L’impensable se produit pour la deuxième fois en cinq mois : Le géant gazier russe Gazprom écrit aux compagnies gazières allemandes pour annoncer un cas de force majeure prenant effet le 14 juin, l’exonérant de toute compensation pour les manques à gagner depuis lors.
PAR M. K. BHADRAKUMAR
Les relations germano-russes ont connu leur premier choc cette année le 22 février, lorsque le chancelier Olaf Shloz a surpris même les observateurs politiques les plus endurcis en gelant le processus d’approbation du gazoduc Nord Stream 2 récemment construit. Ce gazoduc de 11 milliards de dollars situé sous la mer Baltique aurait doublé le volume de gaz envoyé directement de Russie en Allemagne, mais M. Scholz a préféré bloquer sa mise en service. C’était l’époque faste où Berlin parlait de « vaincre » la Russie.
La décision de Scholz était une réaction à la décision de Moscou, le 21 février, de reconnaître deux régions séparatistes d’Ukraine comme des républiques indépendantes. Les faucons anti Russie en Allemagne ont applaudi sa décision. Les applaudissements ont afflué. Jana Puglierin, directrice du Conseil européen des relations étrangères à Berlin, a fait l’éloge de M. Scholz, déclarant qu’il « plaçait la barre plus haut pour tous les autres pays de l’UE… c’est un véritable leadership à un moment crucial ».
Toutefois, à Moscou, qui connaît parfaitement le marché allemand de l’énergie, la décision de M. Scholz a été perçue comme un acte d’automutilation délibéré. Moscou a réagi avec un éclair d’humour sardonique. Dmitri Medvedev, ancien président et chef adjoint du Conseil de sécurité russe, a tweeté : « Bienvenue dans le meilleur des mondes où les Européens paieront bientôt 2 000 euros pour 1 000 mètres cubes de gaz ! »
Il faisait allusion à la sinistre réalité : le gaz représentait un quart du mix énergétique de l’Allemagne, et plus de la moitié provenait de Russie. En effet, il était évident que la dépendance de l’Allemagne au gaz ne pouvait qu’augmenter après avoir décidé de mettre de côté l’énergie nucléaire à la suite de la catastrophe de Fukushima en 2011 au Japon et s’être engagée à éliminer progressivement les centrales au charbon d’ici 2030.
Mais M. Scholz a insisté sur le fait que l’Allemagne développerait sa capacité d’énergie solaire et éolienne « afin que nous puissions produire de l’acier, du ciment et des produits chimiques sans utiliser de combustibles fossiles. » Sa confiance provenait en fait du fait que l’Allemagne avait un contrat à long terme avec la Russie pour fournir du gaz à un prix amical via Nord Stream 1.
Le 11 juillet, l’influent quotidien russe Izvestia a écrit, en citant des experts de l’industrie à Moscou, que l’arrêt de routine prévu du 11 au 21 juillet pour l’entretien et les réparations annuels de NS1 pourrait se poursuivre, car le Canada retient, en vertu des sanctions contre la Russie, la turbine qui est partie en réparation.
Le quotidien prévoit ensuite que Gazprom pourrait annoncer un cas de force majeure en raison des sanctions occidentales, car Siemens a déjà omis à deux reprises de retourner des équipements à Gazprom après des réparations au Canada, ce qui a entraîné une réduction du débit de gaz de 167 millions de mètres cubes prévus à 67 millions de mètres cubes par jour.
Izvestia a noté que la situation conduirait à une flambée du prix du marché spot pour le GNL de plus de 2 000 $ par 1 000 mètres cubes – peut-être même plus – jusqu’à 3 500 $ – par rapport au niveau de prix du 8 juillet de 1800 $.
Agissant sur une demande urgente de Berlin et une recommandation de Washington pour une levée des sanctions, le Canada a depuis accepté, mais, selon Izvestia, même après que Siemens ait rendu les turbines à Gazprom, « il y aura une longue période de test des turbines pour savoir si elles ont été correctement réparées. Personne ne veut installer des turbines qui risquent de tomber en panne après avoir été réparées dans un pays hostile. Le temps réel pour lancer les turbines et ramener SP-1 (NS1) à sa capacité nominale est donc de deux à trois mois. »
En d’autres termes, le gaz ne pourra être acheminé par le premier NS1 qu’en septembre/octobre. Même à ce moment-là, Gazprom pourrait ne pas être en mesure d’utiliser plus de 60 % de sa capacité, car la révision de deux autres turbines est en retard.
Par conséquent, les experts ont déclaré à Izvestia que les problèmes de pénurie de gaz dans l’Union européenne persisteraient au cours des prochains hivers et que les autorités pourraient être amenées à « limiter la fourniture d’eau chaude, à réduire l’éclairage public, à fermer les piscines et à éteindre les équipements consommateurs d’énergie » et, en outre, à remplacer les énergies vertes par le charbon.
Le journal Kommersant rapporte aujourd’hui que si les événements classiques de force majeure peuvent être des catastrophes naturelles, des incendies, etc., dans le cas de Gazprom, « nous parlons d’un dysfonctionnement technique de l’équipement », qui peut donner lieu à un litige – et, « ce qui sera décisif, c’est de savoir si les mesures prises par Gazprom pour couper l’approvisionnement en gaz étaient proportionnelles à l’ampleur réelle des problèmes techniques. »
De toute évidence, Gazprom est bien préparée. Les Allemands soupçonnent que l’alibi de Gazprom, à savoir la non-livraison de turbines à gaz par le Canada, et autres, est bidon. Et Kommersant prévoit un « long procès ». Maintenant, le piège est qu’à long terme, nous sommes tous morts.
Pour l’Allemagne, cependant, c’est une situation grave, car de nombreuses industries pourraient devoir fermer, et il pourrait y avoir de graves troubles sociaux. Les Allemands sont convaincus que Moscou a recours à « l’option nucléaire ». La grande question est de savoir si la solidarité de l’Allemagne avec l’Ukraine survivra à un hiver froid.
La confiance de M. Scholz reposait sur la conviction que la Russie avait désespérément besoin des revenus tirés des exportations de gaz. Mais aujourd’hui, Moscou génère plus de revenus avec moins d’exportations. En effet, même si la Russie ne vend qu’un tiers du gaz qu’elle vendait auparavant, ses revenus ne sont pas affectés, puisque la pénurie de GNL au niveau mondial a fait grimper de façon exponentielle le prix du marché. Il y a fort à parier que c’est ce que Gazprom ferait.
Poutine a révélé un jour que, dans le cadre des contrats à long terme, la Russie vendait du gaz à l’Allemagne à un prix ridiculement bas – 280 dollars par millier de mètres cubes – et que l’Allemagne revendait même le gaz russe à d’autres clients pour un bénéfice appréciable !
Là où l’Allemagne est le plus touchée, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de geler des maisons, mais de l’implosion de l’ensemble de son modèle économique, trop dépendant des exportations industrielles, grâce aux importations de combustibles fossiles bon marché en provenance de Russie. L’industrie allemande est responsable de 36 % de sa consommation de gaz.
L’Allemagne s’est comportée de manière peu scrupuleuse sur tous les aspects de la crise ukrainienne. Elle a fait semblant de soutenir Zelensky, mais s’est abstenue d’apporter un soutien militaire, ce qui a déclenché une violente querelle diplomatique entre Kiev et Berlin. D’autre part, lorsque Moscou a introduit le nouveau système de paiement pour les exportations de gaz, rendant obligatoire le paiement en roubles, l’Allemagne a été le premier pays à s’aligner, sachant bien que le nouveau régime sapait les sanctions de l’UE.
Ainsi, Moscou insiste pour que les acheteurs de gaz allemands conservent des comptes en euros et en dollars à la Gazprombank (qui n’est pas soumise aux sanctions de l’UE) et convertissent les devises en roubles, puisque la banque centrale russe est soumise aux sanctions occidentales et ne peut plus effectuer de transactions sur les marchés des changes !
Les Russes ont fait des Européens des singes. En clair, il est impossible de sanctionner un pays qui est assis sur des matières premières précieuses. La Russie est le deuxième exportateur mondial de pétrole, le premier exportateur de gaz et le premier exportateur de blé et d’engrais, sans oublier les métaux des terres rares comme le palladium.
Boeing et Airbus se sont tous deux plaints de risques dans leur chaîne d’approvisionnement. Airbus importe de grandes quantités de titane, dont environ 65 % de l’approvisionnement en métal provient de Russie. L’entreprise a publiquement demandé à l’UE de ne pas imposer de restrictions sur ce matériau, qui est utilisé pour la fabrication de composants critiques des avions.
Il n’est donc pas surprenant que l’UE ralentisse le rythme des sanctions contre la Russie. Les bureaucrates de Bruxelles ont épuisé le potentiel d’augmentation des sanctions et les élites politiques admettent que les sanctions étaient une erreur.
Les conséquences pour les économies européennes sont déjà extrêmement graves. La hausse des prix de l’énergie alimente l’inflation dans tous les pays de l’UE. Selon les prévisions, l’inflation atteindra 7 % cette année en France, 8,5 à 9 % en Allemagne et 10 % en Italie. Et ce n’est qu’un début. La plupart des pays seront également confrontés à une sérieuse baisse du PIB l’année prochaine – de 2 à 4 %.
PAR M. K. BHADRAKUMAR
https://www.indianpunchline.com/russia-teaches-europe-abc-of-gas-trade/