Voici un livre original et éclairant par son approche et son contenu. Ancienne rédactrice en chef du quotidien libéral Radikal, ancienne collaboratrice du très kémaliste Cumhuriyet, Ezgi Basaran s’est faite un nom dans le métier par ses reportages auprès des guérilléros du PKK ainsi que sa connaissance intime du dossier kurde et de l’histoire du processus de paix manqué entre Ankara et le PKK.
Inquiétée par la chasse aux sorcières qui s’est abattue en Turquie, au lendemain du coup d’Etat manqué de juillet 2016, elle a trouvé refuge à l’université d’Oxford au Royaume Uni où elle essaie de prendre du recul sur l’ampleur des bouleversements en cours dans son pays qui paie le prix fort de son engagement en Syrie et de ses relations incestueuses avec les groupes djihadistes.
Son livre résulte d’une combinaison réussie journalisme de terrain et d’académisme dans lequel la journaliste expose au public occidental un point de vue dépassionné sur l’épineuse question kurde. Il se veut en cela et avant tout une radioscopie de la question kurde en Turquie, l’évolution des dynamiques après la création du PKK d’Abdullah Ocalan. Cette question kurde s’avère révélatrice du système politique turc et des arcanes d’un pouvoir opaque souffrant du syndrome de Sèvres, cette hantise du démembrement.
Ezgi Basaran révèle de précieuses informations sur la forte perméabilité de son pays aux secousses telluriques qui ébranlent son voisinage moyen-oriental, l’état de la presse en Turquie ainsi que sur les coulisses des négociations entre le pouvoir turc et les représentants du mouvement kurde.
Mêlant souvenirs personnels et témoignages de première main, l’auteure fait preuve d’empathie relatant les aspirations étouffées et les souffrances individuelles des Kurdes de Turquie. L’occasion de montrer comment les successifs gouvernements ont oscillé entre cooptation et coercition depuis 40 ans.
Si la focale du livre est axée sur les ratés d’un règlement de la question kurde, celui-ci décrypte le raidissement progressif du régime de Recep Tayyip Erdogan et surtout, revient en détail sur les conditions du déroulement de la tentative de coup d’Etat de juillet 2016 et des liens avérés entre le premier cercle d’officiers félons et la confrérie de Fethullah Gülen. Signe fort, c’est Abdullah Ocalan lui-même qui depuis son île prison d’Imrali avait été le premier à détecter dans cette nébuleuse confrérie un Etat dans l’Etat susceptible de prendre le pouvoir en Turquie aux termes d’un long et patient maillage des principaux organes de décision.
Ezgi Basaran, Frontline Turkey, the conflict of at the heart of the Middle East, Londres ed. Tauris 238p