Quand les médias dominants se trompent, encore une fois, sur la constance de la stratégie russe en Syrie.
Les propos attribués au vice-ministre russe des Affaires étrangères, Mikhaïl Bogdanov, sur le fait que le régime syrien «perdait de plus en plus le contrôle du pays» ont provoqué une grande confusion qui a inspiré un grand nombre d’analyses sur la fin imminente du régime syrien. Le correspondant d’As Safir à Paris a déclaré que l’émissaire international Lakhdar Brahimi pourrait se rendre prochainement à Damas pour tenter d’obtenir du président Bachar al-Assad des concessions sur la délégation de tous ses pouvoirs à un gouvernement de transition. Des journaux parlent même d’un «ultimatum» russo-américain qui serait remis au président Assad par l’émissaire. Citant des sources diplomatiques européennes, le correspondant d’As Safir affirme que les Russes, encore attachés au fait que le président Assad reste au pouvoir pendant la période de transition, auraient cédé devant l’insistance des Américains à ce qu’il ne soit pas autorisé à se présenter aux prochaines élections présidentielles, en 2014.
Mais le ministère russe des Affaires étrangères a démenti, ce vendredi 14 décembre, les propos attribué à M. Bogdanov. «Nous voudrions souligner qu’il (Bogdanov) n’a fait aucune déclaration ou interview avec la presse ces derniers jours», a déclaré le porte-parole du ministère russe Alexandre Loukachevitch dans un communiqué. Il a ajouté que M. Bogdanov s’était exprimé jeudi sur le sujet lors d’une réunion de la Chambre publique russe mais qu’il avait «à nouveau réaffirmé la position russe sur l’absence d’alternative à une solution politique en Syrie». «Nous n’avons jamais changé et ne changerons jamais notre position» sur la Syrie, a-t-il précisé.
Pour sa part, le correspondant du quotidien Al Akhbar à Amman affirme que le président Bachar al-Assad est capable de rester au pouvoir au moins pendant deux ans encore, jusqu’à la date des élections présidentielles. Selon des «évaluations stratégiques» de plusieurs services de renseignements, le «régime syrien est capable de résister dans la bataille, à condition qu’il n’y ait pas d’intervention militaire étrangère directe et que les livraisons d’armes et le soutien militaire et sécuritaire russe et iranien se poursuivent».
Ici à Beyrouth, de nombreux experts militaires assurent que les pronostics sur la chute imminente du régime syrien ne sont basés sur aucun développement dramatique. Aucun changement stratégique n’est intervenu sur le terrain ces dernières semaines. Au contraire, l’armée syrienne a lancé le 29 novembre une vaste offensive préventive autour de Damas pour déjouer une attaque d’envergure contre la capitale, à laquelle les rebelles avaient donné le nom de «bataille de la libération de Damas». Plusieurs dizaines de milliers de combattants, acheminés de toutes la Syrie, ont été massés autour de la capitale mais ils n’ont pas réussi à atteindre leur principal objectif, qui était d’occuper l’aéroport international et trois autres aérodromes militaires autour de Damas. Dans le Nord, les rebelles ne parviennent pas à avancer à Alep et l’armée progresse dans certaines régions de la province et recule dans d’autres. A la frontière avec le Liban, les infiltrations ont baissé et les rebelles ont perdu l’initiative après la prise de la ville de Joussié. A Homs, les groupes armés sont encerclés dans deux quartiers.
Il n’y a donc pas de changements significatifs sur le terrain qui permettraient de dire que le régime est sur le point de tomber.
De son côté, la journaliste libanaise de l’Orient Le Jour, Scarlett Haddad, revient sur les propos du vice-ministre russe des AE sur les progrès de l’opposition syrienne et la possibilité de la chute du régime, repris dans tous les médias. Ces propos, écrit-elle, sont venus conforter le mouvement du14 Mars (pro saoudien et anti-syrien) dans sa conviction que les jours du président Assad au pouvoir sont désormais comptés et qu’ils ont donc fait le bon choix en appuyant les rebelles, ainsi que la prise du pouvoir dans la région par les Frères musulmans, selon le plan véhiculé par la Turquie et le Qatar.
Mais ce plan, aussi cohérent soit-il, comporte des lacunes, et si on y regarde de plus près, il n’est pas réellement appliqué selon les prévisions et les attentes de ses parrains internationaux et régionaux. De Gaza à Tunis, en passant par le Caire, Damas et Beyrouth, rien ne se passe comme prévu. D’abord, les Frères musulmans montrent chaque jour leur dérive totalitaire, mais surtout, ils se heurtent à une opposition grandissante, qui ne veut pas baisser les bras. Les Égyptiens n’ont jamais été aussi divisés et l’opposition au régime des Frères annonce clairement qu’elle ne veut pas qu’on lui vole sa révolution. Dans le dossier palestinien, la situation est aussi complexe. Si, en apparence, le Hamas de Khaled Mechaal est en voie de devenir «fréquentable» en acceptant plus ou moins clairement la possibilité d’un compromis après avoir obtenu le statut d’observateur à l’ONU pour la Palestine, rien n’indique que la situation est aussi simple. D’abord, les huit jours d’affrontements avec Israël et le lancement de missiles sur Tel-Aviv et Jérusalem ont donné aux Palestiniens un sentiment de puissance qu’ils n’avaient plus éprouvé depuis longtemps. Et ce sentiment est essentiellement dû aux armes fournies par l’Iran. C’est dire que la base du Hamas n’est pas forcément acquise à l’idée du compromis avec Israël, malgré la disparition du chef militaire Ahmad Jaabari. D’autres cadres du mouvement refusent de rompre les liens avec l’axe dit de la résistance, et le chef du gouvernement de Gaza Ismaïl Haniyeh adopte une position ambiguë ménageant aussi bien le Qatar et la Turquie que l’Iran et le Hezbollah. De plus, à la gauche du Hamas, il y a le Jihad islamique qui prend de plus en plus de poids à Gaza et qui est totalement aligné sur la politique de l’Iran.
En Syrie, les développements ne sont pas non plus forcément rassurants. Les médias américains et les instituts de recherche dénoncent de plus en plus la dérive islamiste de l’opposition syrienne ainsi que la multiplication de groupes takfiristes, qui font eux la plupart des batailles sur le terrain. Les conclusions de ces centres de recherche montrent clairement que si le régime syrien devait chuter, il n’y aurait pas forcément une solution en Syrie. Au contraire, le pays serait livré à une multitude de groupes divisés, extrémistes et sans véritables têtes. La situation pourrait même devenir plus compliquée et le chaos s’installerait pour quelques années au moins dans ce pays stratégique à plus d’un titre.
Enfin, au Liban, le rapport des forces n’est toujours pas en faveur du 14 Mars, puisque Walid Joumblatt, sur lequel misait Saad Hariri, ne cesse d’exprimer son appui au gouvernement qui lui paraît préférable au vide institutionnel. Le slogan de faire chuter le gouvernement de Mikati ne semble pas devoir se concrétiser dans un proche avenir, alors que le chaos à Tripoli ou à Saïda ne lui profite pas non plus.
Pour toutes ces raisons, le plan d’une prise de pouvoir dans la région par les Frères musulmans et la mouvance islamique en général avec l’aval des Occidentaux n’est pas aussi précis qu’on pourrait – ou voudrait – le croire.
Médiarama
14 décembre 2012