Le soutien envahissant à Israël va-t-il se maintenir avec la même vigueur dans les dix ou vingt années à venir ? J’en doute. Israël pourrait bien être le dernier des engagements affectifs des États-Unis à s’estomper. Il en sera ainsi presque assurément.
Avec les élections qui approchent, la politique étrangère des États-Unis est en train de s’immiscer parmi les sujets de la campagne présidentielle. Ce n’est un secret pour personne qu’au cours des cinquante dernières années, cette politique a été marquée par une certaine cohérence de long terme. Les divergences internes les plus violentes se sont exprimées à l’époque de la présidence de George W. Bush quand celui-ci se lança dans une tentative « supermacho », délibérément unilatérale, de restaurer la domination états-unienne sur le monde en envahissant l’Afghanistan et l’Irak.
En mobilisant la puissance militaire de leur pays, Bush et les néoconservateurs espéraient intimider le monde entier et changer des régimes qu’ils jugeaient inamicaux. Ce qui semble acquis aujourd’hui, c’est que leur politique n’a pas atteint son objectif. Au lieu d’intimider, cette politique a transformé le lent déclin de la puissance états-unienne en déclin précipité. En 2008, Barack Obama s’est présenté sur un programme visant à rompre avec cette politique. En 2012, il affirme avoir rempli cette promesse et avoir par conséquent réparé les dégâts causés par les néoconservateurs.
Mais a-t-il vraiment réparé ces dégâts ? Pouvait-il le faire ? J’en doute. Mon propos, toutefois, n’est pas de me prononcer ici sur le succès ou l’échec de la politique étrangère actuelle des États-Unis. Je souhaite plutôt aborder la question de ce que la population en pense.
Les incertitudes et le manque de clarté sont actuellement le fait le plus marquant aux yeux de l’opinion publique états-unienne s’agissant de la politique étrangère de leur pays. De récents sondages indiquent que pour la première fois, une majorité de la population estime que les interventions militaires de Bush au Moyen-Orient ont constitué une erreur. Les sondés semblent considérer que ces dernières ont exigé de trop importantes dépenses financières et de trop grosses pertes en vies états-uniennes au regard des résultats négatifs obtenus.
Leur perception est que le gouvernement irakien est plus proche du gouvernement iranien que des États-Unis, que le gouvernement afghan se trouve sur un sol très instable et que son armée est infiltrée en nombre par des sympathisants talibans n’hésitant pas à abattre les soldats états-uniens avec lesquels ils travaillent. Si les sondés veulent que les troupes de leur pays quittent l’Afghanistan en 2014 comme promis, ils n’en sont pas convaincus pour autant qu’une fois ce retrait devenu effectif, le gouvernement en place sera stable et amical vis-à-vis des Etats-Unis.
Il est significatif que dans le débat télévisé opposant les deux candidats à la vice-présidence, le démocrate Joe Biden ait affirmé avec force qu’aucun soldat états-unien ne serait envoyé en Iran. Et que Paul Ryan ait déclaré que personne dans son camp n’envisageait cette perspective. Peu importe qu’ils aient, l’un comme l’autre, exprimé ou non leur véritable position sur le sujet. La chose à relever est que tous deux semblent estimer que le fait d’émettre la menace d’envoyer des troupes au sol risquerait d’avoir des conséquences négatives sur les chances respectives de leur camp auprès des électeurs.
Et donc ? C’est justement bien la question. Ceux-là mêmes qui affirment que les interventions états-uniennes furent une erreur ne sont pourtant en aucune façon prêts à accepter l’idée que les États-Unis doivent cesser de maintenir, voire de développer l’étendue des forces militaires du pays. Le Congrès continue de voter pour le Pentagone des budgets plus importants que ce que celui-ci réclame lui-même. Pour une part, cela s’explique par le souhait de certains législateurs de conserver des emplois liés aux forces armées dans leurs circonscriptions. Mais cela est aussi le fruit du fait agissant du mythe de la superpuissance des États-Unis qui conserve une charge émotionnelle très forte auprès de la population.
Faut-il en déduire que s’ouvre la perspective d’un isolationnisme insidieux ? Jusqu’à un certain point, sans aucun doute. Il existe en effet à la gauche de la gauche et à la droite de la droite des électeurs qui commencent à donner de la voix sur la nécessité et le souhait d’une réduction des engagements militaires des États-Unis dans le reste du monde. Mais mon sentiment est que pour l’instant il ne s’agit pas, ou pas encore, de voix qui portent vraiment.
Ce qui pourrait s’avérer plus plausible, c’est une révision lente et discrète, mais néanmoins très importante, de la façon dont les États-uniens vivent leur relation avec un certain nombre d’alliés. Que les États-Unis se détournent de l’Europe, quelle que soit la définition de celle-ci, n’est pas quelque chose de nouveau. Pour eux, après tout ce qu’ils considèrent avoir consenti pour elle au cours des soixante-dix dernières années, militairement et économiquement, l’Europe est tenue pour « ingrate ». Pour beaucoup de citoyens états-uniens, l’Europe ne semble pas disposée à soutenir la politique de leur pays. En Allemagne, mais pas seulement, des soldats états-uniens sont d’ailleurs actuellement en cours de retrait.
Bien sûr, « l’Europe » constitue une catégorie très large. L’États-unien de la rue porte-t-il un regard différent selon que l’on parle de l’Europe orientale (les ex-satellites soviétiques) ou de la Grande-Bretagne avec laquelle les États-Unis sont supposés entretenir une « relation spéciale » ? Celle-ci est d’ailleurs davantage un poncif entretenu par les Britanniques plutôt que par les États-uniens : les États-Unis récompensent la Grande-Bretagne quand elle suit la ligne, pas quand elle en dévie. Et l’États-unien moyen ne semble guère au courant de cet engagement géopolitique.
L’Europe orientale est différente. Les pressions ont été bien réelles de part et d’autre pour maintenir des relations étroites. Du côté des États-Unis, il y a eu un véritable intérêt du gouvernement à utiliser les liens avec l’Europe orientale pour contrer les tendances à l’autonomisation clairement à l’œuvre en Europe occidentale. Et d’autres pressions allant dans le sens du développement de ces liens ont été exercées par les descendants d’immigrés de ces pays d’Europe centrale et orientale. Néanmoins, l’Europe orientale commence à ressentir les effets de la réduction de l’engagement militaire états-unien, sur lequel elle peut donc moins compter. Cette région commence également à comprendre que ses liens économiques avec l’Europe occidentale, et l’Allemagne en particulier, deviennent prééminents pour elle.
L’antagonisme avec le Mexique, lié à la question des migrants sans-papiers, joue désormais un rôle important dans la politique des États-Unis et a miné les liens économiques théoriquement étroits entre ces deux pays. Quant au reste de l’Amérique latine, les prises de position géopolitiques marquées par une indépendance toujours plus affirmée ont été source de frustrations pour le gouvernement états-unien et source d’impatience au sein de l’opinion publique.
S’agissant de l’Asie, les campagnes « anti-chinoises » aux États-Unis deviennent un jeu de plus en plus populaire, malgré tous les efforts des gouvernements (qu’ils soient démocrates ou républicains) pour les contenir. Les États-Unis refusent certains investissements d’entreprises chinoises que même la Grande-Bretagne accueille.
Et, pour finir, qu’en est il avec le Moyen-Orient, cette région située au cœur des préoccupations états-uniennes ? Actuellement, la priorité est l’Iran. Et comme avec l’Amérique latine, le gouvernement paraît frustré par le nombre limité d’options qui s’offrent à lui. La pression exercée par Israël pour qu’il fasse plus ne s’est jamais relâchée, même si personne n’est complètement certain de ce que « plus » veut dire.
Le soutien à Israël de toutes les façons possibles a constitué une pièce maîtresse de la politique étrangère des États-Unis depuis au moins 1967, voire plus. Rares sont ceux qui osent remettre en question cette politique. Mais ces quelques rares personnes commencent à recevoir davantage d’appuis explicites de dirigeants militaires qui suggèrent que la politique d’Israël est dangereuse pour les intérêts militaires états-uniens.
Ce soutien envahissant à Israël va-t-il se maintenir avec la même vigueur dans les dix ou vingt années à venir ? J’en doute. Israël pourrait bien être le dernier des engagements affectifs des États-Unis à s’estomper. Il en sera ainsi presque assurément.
En 2020 probablement, en 2030 certainement, la politique étrangère des États-Unis aura commencé à intégrer cette réalité que ce pays n’est pas « la » superpuissance unique et omnipotente, mais simplement un centre de puissance géopolitique parmi quelques autres. Ce changement de perspective aura été encouragé par l’évolution de l’opinion des États-uniens ordinaires, qui continuent de se soucier davantage de leur propre bien-être économique que des problèmes qui existent au-delà de leurs frontières. Alors que le « rêve américain » attire
de moins en moins de non-américains, il prend aux États-Unis un tour introspectif.
Immanuel Wallerstein
MecanoBlog
7 novembre 2012