Le soleil du matin s’abat sur Madrid. En ce mois de juin 2012, l’air tremble de chaleur sur la Gran Via. Dans leurs uniformes verts, sous leurs casques noirs, les policiers de la Guardia Civil suent à grosses gouttes. Au pied de l’escalier monumental qui mène aux colonnes de marbre et au portail d’entrée de la Chambre des députés, des véhicules blindés sont alignés. La peur des desperados basques provoque des comportements absurdes. Sous les colonnes, les policiers fouillent minutieusement ma serviette, mes poches, mes chaussures. Les Cortes espagnols (Congrès des députés et Sénat) s’abritent dans un immeuble impressionnant de huit étages, massif, où se distribuent l’administration, les salles de séance et les bureaux des députés. L’ascenseur s’arrête à chaque étage. Et à chaque étage, la fouille recommence.
Cayo Lara m’attend au sixième étage. La soixantaine énergique, cheveux gris coupés court, regard lumineux, ce modeste paysan de Castille est aujourd’hui secrétaire général de la Izquierda Unida (Gauche unie) Ensemble, nous devons donner une conférence de presse dans une salle sombre ornée de boiseries.
Izquierda Unida vient de déposer sur la table des Cortes un proyeto de ley, une proposition de loi visant à interdire avec effet immédiat, sur toutes les Bourses espagnoles (et pour l’ensemble des groupes financiers domiciliés en Espagne sur quelque Bourse que ce soit), la spéculation sur les denrées alimentaires de base, le maïs, le blé et le riz.
En Espagne, une famille de quatre personnes dont le revenu annuel est de moins de 11 000 euros est considérée comme souffrant de pauvreté extrême. Jusqu’ici l’État attribuait à chacune de ces familles – qui forment 13,8 % de la population – des aides variées et modestes. Exemples : un chèque-bébé de 2 500 euros lors de la naissance ou de l’adoption d’un enfant, un subside payé par la Sécurité sociale de 500 euros par an, etc.
Sous la contrainte de la Banque centrale européenne et de la chancelière allemande Angela Merkel, le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy a supprimé l’ensemble des subsides et réduit très fortement les programmes de réinsertion des chômeurs. En Espagne, en 2012, près de la moitié des jeunes hommes et femmes en dessous de 25 ans est au chômage. Tous âges confondus, c’est un travailleur ou une travailleuse sur quatre qui se trouve au chômage.
À cause de la flambée des prix du marché mondial, 41 % des ménages espagnols ont dû, dès 2011, restreindre leur budget alimentaire (1). En mai 2012, l’Unicef a publié son rapport intitulé El impacto de la crisis en los ninos (2) (« L’Impact de la crise sur les enfants »). Conclusion de l’enquête : en Espagne, 2,2 millions d’enfants sont aujourd’hui gravement et en permanence sous-alimentés. Le fléau frappe 26 % des mineurs en dessous de 18 ans et 13,6 % des enfants de moins de 5 ans (3).
En Angleterre, la situation est similaire. En juin 2012, le journal The Guardian a conduit une enquête auprès de 591 instituteurs du degré primaire, choisis dans l’ensemble du pays selon des critères scientifiques parmi des dizaines de milliers d’enseignants appartenant au Guardian Teachers Network (4). La question posée était la suivante : quelle est la situation alimentaire de vos élèves, et, en cas de sous-alimentation, quelles en sont les conséquences pour l’enseignement ?
Cinquante-cinq pour cent des enseignants ont indiqué que le quart de leurs élèves arrivait chaque jour à l’école en état de sous-alimentation, que dans 28 % des écoles, la moitié des enfants avait faim et montrait des signes de sous-alimentation ; pour 8 % des enseignants, les trois quarts de leurs élèves étaient sous-alimentés et pour 2 % tous leurs élèves étaient affamés.
Quant aux conséquences de la sous-alimentation aiguë pour l’enseignement, Steve Iredale, président de l’Association des maîtres principaux, représentant 28 000 directeurs d’écoles et leurs adjoints, a répondu : « Un enfant affamé et fatigué ne peut pas apprendre. De nombreux enfants sont régulièrement pris de malaises. »
Une autre enquête d’Oxfam, cette fois-ci, révèle que les écoliers sous-alimentés proviennent en nombre égal de familles où une ou plusieurs personnes travaillent, mais pour un revenu insuffisant, et de ménages où le père et la mère, ou les deux à la fois, sont au chômage. La politique du gouvernement conservateur de David Cameron a conduit à des réductions dramatiques des salaires et des prestations sociales.
Le nombre des working poor (travailleurs pauvres) ne cesse d’augmenter (5). La majorité des enseignants interrogés par The Guardian indiquent qu’ils apportent eux-mêmes de la nourriture à l’école afin de permettre à leurs élèves de manger au moins une fois par jour à leur faim, donc de permettre un déroulement normal de l’enseignement.
Alarmés par une situation qui empire rapidement, trois groupes de personnes, témoins immédiats et quotidiens du désastre – les membres du Royal College of General Practionners, du Royal College of Pediatrics and Child Health et de la National Association of Headteachers – ont joint leurs efforts pour faire reculer la sous-alimentation des écoliers.
Depuis l’immédiat après-guerre, le gouvernement britannique a servi à des millions d’enfants issus de familles démunies un repas de midi à l’école. À cause des coupes budgétaires du gouvernement Cameron, seuls aujourd’hui 1,3 million d’écoliers bénéficient encore de ce service. La Child Poverty Action Group exige que 700 000 écoliers supplémentaires puissent immédiatement recevoir des repas scolaires. Faisant allusion à l’enfant affamé du Londres du xixe siècle, décrit dans son célèbre roman par Charles Dickens, un des instituteurs interrogé par The Guardian constate sobrement : « Oliver Twist est de retour. »
Je me souviens d’une matinée grise de décembre 2010 à Berlin. Avec un ami journaliste à la TAZ, je suis attablé dans un petit café du Prenzlauerberg. Depuis que le chancelier Schroeder a biffé la plupart des prestations permettant aux plus pauvres de mener une existence relativement digne, la majorité des habitants de ce quartier vit des subsides totalement insuffisants du programme dit « Hartz IV ». L’épouse de mon ami dirige une école maternelle du quartier. Il me raconte : « Nombre des petits arrivent à l’école le matin blêmes, le ventre vide, peu d’entre eux ont eu droit à un petit-déjeuner. L’anémie les guette… Ils ne peuvent rester attentifs plus de quelques minutes… Dans ces circonstances, l’enseignement devient difficile. » Je lui demande : « Que fait ta femme ? » Réponse : « Avec des amies du quartier et quelques membres de sa famille plus fortunés, elle essaie d’amener à l’école, chaque matin, des biscuits vitaminés et quelques thermos remplis de lait. »
Les Nouveaux Maîtres du monde a paru pour la première fois en 2002. Le livre a connu plusieurs éditions en français et des éditions dans quatorze langues étrangères. Son ambition : débusquer le code génétique de l’actuel ordre du monde. Pour la présente réédition, je n’ai rien changé, ni la structure ni les chiffres du livre. ces derniers ont bien sûr évolué durant les dix années écoulées, presque toujours dans le sens de l’aggravation. Ils indiquent donc une tendance utile pour comprendre la situation immédiatement contemporaine.
Un seul changement majeur toutefois a eu lieu entre 2002 et 2012. La première version du livre était conçue dans la perspective Nord-Sud. Plus précisément : je m’attachais en premier lieu à décrire les souffrances, les humiliations, les combats et les résistances des peuples du Sud, agressés par les oligarchies financières transcontinentales issues des sociétés dominatrices du Nord. La situation aujourd’hui a évolué. Tandis que l’asservissement de nombreux peuples du Sud s’aggrave, la jungle avance sur l’Europe. La Grande-Bretagne possède la sixième économie du monde. Or, un Anglais sur cinq vit en dessous du minimum vital (6).
Avec 420 millions de producteurs et de consommateurs, les vingt-sept pays de l’Union européenne (UE) abritent la puissance économique la plus considérable de la planète. En même temps, celle-ci fracasse chaque année des millions de familles, jette dans l’angoisse et la misère des millions d’enfants, prive d’accès aux soins, d’accès à l’école, de sûreté personnelle, de travail, de dignité des millions de ses citoyens et habitants de son territoire.
Aujourd’hui l’UE compte un peu plus de 31 millions de chômeurs dits « structurels ». Angela Merkel parle de « Sockel-Arbeitslosigkeit ». Le terme est presque intraduisible. Au sens littéral, il signifie « le chômage qui est au fondement [du système] ». Ses victimes sont les dizaines de millions d’êtres – souvent jeunes – qui ne trouveront ou ne retrouveront plus jamais de leur vie un travail régulier. La misère sociale et physique, la panique du lendemain, la perte du respect de soi, l’humiliation quotidienne, le désespoir sont leur lot. Ils constituent le « socle », le fondement de l’ordre néolibéral.
La précarité croissante des emplois, la multiplication des contrats à durée déterminée (CDD), la pression constante sur les salaires, la discrimination salariale entre les femmes et les hommes, la fiscalité organisée au profit des possédants, la disparité révoltante des revenus, les bonus indécents des banquiers, la socialisation des pertes abyssales occasionnées par les prédateurs de la Bourse, le luxe insultant et l’arrogance tranquille des super-riches sont silencieusement tolérés par les autres Européens.
Le premier protocole additionnel aux conventions de Genève de 1977 stipule : « Il est interdit d’ordonner qu’il n’y ait pas de survivants, d’en menacer l’adversaire ou de conduire les hostilités en fonction de cette décision. » Cette prescription s’adresse aux commandants des belligérants sur un champ de bataille. Mais on devrait l’appliquer de la même manière aux nouveaux maîtres du monde qui, chaque jour, ordonnent sur cette planète, qui va vivre et qui va mourir.
L’impératif moral est au fondement de chacun de nous. Il emprunte sa formulation précise à la philosophie des Lumières telle qu’elle s’est codifiée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, aujourd’hui acceptée, du moins sur le papier, par tous les États membres de l’Onu : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité […] Tout individu a droit à la vie, la liberté et à la sûreté de sa personne. » (7)
Les nouveaux maîtres du monde ont horreur de ces droits. Ils les craignent comme le diable l’eau bénite. Pour les résistants, les révolutionnaires, par contre, ils constituent l’horizon de l’histoire humaine.
* Auteur de Destruction massive, géopolitique de la faim (Éditions du Seuil).
(1) El Pais, 22 mai 2012.
(2) Unicef-Espagne, El impacto de la crisis en los ninos, établi par rapport aux chiffres de 2011.
(3) Ces chiffres sont pratiquement identiques à ceux constatés en Roumanie et en Bulgarie.
(4) The Guardian, Half of teatchers forced to feed pupils going hungry at home, 19 juin 2012.
(5) Oxfam, Poverty in the UK, Rapport Policy and practice, Londres, juin 2012.
(6) Poverty in the UK, Oxfam, op. cit.
(7) Articles 1 et 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948.