Ci-dessous la version française de l’interview de Frédéric Delorca qui vient de paraître dans l’e-zine de la diaspora abkhaze en Turquie Altinpost.
Altinpost : Il y a très peu d’intellectuels français qui se sont intéressés à l’Abkhazie et vous êtes un d’entre eux. Nous savons que vous avez écrit un livre important sur ce pays qui s’appelle « Abkhazie A la découverte d’une » République » de survivants ». Pourquoi l’Abkhazie ? Comment avez-vous rencontré ce pays ?
Frédéric Delorca – J’ai mené un combat contre l’hégémonisme de l’Otan à partir de la guerre du Kosovo, et j’ai toujours voulu lutter contre la désinformation à propos des diverses guerres à travers le monde, y compris les « conflits gelés » d’ex-URSS. En 2007 je me suis rendu en Transnistrie, et, en 2009, quand des amis polonais m’ont proposé de faire partie d’une mission de contrôle électoral pour la première élection présidentielle après la reconnaissance par la Russie, j’ai tout de suite accepté de m’y rendre.
Pourquoi est-ce que les pays occidentaux refusent la réalité d’une Abkhazie indépendante ?
La principale raison est que les puissances occidentales ont toujours été réticentes à l’idée de remettre en cause les frontières héritées de la seconde guerre mondiale. Avec l’éclatement de la Yougoslavie et celui de l’Union soviétique, elles ont accepté l’idée de découper les frontières des anciens États fédéraux le long des limites des États fédérés, mais n’acceptent pas d’aller au-delà. La contradiction complète tient bien sûr au cas du Kosovo, dans lequel l’Ouest ne veut voir qu’une exception (mais ça n’a aucun sens). Peut-être l’indépendance de l’Écosse va-t-elle faire évoluer les mentalités. Mais ce que les Européens acceptent pour l’Ouest du continent, ils ne sont pas prêts à l’accepter pour les pays riverains de la Mer Noire. Toujours le « deux poids deux mesures »… Et puis l’annexion de la Crimée a suscité beaucoup de craintes. Les esprits des milieux gouvernementaux restent crispés et fermés à tout effort de pédagogie.
Que devrait faire la diplomatie abkhaze, afin d’obtenir une reconnaissance européenne ou bien celle-ci est-elle impossible avant longtemps ?
Il est toujours utile de développer un travail de lobbying auprès de diverses institutions comme le Conseil de l’Europe ou le Parlement européen. Auprès des médias aussi. Il faut mener un travail pédagogique, expliquer que l’Abkhazie a été rattachée de force à la Géorgie par Staline. Raconter toutes les épreuves traversées par le peuple abkhaze, depuis la déportation au XIXe siècle, jusqu’à la guerre patriotique de 1992-1993, mettre l’accent sur le côté multiethnique de l’Abkhazie actuelle, sur ses efforts pour se démocratiser, sur le mérite qu’elle a eu de résister à tous les embargos, casser tous les clichés du pays dangereux, mafieux, base du militarisme russe etc. que ses adversaires entretiennent en permanence.
Quels sont les moyens alternatifs pour l’Abkhazie d’avoir une communication directe avec les gens en Europe, la société civile etc. ?
Les Européens de l’Ouest (et surtout les Français) ont deux grands défauts : ils ne s’intéressent pas beaucoup à ce qui se passe au-delà de leurs frontières (la très grande majorité ignore l’existence de l’Abkhazie), et leur point de vue est conditionné par les grands médias, c’est-à-dire en fait par quelques journalistes qui répètent ce que disent une dizaine de leurs confères (par exemple en France, l’AFP, le Monde et Radio France internationale qui restent les plus influents sur la politique étrangère). Pour contourner le mur de la désinformation, il faut aller vers des milieux qui ont des raisons diverses et variées de se méfier des « vérités officielles ». Par exemple les milieux souverainistes (hostiles à l’Union européenne), la gauche de la gauche, les écologistes, les partis régionalistes (j’avais moi-même tenté d’amener avec moi un élu occitaniste en Abkhazie). Ces mouvances peuvent être intéressées par le point de vue abkhaze. Il est aussi possible de développer une coopération culturelle avec les municipalités, les régions ou les associations quelles que soient leurs couleurs politiques. Le Caucase est si mal connu en France. Je suis sûr par exemple que l’Association des Populations des Montagnes du Monde qui est présidée par un élu de ma région natale pourrait collaborer utilement avec l’Abkhazie.
De quelle manière la « crise ukrainienne » pourrait-elle affecter l’Abkhazie ?
Principalement, elle crispe les relations Est-Ouest ce qui ne peut que renforcer aux yeux des Occidentaux la volonté d’isoler l’Abkhazie. Le pire serait sans doute si cette logique de guerre froide aboutissait à l’entrée de la Géorgie dans l’OTAN. D’une manière générale il faut souhaiter une stabilisation de la situation ukrainienne autour d’une solution « raisonnable » qui préserve les intérêts à la fois de la partie russophone du pays et ceux de la partie orientale et mette un terme à la logique de militarisation et de déstabilisation de l’ensemble du bassin de la Mer Noire. Cela suppose bien sûr le désarmement des milices de part et d’autre (celui de Secteur de droite et des éventuels mercenaires présents à l’Ouest du Pays, comme celui des groupes d’auto-défense russophones à l’Ouest). Espérons que le réalisme finira par prévaloir de part et d’autre sur ce point.
Quelle est votre opinion sur le partenariat stratégique russo-abkhaze et sur le rôle de la Russie dans le destin de l’Abkhazie ?
Je crois que les dirigeants abkhazes ont compris à la fois que l’alliance avec la Russie était à court terme le meilleur moyen de renforcer la sécurité du pays et d’éviter une nouvelle guerre avec la Géorgie, et que cette alliance risquait à plus long terme de les rendre trop dépendants du sort de la Russie dans les relations internationales si elle restait trop « exclusive ». D’où l’intérêt pour l’Abkhazie de développer des liens également avec la Turquie, l’Iran, le monde arabe… Mais comment développer des contacts avec ces autres pays si ces derniers ont peur de reconnaître la République abkhaze, et comment lier des contacts avec eux sans devenir un enjeu de leurs rivalités voire sans importer une partie de leurs problèmes internes ? Je suppose que c’est une question assez complexe.
Frédéric Delorca est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, ancien élève de l’École nationale d’administration et docteur en sociologie. Il a publié divers ouvrages en rapport avec la géopolitique et dirige le Blog de l’Atlas alternatif. Il a travaillé quatre ans au ministère des affaires étrangères comme juriste et dans une mairie comme responsable des relations internationales. Son blog personnel : delorca.over-blog.com/
Source : atlinpost
https://altinpost.org/haber-arsivi/item/2128-fransız-sosyolog-delorca-ile-abhazya-üzerine-söyleşi.html
Atlas alternatif
https://atlasalternatif.over-blog.com/article-abkhazie-interview-de-f-delorca-dans-altinpost-123768360.html