La position de la France dans le conflit ukrainien peut paraître étrange au regard des variations de l’Histoire. Marqués que nous sommes désormais par notre réintégration inappropriée dans l’organisation militaire de l’Alliance atlantique, il semble que nous ayons perdu de vue les fondamentaux de notre politique, ainsi que notre liberté de choix. Le plus étonnant est le comportement de ceux qui veulent encore se faire passer pour des héritiers du gaullisme, oubliant l’effort constant du Général pour faire sortir la France de la politique des blocs et promouvoir une Europe « de l’Atlantique à l’Oural ».
Il est vrai qu’il y a toujours plusieurs politiques possibles. Jacques Benoist-Méchin, dans un opuscule très documenté consacré à l’Ukraine, paru chez Albin Michel en 1941, s’extasiait devant les événements qui déferlaient alors sur l’Europe : « Un monde s’est écroulé. Un autre est en train de naître, dont on commence à distinguer les traits. Le grand rêve ukrainien, qui remplit quelques-unes des pages les plus étonnantes de Mein Kampf, est en voie de se réaliser. Et cette Ukraine mystérieuse, existante et inexistante à la fois, aux limites insaisissables, que je représentais comme un fantôme attendant, à travers les siècles, qu’un homme d’État occidental rêvât de lui et vint l’étreindre pour lui permettre de revivre, est en train, une fois de plus, d’émerger à la réalité. Une fois de plus, la prodigieuse épopée de Charles XII et de Napoléon se renouvelle sous nos yeux. Mais cette fois-ci, l’étreinte semble devoir être décisive. »
Si décisive que cet auteur l’ait crue, cette Nouvelle Europe n’a pu durer, mais il n’est pas interdit de penser qu’elle sommeille, sous d’autres déguisements, dans les rêves de quelques-uns. Le général de Gaulle nous a toutefois tracé d’autres perspectives ; il nous y a même engagés. Lors de son célèbre voyage en Union soviétique, en juin 1966, il s’arrêta à Kiev, le 28 juin, où il prononça un discours que nos diplomates devraient relire. Il ne se contenta pas de rappeler les liens anciens noués au xie siècle entre Anne de Kiev et Henri 1er de France « car l’histoire de ce pays et de cette ville touche depuis bien longtemps les cœurs français. Nous savons, en effet, quel rôle primordial la cité de Kiev et l’Ukraine ont joué dans la dure et dramatique formation de la grande Russie. Nous savons ce que firent leurs grands princes au milieu des périls qui menaçaient de l’étouffer dans son berceau. Nous savons quelles épreuves elles ont traversées lors des drames de la patrie. Nous savons, en particulier, quels combats, d’abord malheureux, puis finalement victorieux, furent livrés sur leur sol au cours de la récente guerre mondiale, avec quel courage elles subirent l’occupation ennemie, avec quelle énergie elles participèrent à la victoire ».
Au regard de ce que fut notre diplomatie au temps où nous avions une politique, il est permis de s’interroger sur le bien-fondé de la voie que nous suivons, sans la déterminer nous-mêmes. On peut notamment s’interroger sur le refus apparemment persistant de François Hollande de livrer à la Russie les deux bateaux Mistral qu’elle nous avait commandés et en partie réglés. En effet, nous avions posé comme condition, déjà discutable, l’application des accords de Minsk II. Nous avions reproché aux Russes la présence dans la partie russophone de l’Ukraine d’éléments plus ou moins dissimulés de leurs forces armées. Mais depuis que les Américains viennent eux-mêmes d’envoyer des instructeurs militaires à Kiev, on peut juger qu’un certain équilibre est ainsi rétabli. Les accords de Minsk II étant globalement appliqués aux yeux de ce qu’il est convenu d’appeler la communauté internationale, rien ne devrait empêcher Paris de tenir ses engagements et de livrer ces bateaux à la Russie. Au lieu de quoi, on nous dit que certains pays de l’Otan en seraient preneurs, ce qui constituerait une double offense faite à Moscou.