Encore une réforme en trompe-l’œil, selon Carlos Ruiz Miguel.
Dans la foulée des « révolutions » dans le monde arabe, pour ne pas être à la traine, Mohamed VI, dit « M 6 », a proposé au pas de charge, une réforme constitutionnelle aux Marocains, via un référendum en juillet 2011. Alors que dans le pays lui-même et à l’extérieur, des thuriféraires du régime —l’un des derniers à s’être exprimé étant François Hollande, le président (PS) français—, mettent au pinacle les réformes « royales », un livre très détaillé, nouvellement publié [1], nous démontre combien ces louanges sont totalement imméritées. Pour étayer ce point de vue, cet ouvrage évoque toutes les réformes constitutionnelles proposées aux Marocains depuis le début du XXème siècle. Pour la première fois, une analyse juridique établit comment ces réformes ne sont en fait que poudre aux yeux.
Cet ouvrage, « La constitución marroquí de 2011 — Análisis crítico »[2] du professeur agrégé de droit constitutionnel de l’université Saint-Jacques de Compostelle, Carlos Ruiz Miguel, constitue un outil de référence très élaboré. Disséquant l’ensemble des réformes constitutionnelles, il montre comment le caractère démocratique, avancé par les laudateurs du régime, leur est étranger.
De façon fort instructive, C. Ruiz Miguel rappelle que les premiers projets marocains en matière constitutionnelle, d’initiative privée, au début du XXème siècle, furent vertement repoussés par le sultan de l’époque, Moulay Hafid, y compris le plus élaboré, proposé par voie de presse dans « Lissan Al Maghrib », une publication de Tanger détenue par deux frères libanais [3]. Pourtant, pour la première fois, ce texte de 93 articles, inspiré de la Constitution de 1906 de l’empire ottoman, « outre les notions d’égalité, de libertés fondamentales, introduisait le concept d’“État” (inconnu au Maroc), … ». Son rejet fit que le sultanat qui ne pouvait revendiquer un statut étatique en raison d’une extrême instabilité et dont le contrôle territorial était en permanence remis en cause du Noun au Souss, au Rif et dans les confins sahariens, se retrouva assez aisément sous protectorat français et espagnol en 1912. C’est bien la colonisation, notamment française, précise C. Ruiz Miguel, qui a doté le pays de structures étatiques, faisant qu’à son indépendance en 1956, le Maroc a hérité d’une organisation administrative centralisée. De ce fait, après 1956, le sultanat avait plus de pouvoir qu’avant 1912 [4].
Dans le Maroc post-colonial, « il semble que la monarchie marocaine a subi une fièvre constitutionnelle, écrit C. Ruiz Miguel : en cinquante ans une dizaine d’opérations, toutes approuvées par pas moins de 97 % des voix (…). La monarchie marocaine proclame que son système politique se réforme, qu’il s’agit d’une réforme constitutionnelle, que s’ouvre le chemin du respect des droits de l’homme et que s’opère une décentralisation régionale », rappelle-t-il, avant d’analyser sous un angle purement juridique la situation.
« Peut-on parler de Constitution au Maroc ? Quelle est la nature juridique du régime politique marocain ? S’agit-il d’une démocratie ou d’une théocratie ? Le Maroc constitue-t-il un État de droit ? », telles sont les questions auxquelles il entend répondre [5].
Sous Mohamed V [6], la constitutionnalisation du régime et sa démocratisation, bien que maintes fois évoquées, n’eurent pas lieu. Il fallut attendre 1962 pour que le Maroc se dote de références constitutionnelles au début du long règne de son fils, Hassan II. Toutefois, celles-ci furent considérées comme moins modernes que le projet de 1908 : outre le fait qu’elles n’émanaient pas d’une assemblée constituante, elles ne consacraient, en dépit des affirmations de leur auteur, ni « un régime démocratique », ni « une monarchie constitutionnelle ».
Le « roi » [7] en effet, s’y était arrogé la place centrale, non seulement du pouvoir temporel, mais aussi du pouvoir spirituel en tant que « commandeur des croyants » (musulmans). Cette configuration ainsi que « la notion d’intégrité territoriale dans ses frontières authentiques » constituent depuis lors les piliers du régime [8]. Les attributs du monarque, caractérisant une théocratie absolue, excluent tout partage du pouvoir et autorisent le viol des droits de l’homme les plus élémentaires (tortures et assassinats des opposants). De même, la deuxième constante, celle de frontières authentiques, justifie toute revendication territoriale et tout expansionnisme marocain : revendication jusqu’en 1970 sur la Mauritanie, anciennement française, indépendante en 1960, la « guerre des sables » de 1963 contre l’Algérie récemment indépendante (en 1962) et l’annexion par la force de l’ex Sahara espagnol en 1975.
Les changements opérés par la réforme de 1970 renforcent « le caractère formellement autocratique du régime » [9], faisant du roi le « représentant suprême de la Nation ». Seuls 90 membres du parlement (devenu unicaméral) sont élus par le peuple sur 240, les autres étant nommés par le roi. Enfin, le pouvoir réglementaire est concentré dans ses mains en lieu et place du gouvernement.
La réforme constitutionnelle de 1972, promise par Hassan II à la suite de plusieurs attentats perpétrés contre sa personne et de nombreuses manifestations populaires, rétablit le bicamérisme [10]. Mais contrairement à ce qu’affirme alors, Driss Basri, l’indéfectible ministre de l’intérieur de Hassan II, cette nouvelle réforme est loin d’instituer l’ « édification d’un État moderne (qui) a conduit le peuple marocain à la maturité démocratique »[11]. L’analyse de Carlos Ruiz Miguel établit que le régime conserva son caractère despotique, comme le prouvent la sévère répression à la suite d’un nouvel attentat contre Hassan II et la brutale agression contre le peuple sahraoui [12]. Dans l’un ou l’autre cas, tous les opposants, y compris les membres de leurs familles, ont été arrêtés, torturés et enfermés au secret dans des bagnes mouroirs de sinistre mémoire [13].
En 1980, deux réformes soumises à référendum à huit jours d’intervalle consistèrent en des modifications mineures. La première portait sur l’abaissement à 16 ans de l’âge légal pour régner, la deuxième sur la fixation à six ans du mandat parlementaire et sur un changement dans la composition de la chambre constitutionnelle du tribunal suprême. Elles furent, l’une et l’autre, adoptées avec plus de 99 % des voix.
Une nouvelle réforme en 1989 n’avait pour objet que de proroger le mandat des députés de deux ans.
Ces réformes votées à une quasi unanimité —avec près de 99 % des voix— furent suivies de révoltes populaires, la « révolte du pain » en juin 1981 dont la répression fit 114 morts, et la révolte de Fez de décembre 1990 qui en coûta 112 [14].
Une autre réforme eut lieu en septembre 1992 tendant à substituer à la chambre constitutionnelle du tribunal suprême un conseil constitutionnel, à créer un comité économique et social et à introduire la « région » parmi les collectivités locales. En dépit de la vacuité d’une telle réforme, celle-ci, permit à Hassan II de contrer l’organisation d’un référendum par l’ONU sur le devenir du territoire : soumise pour la première fois aux habitants du Sahara Occidental occupé et approuvée « par un oui unanime dans nos provinces sahariennes », comme le clama chef de l’État, cette réforme entendait démontrer l’inutilité d’un tel scrutin.
Trois ans plus tard en 1995 une nouvelle modification ne visa qu’à affirmer que la loi de finances ne pouvait être votée qu’entre avril et octobre.
La réforme de 1996 prévoyait qu’à la deuxième chambre, des conseillers fussent désignés par les régions. Cette réforme va prendre toute sa mesure avec le dahir [15] de 1997 promulguant la loi n°47-96 relative à l’organisation de la région. C’est d’ailleurs alors, afin de faire bonne figure dans le concert international, que Hassan II a nommé le chef de l’USFP, Abderrahmane Youssoufi, Premier ministre et laissé paraître une presse indépendante dont les fleurons étaient Demain et Assahifa ainsi que Le Journal hebdomadaire. Ces initiatives valurent au monarque des éloges pour son « réformisme » et son « pluralisme » en dépit du fait qu’elles n’apportaient aucune ouverture substantielle du système politique. En revanche, elles étaient dictées par l’évolution de la question du Sahara Occidental avec l’arrivée d’un nouveau secrétaire général aux Nations unies, Kofi Annan, bien décidé à mettre en œuvre le plan de paix voté en 1991 par le conseil de sécurité et le référendum prévu par celui-ci dont le Maroc s’employait à retarder la mise en application par des manœuvres dilatoires. Afin d’être plus persuasif, K. Annan s’était adjoint un poids lourd, en tant que son envoyé personnel, en la personne de James Baker. Face à une telle détermination, Hassan II voulait se prémunir en donnant une apparence de crédibilité au prétendu « plan d’autonomie » que le Maroc était en train de concocter et qu’il allait présenter plus tard pour le règlement de la question sahraouie.
Mais Hassan II mourut en juillet 1999. Son fils Mohamed, dit M 6, lui succède suscitant une vague d’espoirs.
Les réformes de M 6
Deux réformes qui n’ont pas de caractère constitutionnel sont annoncées et entreprises en 2003 : la création de l’instance « Équité et réconciliation » destinée à enquêter sur les graves violations des droits de l’homme durant le règne de Hassan II et la réforme de la « mudawana » —le statut personnel de la femme—. Mais ces réformes apparaissent surévaluées : si l’IER recense les crimes commis, aucune action n’est entreprise contre leurs auteurs ; la seconde réforme, certes, définit de nouvelles règles concernant l’âge légal du mariage, la polygamie, le divorce… Mais elles ne sont pas suivies d’effet dans le pays du fait de l’importance des traditions.
De même en est-il d’autres réformes annoncées, par tromperie ou inabouties, dont le caractère légal est contrecarré par l’absence de mesures d’application : tel est le cas de la prétendue reconnaissance officielle de la langue berbère, du droit de vote des émigrés. Quant au projet de « régionalisation avancée », il n’est porteur d’aucune réelle autonomie politique.
La pratique sous Mohamed VI, en matière des droits de l’homme avec la torture des supposés terroristes islamistes pour le compte des États-Unis, de liberté religieuse avec les mesures visant le prosélytisme des Évangélistes, de liberté de la presse avec la fermeture définitive de plusieurs titres —Le Journal, Assahifa, Demain, Nichan…— ou l’interdiction de distribution d’autres d’entre eux, comme TelQuel, s‘avère pire que durant les dernières années de Hassan II. Il s’agit d’un retour en arrière.
Dans la foulée des « révolutions » populaires en Tunisie, en Égypte, au Yémen… contre les pouvoirs dictatoriaux en place, apparut début 2011 sur la scène marocaine le mouvement dit du « 20 février » appelant à des manifestations dans toutes les villes du pays. Le mouvement revendiquait des réformes simultanément dans une soixantaine d’entre elles. Du jamais vu dans le pays ! Devant l’envergure des manifestations, en dépit des efforts pour les minimiser, la panique s’empare des autorités qui pratiquent la politique de la carotte et du bâton. C’est alors que Mohamed VI annonça, le 9 mars, une réforme constitutionnelle tout en prétendant, pour ne pas sembler agir sous la pression, qu’il s’agissait de la suite du projet de « régionalisation avancée ». Cette allégation semble à bien des égards peu crédible. Mais, l’occasion d’organiser un référendum englobant tous les Marocains, y compris les habitants du Sahara Occidental, était trop belle. Ainsi pouvait s’effectuer un nouveau recensement de ces derniers comme le réclamaient depuis longtemps auprès des Nations unies les autorités de Rabat. Deux commissions —technique et politique— furent mises en place auxquelles le mouvement du « 20 février » refusa de participer.
Hormis le prétexte invoqué par Mohamed VI déjà contenu dans les textes en vigueur (constitution de 1996 et loi de 1997), il faut retenir, nous indique C. Ruiz Miguel, que si la commission technique « fit un large examen auquel participèrent une majorité de personnalité de prestige »[16], les travaux de la seconde ont été entachés d’irrégularités et entourés d’un secret suspect.
Un scrutin entaché d’illégalité
Le référendum fut convoqué illégalement puisque la veille de la consultation eut lieu une altération de son objet (à l’article 42-4) que l’on a cherché à faire passer pour une erreur matérielle. La campagne ne laissa pas les mêmes opportunités aux partisans du « oui » et du « non » et particulièrement dans l‘accès aux media publics. Des pressions ont été exercées sur les électeurs en faveur du « oui », via notamment les imams.
En réalité, beaucoup de droits nouveaux sont énumérés dans la nouvelle constitution. Certains se contredisent et aucun ne reçoit de garanties pour son respect. Les Marocains demeurent donc dans un état de soumission. Le Maroc n’est pas plus aujourd’hui qu’hier une démocratie. De ce fait, cette dernière réforme marocaine, comme les précédentes, n’est qu’une réforme en trompe-l’œil, qui n’apporte aucun assouplissement du régime en place.
* Martine de Froberville
Auteur de « Sahara Occidental, la confiance perdue — l’impartialité de l’ONU à l’épreuve » (Paris 1996) et de « Sahara Occidental, le droit à l’indépendance » (Alger — ANEP, 2009)
[8] Éléments repris dans les réformes constitutionnelles de 1970, 1972, 1992 et à l’article 19 de celle de 2011.
[13] Non seulement Mohamed Oufkir, général de division et ministre de Hassan II (de l’intérieur puis de la défense) qui fomenta un attentat en août 1972 contre celui-ci fut « suicidé », mais toute sa famille —sa femme Fatima, et ses six enfants dont le plus jeune n’avait pas trois ans— fut enfermée au secret pendant 20 ans dans les geôles hassaniennes.
Lorsqu’en juin 1991, 310 « disparus » sahraouis furent libérés de bagnes secrets tels que ceux d’Agdz, de Skoura, de Kalaat M’Gouna, de El Ayoun, la communauté internationale a bien dû se rendre à l’évidence. Parmi ces disparus libérés en 1991 figurent les sœurs du ministre sahraoui Mohamed Salem ould Salek, membre fondateur du Front Polisario. Elles furent séquestrées avec leurs parents en 1976. Leur mère mourut en 1977 et leur père en 1983. Elles furent libérées après 16 années d’enfermement et de tortures.
Ces pratiques continuent actuellement dans le territoire occupé du Sahara Occidental.