Quand la Chine parle de « libre-échange » ou de « mondialisation », ces mots n’ont pas la même signification pour elle que pour nos dirigeants, qui traînent derrière eux un sillage de lobbies du secteur privé, de multinationales, de banques privées ou autres institutions financières dont ils ne sont souvent que des représentants auprès des parlements et des opinions publiques. La Chine, pour sa part, implante ses entreprises d’État partout où les législations locales le lui permettent. En d’autres termes, elle nationalise des entreprises et infrastructures à l’extérieur de la Chine.
Alors qu’une privatisation à l’occidentale prive l’État de ressources en les transférant dans des poches privées, la Chine fait l’inverse : les ressources qu’elle « privatise » les envoie dans ses poches publiques et augmentent la richesse collective du pays et de sa population. Le corollaire : hors de la Chine, un environnement économiquement dégradé, appauvri par des politiques néolibérales et très ouvert à des privatisations lui convient parfaitement, puisqu’il abaisse le prix des ressources en question et lui permet des rachats d’actifs ou d’infrastructures parfois majeurs à des prix plus qu’abordables…
Ce qui n’exclut bien sûr pas d’excellentes affaires pour les pays-étapes de sa nouvelle Route de la soie : c’est de toute façons du « gagnant-gagnant ».
Un changement de paradigme économique abrupt s’est produit le mois dernier à Santiago du Chili lors de la deuxième réunion d’un forum qui regroupe la Chine et les 33 membres de la communauté des États latino-américains et caribéens.
Le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a dit à son auditoire que la seconde économie de la planète et l’Amérique Latine devaient conjuguer leurs efforts pour soutenir le libre-échange. Le thème était « l’opposition au protectionnisme » et le « travail pour une économie mondiale ouverte ».
Après avoir encouragé les nations d’Amérique Latine et des Caraïbes à participer à une expo majeure en novembre en Chine, Wang en est venu au fait : l’Amérique Latine devrait jouer un rôle «significatif » dans la nouvelle Route de la soie, connue sous le nom d’Initiative Belt and Road. Les médias chinois ont dûment salué l’invitation.
Le tronçon latino-américain du projet Belt and Road ne sera peut-être pas aussi ambitieux que son programme eurasien. Malgré tout, la tendance est désormais lancée, avec Pékin en mode turbo dans son projet d’infrastructures connectées à travers la région et les Caraïbes, avec encore plus de contrats à l’horizon.
L’impératif stratégique est de construire des connections sûres et pratiques à travers le continent, qui convergeraient vers sa côte pacifique – et au delà via ses voies maritimes, jusqu’à la Chine. Nous pourrions appeler ça la Route de la soie maritime du Pacifique.
L’année dernière, la banques et institutions financières chinoises ont investi 23 milliards de dollars en Amérique Latine – la plus forte hausse depuis 2010. Et ces investissements sont tous à long terme.
Comme prévu, le Brésil, un membre des BRICS, a été le récipiendaire le plus gâté par les investissements chinois, avec 46,1 milliards de dollars au cours de la dernière décennie, et 10 milliards de plus en acquisitions. La Russie, l’Inde et l’Afrique du Sud sont les autres pays-membres des BRICS.
Les coûts se sont effondrés
Marcos Troyjo, le directeur du BricLab de l’université Columbia, a analysé les chiffres. Jusqu’à la mi-années 2010, le Brésil était très onéreux. Puis, soudainement, ses coûts se sont effondrés à cause de la baisse du taux de change et de la dévaluation des entreprises.
Plusieurs grands groupes brésiliens ont été gravement endommagés par l’incroyablement complexe opération « Car Wash », une enquête sur la corruption. L’industrie des infrastructures dépendait de fonds d’Etat, qui se sont soudainement taris ; une braderie de privatisations sauvages s’est ensuivie, avec des rachats par des groupes chinois, américains et européens.
La Chine est déjà le principal partenaire commercial du Brésil, de l’Argentine, du Chili et du Pérou. D’autres suivront inévitablement. Pas seulement parce que les importations chinoises telles que le minerai de fer, le soja et le blé tendent à augmenter, mais aussi parce la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures facilitera ses prêts.
Le maître plan de la Chine pour le commerce et l’investissement en Amérique Latine suit ce qui a été appelé le cadre « 1+3+6 », conçu par le président Xi Jinping en juillet 2014 à un sommet à Brasilia. Le « 1 » se réfère au plan de coopération lui-même, qui guide des projets spécifiques et s’étend de 2015 à 2019 alors que Pékin vise 250 milliards de dollars en investissements directs et autour de 500 milliards de dollars en commerce.
Le « 3 » porte sur les points-clé de la coopération – le commerce, les investissements et la finance. Et le « 6 » privilégie la coopération dans les secteurs de l’énergie et des ressources, et la construction d’infrastructures, ainsi que l’agriculture, la production industrielle, l’innovation scientifique et technologique, sans oublier les technologies de l’information.
Les trois principales puissances d’Amérique Latine, le Brésil, l’Argentine et le Mexique, qui se trouvent également faire partie du G20, ont toutes trois prévu une expansion majeure de leurs infrastructures, ce qui s’accorde avec les plans de Pékin.
Bien sûr, de nombreux obstacles surgiront sur la route, par exemple le Canal interocéanique du Nicaragua, qui fait concurrence aux nouvelles relations Chine-Panama après que ce dernier ait rompu ses liens avec Taïwan. Et la voie ferroviaire Atlantique-Pacifique entre le Brésil et le Pérou, qui changera toute la donne, n’est pas encore pour demain.
Mais le ministre des Affaires étrangères Wang a pris grand soin d’expliquer comment sa Belt and Road latino-américaine allait bénéficier à toute la région. « cela n’a rien à voir avec de la concurrence géopolitique », a-t-il dit. « Cela suit un principe : un développement partagé à travers la discussion et la collaboration. Ce n’est en aucun cas un jeu à somme nulle. »
Au bout du compte, les apports géopolitiques de la Chine finiront par exaspérer l’administration Trump, qui avait été distraite de sa surveillance de sa propre arrière-cour du sud ces derniers temps. Le Secrétaire d’État Rex Tillerson a décidé de prendre la route quelques jours après le sommet Amérique Latine-Chine de Santiago, avec des étapes au Mexique, en Argentine, au Pérou, en Colombie et en Jamaïque.
Il a rappelé la Doctrine Monroe [qui interdisait l’implantation de colonies européennes dans les Amériques, NdT], l’une des pierres angulaires de la politique US dans la région et a ajouté, « Elle a été couronnée de succès, parce que… ce qui nous unit dans cet hémisphère sont nos valeurs démocratiques partagées ».
« Puissances impériales »
Tillerson s’en est ensuite pris à la Chine, disant que l’Amérique Latine « n’a pas besoin de nouvelles puissances impériales ». Le Global Times [publication chinois d’État, NdT] a souligné le « dédain » de Tillerson envers « l’approche constructive » de la Chine. « La Chine n’a pas de bases militaires dans la région et n’a envoyé aucune unité militaire dans un seul des pays d’Amérique Latine », a-t-il commenté.
Plus que tout autre pays, Tillerson a attaqué le Vénézuela. Il a suggéré des sanctions ciblées contre « le régime » et non « le peuple vénézuelien » et a affirmé que le président Nicolas Maduro pourrait se trouver confronté à un coup d’État, même si Washington ne vise pas un changement de régime.
En fait, personne ne sait si Donald Trump daignera même se présenter au prochain sommet des Amériques en avril au Pérou. Le contraste avec le président Xi est cruel : il s’y est déplacé trois fois depuis 2012.
Quoi qu’il en soit, un série d’études académiques ont démontré la façon dont le Brésil et l’Argentine ont réorienté leur politique extérieure d’une position « pro-Sud » vers une vision néolibérale pro-USA. Pourtant, la Chine continue d’avancer – à la fois sur le plan géopolitique et géo-économique.
Et cela semble bien être une tendance. Washington devra investir dans une approche beaucoup plus sophistiquée si elle espère faire concurrence à la Chine. Cela deviendrait le scénario de commerce et d’investissements qui profiterait le plus à l’Amérique Latine.
L’opinion publique semble s’être forgée une opinion. A travers l’Amérique Latine, selon un sondage Gallup, l’approbation envers la politique étrangère des USA a chuté de 49% en 2016 à 24% l’année dernière. L’approbation envers le président Trump arrive à peine à un lamentable 16%.
En revanche, le plan d’investissements de l’Initiative Belt and Road donne un avantage de taille au président Xi.
Par Pepe Escobar
Paru sur Asia Times et le Saker sous le titre China’s New Silk Roads reach Latin America
Traduction et note d’introduction Entelekheia Image Pixabay : Brésil, arrière-pays, Jorge Luiz Ribas