Composé d’une mosaïque de peuples, le Nigeria a, dès l’indépendance, mis en place un gouvernement décentralisé puis de type fédéral. Une formule qui n’a pas empêché de douloureux tiraillements entre les États, allant jusqu’à mettre en jeu la survie même du pays.
L’une des clefs pour résoudre ce que l’on appelle parfois « la question nigériane » réside dans la Constitution fédérale, avec tout ce que cela implique dans le traitement du pluralisme. En dehors des cas particuliers de l’Afrique du Sud et de l’Éthiopie, le Nigeria et les Comores sont les seuls pays africains figurant sur les listes du Forum des fédérations. La République démocratique du Congo a eu plusieurs Constitutions généralement décrites comme « fédérales ». Elles sont au moins décentralisées. Nombreux sont ceux qui classeraient la relation de Zanzibar avec la Tanzanie, partie la plus importante de la République unie de Tanzanie, comme pluraliste. Au Soudan, ce qui était un État bipolaire s’est transformé en deux États, dans une relation encore instable.
Maints autres pays sont confrontés au problème de la multiplicité des groupes ethniques et font face aux difficiles questions du partage du pouvoir, généralement sous le parapluie d’un État unitaire. Certains l’associent aux notions traditionnelles de chefferie et de royaume, ou simplement à la tendance, depuis l’indépendance, à développer ce que l’on appelle péjorativement l’« État-patron ». Les difficultés du fédéralisme en Afrique rendent d’autant plus importante l’expérience du Nigeria, effective depuis la séparation entre le Nord et le Sud, en 1914, perpétrée par l’une des figures les plus sombres de l’histoire coloniale du Nigeria, Sir Frederick Lugard.
Cette expérience contraste avec la lutte pour avancer vers une Fédération de l’Est africain, à l’origine de la Communauté de l’Est africain regroupant le Kenya, l’Ouganda et la Tanzanie. Elle avait été initiée en 1967 avant de s’effondrer en 1977, puis de ressusciter en 2000. Une Fédération qui inclurait le Rwanda et le Burundi est à nouveau à l’ordre du jour, mais ce sera une aventure complexe. Pour souligner les difficultés du fédéralisme à l’ouest du continent, on pourrait également comparer les deux fédérations de l’Afrique coloniale française : l’Afrique-Occidentale française (AOF) et l’Afrique-Équatoriale française (AEF). Les deux ont éclaté au moment des indépendances. Cela s’explique en partie par l’indifférence française, voire sa participation dans l’éclatement, mais les principales locomotives de la rupture ont été la Côte d’Ivoire en AOF et le Gabon en AEF, les partenaires les plus nantis dans les deux cas qui n’entendaient pas partager leurs richesses.
Véritable architecte de la rupture, le dirigeant ivoirien Félix Houphouët-Boigny a aussi été, au bon moment, ministre du gouvernement français. Il eut plus qu’un petit rôle dans la rédaction de la loi-cadre de 1956 rédigée par le ministre de la France d’outre-mer, Gaston Defferre. Cette loi a virtuellement déterminé que les territoires au sein de l’AOF et de l’AEF ne resteraient pas ensemble.
Les Britanniques ont géré le maintien de l’unicité du Nigeria de façon très différente. Les gouverneurs coloniaux avaient une prédilection pour le Nord, avec des chefs traditionnels puissants. Lugard était convaincu de la supériorité des Haoussa-Fulani comme dirigeants. Cette position a forgé une « tradition » de favoritisme envers le Nord et de promotion de l’indirect rule sur le modèle indien qui convenait bien aux émirs du Nord. Lugard n’en fusionna pas moins les deux protectorats séparés du Sud et du Nord du pays en une unité fédérale.
La division, dans les années 1930, du Nigeria du Sud en régions Est et Ouest – rupture consolidée avec la succession de Constitutions élaborées dans l’après-Seconde Guerre mondiale – a renforcé la supériorité politique du Nord, tant en taille qu’en nombre, bien que la question de la démographie ait toujours été une grosse pomme de discorde entre les Nigérians. Cela est perceptible à chaque présentation des résultats des recensements réalisés après l’indépendance.
Lorsqu’il devient indépendant, le Nigeria installe un gouvernement à trois têtes représentant les trois régions Est, Ouest et Nord. Ce dernier est dirigé par Sir Ahmadu Bello. Son parti est allié à la formation de Nnamdi Azikiwe, gouverneur général puis président de la République en 1963, dans la région Est. Obafemi Awolowo, à la tête de l’Action Group, dirige la région Ouest. Pour simplifier, les trois gouverneurs représentaient ce que l’on a appelé wazobia, l’hégémonie des trois groupes de population les plus importants : les Haoussa-Fulani (Nord), les Igbo (Est) et les Yoruba (Ouest). Le mot Wazobia fut, en fait, inventé par le musicien Roy Chicago, formé par le mot « viens » dans chaque langue dominante : wa en yoruba, zo en haoussa et bia en igbo. C’est un terme prisé par les restaurants de la diaspora nigériane ; une station radio FM puissante porte ce nom et émet dans tout le pays. Toutefois, le wazobia a été vivement critiqué car il a été au centre de l’une des questions les plus discutées lors des pourparlers constitutionnels : celle des minorités ne faisant pas partie des « trois grands ».
Au moment de la conférence constitutionnelle finale, en 1958, avant l’indépendance, elles représentaient plus de la moitié de la population du pays. Un rapport spécial de Sir Frank Willink sur les minorités du Nigeria recommandait, au minimum, la désignation de quinze zones minoritaires dans les régions. Mais, face à l’opposition du Nord, rétif à toute création d’États, Willink fut suspendu. L’idée de la création d’États ne refit surface que lorsque la survie du pays fut en jeu en 1966-1967. Les tentatives du Nord pour briser le bastion de l’opposition dans l’Est conduisirent à la création du Mid-West à partir des zones non yoruba de la région, puis à s’en emparer après y avoir dispersé la base politique d’Awolowo. Entre-temps, les tensions aigües dans l’Ouest (particulièrement au moment de l’élection régionale d’octobre 1965) provoquèrent le coup d’État igbo de janvier 1966. Le contrecoup qui suivit, en juillet de la même année, fut accompagné du massacre des Igbo dans le Nord et poussa l’Ouest à la sécession du Biafra le 30 mai 1967. Une partition qui fut encouragée par des intérêts étrangers convoitant le pétrole.
Juste avant, le gouvernement fédéral dirigé par le général Gowon avait proclamé la création de douze États, décision qui a changé pour toujours la forme politique du Nigeria car elle a reconnu l’égalité de statut des minorités. Bien que l’intention fût de briser la région Orientale et compliquer l’existence du Biafra (surtout parce que le pétrole dont dépendait le Biafra se trouvait principalement dans les zones minoritaires), elle divisa davantage l’Ouest et, de façon plus significative, le Nord.
Le pouvoir du gouvernement central s’est trouvé considérablement renforcé à chaque fois que de nouveaux États se sont créés au cours des trente années suivantes. Jusqu’en 1996, lorsque le Nigeria a été composé de trente-six États – nombre inchangé depuis –, les nouvelles entités étaient généralement gouvernées par des militaires qui dirigeaient par décrets. Dans les États du Sud, cependant, le sentiment persistant est que le Nord continue à dominer le pays. À deux reprises, en 1953 et en 1966, le Nord avait d’ailleurs exprimé le désir de se séparer d’un Sud explosif. À chaque fois, les Britanniques ont rappelé à leurs alliés du Nord qu’en raison de leur pauvreté, ils ne pouvaient se passer d’un arrangement avec le Sud, bien plus riche.
La Constitution après l’indépendance, fondée sur le système de Westminster – s’inspire de la Constitution du Royaume-Uni, avec une législature suprême –, a été abandonnée sous la IIe République. Le pays a adopté une Constitution de type américain, avec un président exécutif puissant. Elle est restée en vigueur pendant la IIIe République avortée (1991-1993) et l’est toujours sous l’actuelle IVe République. Mais beaucoup la considèrent comme insatisfaisante, et l’opposition demande avec insistance la tenue d’une Conférence nationale souveraine sur la « question nigériane ». Par-dessus tout, ils voudraient que soient abordés le partage du pouvoir et la répartition de la richesse.
Au cours du second mandat d’Obasanjo, il y eut une tentative de « conférence de réforme », mais non souveraine, car elle aurait sapé l’autorité de l’Assemblée nationale. Elle s’est embourbée sur l’épineuse question de l’allocation des ressources. Le soi-disant « Sud-Sud » (essentiellement les États du Delta producteurs de pétrole) voulait un pourcentage des revenus générés localement plus élevé que ce que les autres États, spécialement du Nord, étaient prêts à accepter. En dépit de leur richesse, les États du Delta sont négligés depuis toujours. D’abord par les Britanniques, puis par le gouvernement fédéral qui a attisé le conflit dans cette région, exacerbé par les problèmes environnementaux liés au pétrole. La population en a conçu un profond ressentiment.
On pourrait dire que la principale raison de l’existence du mouvement Boko Haram est l’extrême pauvreté du Nord sahélien lointain, pire que celle que connaît le Sud. Les gens du Nord ont pris comme une provocation le fait qu’un homme du Sud ait accédé à la présidence à la mort de Yar’Adua, homme du Nord. Selon eux, un des leurs aurait dû prendre la relève car, d’après les conventions actuelles, si les présidents du Nord et du Sud alternent, le décès du président en cours de mandat ne devrait pas changer l’ordre des choses. L’actuelle situation risque donc rendre la prochaine échéance électorale, en 2015, encore plus explosive. Perdue dans les subtilités complexes de la politique « de type fédéral », apparaît néanmoins avec éclat une réalité qui finira par s’imposer : si l’accord de rotation est maintenu, il y aura presque certainement un président issu de l’un des cinq États de la zone Sud-Est en 2023 ou en 2027. Cela scellera l’interminable réconciliation avec l’ancien Biafra qui, pendant deux ans et demi, de 1967 à 1970, avait cherché à se séparer de la Fédération.