Un récent ouvrage éclairant et lucide signé par l’historien Ohvnesse G. EKINDJIAN met l’accent sur les responsabilités accablantes du gouvernement français dans le lâchage des Arméniens de l’empire ottoman.
Féru d’histoire, l’auteur de cet ouvrage* s’était auparavant distingué par son travail sur la ville d’Ourfa d’où sont issus ses grands-parents paternels. Ses dernières recherches portent cette fois-ci sur une page peu glorieuse de l’histoire de la France au Levant au lendemain de la Première Guerre mondiale. Nation impériale, la France nourrit des ambitions dans la région du Proche Orient, mais elle est sortie complètement exsangue du carnage de 14-18. Après l’effondrement de l’Empire ottoman, elle se voit confier l’occupation des vilayets méridionaux de Sivas, Kharpert, Diyarbakir, Marach, Aïntab et Ourfa.
Puisant la légitimité de son intervention au nom de son statut contestable de « protectrice des chrétiens orientaux », la patrie des droits de l’Homme s’était engagée auprès des Arméniens, faisant miroiter le rêve d’une indépendance en Cilicie, ou, pour le moins, d’une autonomie sous sa tutelle protectrice. La farouche résistance des troupes nationalistes turques commandées par Moustafa Kemal a fini par contrecarrer ce dessin. Les reniements de Paris, aveuglé par des calculs opportunistes à court terme, sont encore aujourd’hui à l’origine d’un profond malaise qu’il vaut mieux taire. Et c’est là tout l’intérêt de cette synthèse historique abondamment documentée. Si les Arméniens ont en mémoire les grands discours de Jaurès et l’épisode héroïque du sauvetage des leurs au Moussa Dagh par la Marine française, rares sont ceux qui osent s’attarder sur la désastreuse politique de la France menée en Cilicie et au Levant dans l’immédiat après-guerre. Cette politique étrangère improvisée et dénuée de vision, nous la subissons hélas aujourd’hui en Syrie. Comme en Cilicie, on y retrouve les mêmes errements, la même impuissance mais aussi cette sempiternelle arrogance en parfait décalage avec les ambitions françaises.À l’évidence, la France a commis l’irréparable en sapant toute chance aux Arméniens de se constituer en État en Cilicie. Non content de rappeler la scandaleuse dissolution de la Légion arménienne créée par Boghos Nubar qui combattait avec bravoure sous commandement hexagonal, ce livre éclairant et lucide met l’accent sur les responsabilités accablantes du gouvernement français dans le lâchage des Arméniens. Celles-ci se déclinent en trois domaines : politique d’abord avec les négociateurs turcophiles Franklin – Bouillon et de Caix qui ont ruiné toute opportunité de conserver certains territoires en Cilicie ; gouvernemental, avec le comportement versatile de l’ancien président du Conseil, Aristide Briand, qui sacrifia les Arméniens dans le souci d’entretenir de bonnes relations commerciales avec la nouvelle Turquie kémaliste ; militaire enfin, avec l’attitude indigne du général Gouraud qui ne fit pas mystère de son mépris envers les Arméniens, sans parler du colonel Normand de triste mémoire, responsable de l’évacuation précipitée et en catimini de Marach, abandonnant à leur funeste sort des milliers d’Arméniens. Signe fort, l’auteur dresse un parallèle avec l’abandon d’Edesse, l’ancienne Ourfa, par les Francs en 1148 où sans protection, les chrétiens furent massacrés. Parmi les raisons qui ont entraîné ce fiasco, on notera la mauvaise appréciation des réalités sur le terrain, mais aussi cette incapacité financière et humaine à maintenir sur place une présence française. Plus qu’un fait isolé et malheureux, cette « non-assistance à humanité en danger » teintée d’hypocrisie diplomatique constitue malheureusement une constante. De quoi nous inviter à nous poser la question, une fois pour toute, sur la part d’ombre qui entache les relations historiques franco-arméniennes.
Tigrane Yégavian
*LA FRANCE ET LES CHRÉTIENS DES TERRITOIRES DE L’EST DE L’EMPIRE OTTOMAN
OHVANESSE G. EKINDJIAN L’HARMATTAN – 184P. – 20,50 €