Dans les crises syriennes et iraniennes l’Union Européenne semble adopter des positions plus extrêmes que les Etats-Unis qui ne lui donnent manifestement aucune influence sur leurs dénouements. Il est temps que la France revienne à une juste évaluation de ses intérêts propres si elle ne veut pas être lésée dans les règlements finaux.
Dans le salon de l’Elysée, lors de la conférence de presse du 27 novembre 1967, le Général de Gaulle retraçait magistralement l’historique de la guerre des six jours de juin et donnait sa vision d’un règlement possible du conflit entre Israël et les Arabes. Il achevait son exposé par cette conclusion qui reste d’actualité :
« Pour qu’un tel règlement puisse être mis en œuvre, il faudrait qu’il y eût l’accord des grandes puissances ( qui entraînerait ipso facto celui des Nations Unies) et, si un tel accord voyait le jour, la France est d’avance disposée à prêter sur place son concours politique, économique et militaire, pour qu’il soit effectivement appliqué. Mais on ne voit pas comment un accord quelconque pourrait naître, non point fictivement sur quelque formule creuse, mais effectivement pour une action commune, tant que l’un des plus grands des Quatre ne se sera pas dégagé de la guerre odieuse qu’il mène ailleurs. Car tout se tient dans le monde d’aujourd’hui. Sans le drame du Vietnam, le conflit entre Israël et les Arabes ne serait pas devenu ce qu’il est et si, demain, l’Asie du Sud-Est voyait renaître la paix, le Moyen-Orient l’aurait bientôt recouvrée à la faveur de la détente générale qui suivrait un pareil évènement. »
Menaces nucléaires.
Tout se tient en ce bas monde, encore plus de nos jours. Les menaces de guerre nucléaire que le Président de Corée du Nord adresse à son voisin du sud, au Japon et aux Etats-Unis en réponse à leurs sanctions et pressions, ne sont pas à prendre à la légère, tout en relativisant leur importance compte tenu du déséquilibre des forces. Il semble que le jeune chef d’état se soit bien préparé à sa fonction et maîtrise le concept de la dissuasion qui interdit désormais l’emploi de l’arme fatale depuis l’instauration de l’équilibre de la terreur. Mais il indique par là, tout particulièrement à l’Amérique, qu’il y a des limites à ne pas franchir, et si la Chine, relativement silencieuse sur le sujet, fait mine de vouloir calmer son allié, il semble évident qu’elle est en réalité l’auteur de ce coup de semonce en direction des Etats-Unis qui mènent depuis quelque temps une politique d’encerclement stratégique en Asie du Sud-Est , nouant des alliances multiples pour contrer le « collier de perles » de bases et d’alliances que Pékin a nouées avec ses voisins proches ou lointains, dont la Corée du Nord.
A cet égard, il faut se souvenir qu’en décembre 2011 un avertissement encore plus net avait été adressé aux Etats-Unis successivement par la Russie et la Chine, les deux chefs d’états dénonçant à quelques jours d’intervalle l’impérialisme de la politique américaine dans le monde et menaçant d’un affrontement nucléaire si Washington s’entêtait à vouloir déployer son bouclier anti-missiles aux marches de leurs espaces vitaux, le fallacieux prétexte d’une menace iranienne n’étant même pas évoqué. Medvedev et Hu Jin Tao annonçaient solennellement à leur télévision nationale la mise en alerte de leurs forces stratégiques et la marine russe renforçait simultanément sa présence en méditerranée au large de la Syrie et dans les ports de Tartous et Lattaquié.
Le projet américain est depuis retiré des priorités, s’il n’est pas tombé aux oubliettes.
Il y a là des signes clairs que nous entrons dans un monde multipolaire dans lequel l’Amérique, tout en restant la puissance dominante pour encore longtemps, devra accepter de partager avec d’autres puissances, émergentes ou réémergentes, l’organisation du monde. Wladimir Poutine l’avait clairement dit, bien qu’en termes diplomatiques, lors de son discours de Munich en février 2007, à la conférence sur la sécurité en Europe, annonçant la naissance d’un nouvel ordre mondial dans lequel la démocratie serait indispensable mais comportait des obligations de respect des minorités pour les majorités qui en émanaient.
La médiation proposée en mai 2010 par la Turquie et le Brésil pour résoudre la crise iranienne était un de ces signes, même si elle a été rejetée par les occidentaux et les Etats-Unis qui n’étaient pas disposés à cette époque, à régler la question.
Nouvelle politique américaine.
La nouvelle équipe dirigeante que le Président Obama s’est choisi, John Kerry aux Affaires étrangères et Chuck Hagel à la Défense, veut adapter l’Amérique à ce nouveau monde. Ils ont clairement indiqué que les EU ne doivent plus intervenir militairement pour régler les crises, ce qui coûte trop cher en dollars et en vies humaines, mais s’efforcer d’y parvenir par la négociation.
En mai 2012, avant même d’être envisagé par Obama comme futur responsable de la Défense, Chuck Hagel avait donné un entretien dont j’ai traduit ce passage révélateur :
« L’Amérique doit faire davantage pour établir un nouvel ordre mondial qui tienne compte de l’émergence de nouvelles puissances mondiales, en s’engageant activement dans la réforme et la promotion d’organisations et de structures multilatérales.
Cela ne signifie pas que nous soyons d’accord avec tout le monde mais nous devons nous ajuster aux réalités de ces nouvelles puissances. Nous devrions accepter ce fait et diriger le changement parce que c’est notre intérêt, exactement comme Truman et Eisenhower l’ont fait…
Le déclin américain n’est pas inévitable, mais la capacité de nous en protéger ou de l’éviter est dans nos mains. Ce discours stupide sur l’Amérique qui serait dépassée par l’histoire, ce n’est pas à cause de la Chine ou du Brésil ou de l’Inde. Si cela se produit ce sera parce que nous l’aurons laissé arriver. C’est à nous de voir. »
Au sujet de la Syrie il disait :
«Le monde s’oriente vers une diversité des structures du pouvoir dans laquelle les Etats-Unis ne sont plus l’unique et inégalée superpuissance. Ceci, combiné aux problèmes internes du pays et au désir des Américains d’en finir avec une décade de guerre, indique clairement la nécessité d’une solution diplomatique en Syrie.
Nous devons absolument comprendre les limites des grandes puissances. Il y a tellement de variables incontrôlables en jeu en Syrie et au Moyen-Orient. Il faut travailler avec les institutions multilatérales disponibles, l’ONU, la Ligue Arabe. La dernière chose qu’on souhaite serait une invasion en Syrie dirigée par l’Amérique ou l’Occident. »
Dans le même entretien, Chuck Hagel insistait sur la nécessité d’une solution négociée de la crise iranienne.
SYRIE.
Après plus de deux ans d’assauts infructueux et de dizaines de milliers de morts la nouvelle Amérique a réalisé que le renversement du régime de Damas ne pourrait pas se faire sans une intervention militaire qui est désormais totalement écartée. La doctrine Hagel-Kerry va donc être mise en œuvre pour permettre des négociations entre le pouvoir et l’opposition, avec le concours de la Russie, très active sur ce dossier, et des pays qui ont leur mot à dire : Turquie, Iran, Arabie Séoudite, concours qui devra s’inscrire dans la volonté de mettre un terme aux combats et de sauver la face des uns et des autres. Il est à souhaiter que l’Union Européenne y soit associée mais elle devra pour cela adopter une position en accord avec la volonté d’apaisement de l’Amérique et de la Russie. La France aurait tout intérêt à penser à l’avenir de nos relations avec ce vieux pays chargé d’histoire dont nous avons eu le mandat de l’amener à l’indépendance, ce dont nous ne nous sommes pas toujours acquittés avec perspicacité et élégance. Il n’en reste pas moins que les relations entre la Syrie et la France s’enracinent dans une vieille histoire commune faite de relations multiples, notamment culturelles, importantes.
Mais l’avenir est là. Le régime de Bachar El Assad a montré sa solidité et les élections prévues en 2014, sans doute sous contrôle international, diront si les Syriens se choisissent un autre président ou s’ils gardent l’actuel. Il y a fort à parier que l’actuel sortira grandi de la crise et que ses concitoyens lui demanderont de continuer à réformer le pays, comme il avait timidement commencé de la faire dès son arrivée en 2000, puis de façon accélérée dès le début des évènements de mars 2011. Il a d’ailleurs déjà nommé un ministre chargé de la réconciliation nationale, responsable de nouer les contacts avec tous les opposants, Ali Haïdar, qui était chef d’un parti d’opposition avant la crise. Si une fraction non négligeable d’irréductibles opposants, notamment les forces sunnites héritières de la révolte de 1982 à Hama, ajoutées à celles nées de la répression exercée depuis le début de la révolte, toujours structurées au sein des Frères Musulmans, refusera tout compromis avec le pouvoir, l’influence des puissances qui veulent une solution négociée sera déterminante. On voit déjà que l’Arabie se démarque nettement de l’extrémisme du Qatar, notamment avec le choix du nouveau Premier Ministre du Liban, se préparant à appuyer la position américaine. Mais l’émirat qui offre aux Etats-Unis leur plus grande base dans la région avec 5000 soldats, ne pourra faire cavalier seul et devra cesser d’alimenter les dizaines de milliers de combattants étrangers qui se battent en Syrie. Quant à la Turquie, l’option finale ne sera pas celle qu’elle avait activement escomptée mais elle saura « faire contre mauvaise fortune bon cœur », comme elle l’a déjà montré dans sa diplomatie avec le monde arabe et Israël.
Cette solidité du régime dont Washington convient à la longue, provient du soutien d’une majorité de citoyens, toutes confessions confondues, qui reconnaissent au Président la volonté de libéraliser et démocratiser le pays : hormis des désertions, obtenues parfois à grand frais, l’Armée, composée en grande majorité de sunnites, est restée soudée et disciplinée et est respectée par les habitants qui l’appellent souvent à la rescousse face aux exactions de djihadistes ; le corps diplomatique n’a connu que deux défections d’ambassadeurs alors qu’il est facile pour un diplomate à l’étranger de demander l’asile dans son pays de résidence, et la classe politique, toutes origines et religions mêlées, est restée à son poste, à quelques exceptions près non significatives. En réalité, la majorité des Syriens considère que ce jeune Président est le mieux à même de moderniser le pays, et les épreuves surmontées courageusement et victorieusement lui donneront encore plus de prestige.
Bien entendu, les appuis extérieurs à la Syrie sont déterminants. La Russie et la Chine ont été dès le début déterminées à ne pas perdre cet allié stratégique à divers égards et, comme indiqué plus haut, l’ont clairement fait savoir à l’Amérique. Mais de nombreux autres pays ont aussi apporté leurs soutiens à la Syrie, parfois de façon discrète mais bien réelle : l’Amérique latine dans son ensemble, l’Inde et, dans les pays arabes, l’Algérie et l’Iraq. L’Iran, depuis longtemps lié à la Syrie, n’a jamais relâché son soutien, d’autant qu’il savait bien qu’en cas de chute de son allié il était la cible suivante de l’Amérique et des Occidentaux et que l’attaque contre Damas visait aussi à briser l’axe Téhéran-Bagdad-Damas prolongé par le Hezbollah libanais.
Iran.
C’est pourquoi on peut s’attendre également à une solution prochaine de la crise iranienne, peut-être simultanément avec la syrienne, les élections présidentielles de juin pouvant donner le signal de négociations américano-iraniennes, puisque les Etats-Unis ont besoin d’apaiser le Moyen-Orient pour se consacrer à la défense désormais prioritaire de leurs intérêts stratégiques en Asie. Ils doivent en outre rassurer leurs alliés en général mais notamment les asiatiques, particulièrement le Japon, en leur garantissant que les accès aux importantes sources d’énergie iraniennes et du monde arabe sont sécurisés. Même s’ils n’auront plus besoin à terme de se fournir en dehors de leur territoire, il est de bonne stratégie de contrôler les flux en question.
Monde multipolaire.
Ainsi, le monde multipolaire est en marche, grâce à la sagesse de la nouvelle équipe dirigeante américaine qui a compris qu’il vaut mieux accompagner les phénomènes inéluctables plutôt que de les combattre inutilement à grands frais en dollars et en vies humaines. Les rivalités et conflits ne seront pas supprimés mais la prééminence d’un seul sur les autres étant oubliée, le partage des richesses et des intérêts pourra se faire plus harmonieusement. Dans cet esprit, il est inutile d’agiter la menace de la Chine qui avance prudemment et lentement ses pions, réclamant la part qui lui revient du fait de son importance démographique mais aussi industrielle, commerciale et financière, palliant ses déficiences par une politique extérieure active, notamment en Afrique ; il vaut mieux essayer de comprendre ses impératifs et essayer de composer avec elle en défendant au mieux les nôtres. Les revendications de souveraineté sur les îles Senkaku-Diaoyu entre Chine, Japon et Corée sont un épiphénomène qui ne peut et ne doit être réglé que par la négociation.
Dans les crises syriennes et iraniennes l’Union Européenne semble adopter des positions plus extrêmes que les Etats-Unis qui ne lui donnent manifestement aucune influence sur leurs dénouements. Il est temps que la France revienne à une juste évaluation de ses intérêts propres si elle ne veut pas être lésée dans les règlements finaux. L’industrie française a des intérêts énormes en Iran et pourrait en avoir en Syrie. Elle risque de se trouver dépassée par les entreprises américaines dans les deux pays pour n’avoir pas su se préparer au nouveau monde qui, s’il sera plus équilibré, ne sera pas tendre pour autant pour les états qui n’affirmeront pas leurs vues haut et fort. Elle doit en particulier se rapprocher de la Russie dont les intérêts rejoignent souvent les siens et redevenir le champion du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sans ingérences extérieures.
La France qui intervient seule au Mali pour faire face à une menace du terrorisme islamiste, avec comme vague appui les bonnes paroles de l’UE et de l’OTAN, doit reprendre sa diplomatie indépendante appuyée sur une armée solide qui lui permet d’affirmer ses valeurs universelles et ses intérêts stratégiques uniques au monde dans des possessions ultramarines qui font d’elle la deuxième puissance mondiale à cet égard.
*Alain Corvez. Avril 2013
Alain Corvez est Conseiller en stratégie internationale
Légende : manœuvres de l’armée syrienne