sans preuves, que la Russie est extraordinairement brutale. D’autant plus que sa théorie sous-jacente ne repose pas sur des faits historiques mais sur de la pure fiction.
Ce qui est le plus étonnant, c’est qu’il semble y avoir un marché pour ce genre d’inepties.
Par Moon of Alabama
Traduit par Brahim Madaci