Le bref enlèvement du Premier ministre libyen illustre la puissance des milices armées face au fébrile gouvernement de Tripoli, abandonné par l’Occident.
C’est un symbole de l’état de déliquescence dans lequel est plongée la Libye depuis la chute de Muammar Kadhafi. Le Premier ministre libyen, Ali Zeidan, a été enlevé jeudi matin à l’aube à Tripoli, avant d’être relâché quelques heures plus tard. Le chef du gouvernement a été kidnappé par des hommes armés dans un hôtel, alors qu’il était censé être surveillé par ses gardes du corps. L’attaque a été revendiquée par la Cellule des opérations des révolutionnaires de Libye, une brigade d’anciens rebelles anti-Kadhafi. Problème, cette milice était censée opérer sous les ordres du gouvernement libyen.
L’armée libyenne n’étant toujours pas constituée, les autorités de Tripoli ont tenté d’intégrer aux forces de sécurité les nombreuses milices rebelles sévissant dans le pays, afin de mettre fin à l’anarchie qui fait rage depuis la fin de la révolution. En acceptant d’être rattachés aux ministères de l’Intérieur et de la Défense, ces groupes ont bénéficié de multiples avantages et primes. Très vite, les ex-rebelles se sont vu confier le contrôle des frontières, des prisons et des installations stratégiques du pays. Pourtant, leur affiliation au gouvernement ne serait qu’un trompe-l’œil.
Opération américaine
« Dans les faits, les combattants obéissent toujours à leur chef, selon des allégeances locales, et pas nationales », souligne Patrick Haimzadeh (1), ancien diplomate en Libye. D’inspiration salafiste, la Cellule des opérations des révolutionnaires de Libye a indiqué sur sa page Facebook avoir « arrêté » Ali Zeidan en vertu du Code pénal libyen, et « sur ordre du parquet général ». D’après la milice, le Premier ministre s’est rendu coupable de « crimes » et de « délits préjudiciables à la sûreté de l’État ». « Cet arrêté n’existe pas. Il a été inventé », souligne Hasni Abidi (2), directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam). D’ailleurs, le conseil des ministres libyen a indiqué sur sa page Facebook n’être au courant d' »aucun ordre d’arrestation ».
Même si la milice s’en défend, l’incident est, de l’avis de tous, lié à la capture, samedi dernier à Tripoli, par les États-Unis d’Abou Anas al-Libi, un leader présumé d’al-Qaïda. De son vrai nom Nazih Abdel Hamed al-Raghie, cet ancien rebelle libyen est accusé par le Pentagone d’être impliqué dans les attentats de 1998 contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya, qui avaient fait 224 morts. L’opération, menée, selon les médias américains, par des Navy Seals (forces spéciales de la Navy, NDLR) assistés par le FBI et la CIA, a en tout cas plongé le fragile gouvernement libyen dans la tourmente.
Un Premier ministre contesté
Tripoli a beau jurer ne pas avoir été informé du raid, et avoir exigé de Washington la remise « immédiate » d’al-Libi, le Premier ministre Ali Zeidan s’est rapidement retrouvé sur le banc des accusés. C’est que le fils du leader présumé d’al-Qaïda, présent aux abords de la maison familiale au moment de l’assaut américain, a expliqué avoir vu des Libyens arrêter son père. Une révélation qui ne prouve cependant en rien l’implication de Tripoli, estime Patrick Haimzadeh. « Il est extrêmement facile aujourd’hui de payer des hommes de main en Libye, rappelle l’ancien diplomate. Les Américains ont forcément fait appel à des relais locaux. »
« Informées ou non informées, dans les deux cas, c’est une catastrophe pour les autorités et la souveraineté du pays », souligne l’analyste libyen Issam al-Zobeir, sur sa page Facebook relayée par l’Agence France-Presse. Un raid qui discrédite un Premier ministre déjà extrêmement contesté. Lui qui, à son élection en octobre 2012, disait vouloir privilégier l’intégration des milices à leur répression doit se rendre à l’évidence. Celles-ci n’ont jamais été aussi puissantes, fortes de la multitude d’armes en circulation dans le pays. « Pour les rebelles, renoncer aux armes signifierait perdre leur pouvoir », estime Hasni Abidi.
Motivations diverses
Les plus grandes villes du pays sont désormais le théâtre de vagues d’attaques quotidiennes ciblant des juges, des militaires ou des policiers soupçonnés d’appartenir à l’ancien régime. C’est d’ailleurs sous la pression de ces milices, qui ont assiégé trois ministères en avril 2013, que le Parlement a été forcé d’adopter une loi controversée excluant du pouvoir tout responsable ayant servi sous Kadhafi. De fait, les administrations, déjà balbutiantes, se sont retrouvées décapitées.
Ces groupes possèdent des motivations diverses, d’ordre tribal, régional ou idéologique. Mais, selon Patrick Haimzadeh, l’orientation islamique de certaines milices ne serait pas, pour l’heure, un élément déterminant. « On assiste avant tout à une lutte de pouvoir locale plutôt qu’à un combat idéologique », souligne l’ancien diplomate. En Cyrénaïque (est du pays, NDLR), le gouvernement se heurte à des milices tentées par le fédéralisme.
Abandon de l’Occident
La région, qui détient 80 % des ressources pétrolières du pays, est en panne sèche depuis mi-août, lorsque d’ex-rebelles ont bloqué les puits de pétrole. « La Cyrénaïque ne veut plus payer pour un pouvoir central qu’elle estime corrompu », souligne Patrick Haimzadeh. La production d’or noir, qui avait retrouvé son niveau d’avant-guerre à 1,6 million de barils par jour, a depuis dramatiquement plongé à 100 000 barils par jour. Or, le secteur des hydrocarbures représentant 80 % du PIB et jusqu’à 97 % des exportations du pays, ce sont au total cinq milliards de dollars que le gouvernement a perdus depuis le début de la crise.
Au sein du Parlement à majorité islamiste, un nombre croissant d’élus réclame la tête du Premier ministre. De passage à Paris en février 2013 à l’occasion d’une conférence des Amis de la Libye, Ali Zeidan avait lancé un appel aux pays occidentaux, notamment à la France, afin qu’ils l’aident à rétablir la sécurité dans le pays. « Le Premier ministre libyen n’a reçu en retour que des propositions de contrats », affirme le chercheur Hasni Abidi. La récente opération américaine, quelles qu’en soient les circonstances, semble l’avoir achevé.
(1) Patrick Haimzadeh, auteur de Au cœur de la Libye de Kadhafi (éditions JC Lattès).
(2) Hasni Abidi, auteur de Qatar : entre mirages et réalité (éditions Erick Bonnier).
Le Point.fr
https://www.lepoint.fr/monde/la-libye-otage-des-milices-10-10-2013-1741542_24.php#xtor=EPR-6-[Newsletter-Quotidienne]-20131011
10/10/2013