Le seul souverainisme à l’œuvre actuellement (ne faut-il pas plus simplement le nommer nationalisme ?) est celui d’Algériens qui refusent que leur pays revienne dans le giron de la France…
Dans « Le cas Daoud, contre-enquête », une défense débridée du billettiste oranais au lendemain du verdict de l’affaire Hamadache-Ziraoui au tribunal Djamel-Eddine d’Oran, le journaliste et écrivain Adlène Meddi, directeur de la rédaction d’« El Watan Week-end », observe dans une tribune publiée par le site Middle East Eye : « N’empêche, Daoud se retrouve donc entre deux feux, les intégristes qui le condamnent à mort pour avoir critiqué l’islam et les gauchistes souverainistes qui l’accusent de vouloir tout faire pour plaire à l’Occident dominant. » Si le terme « intégriste », impliquant une indépassable orthodoxie religieuse, reste particulièrement vague et ne prend pas en charge les effets de violence armée que peut manifester une religion, l’appellation « gauchistes souverainistes » correspond-elle à une catégorie politique et intellectuelle algérienne ? Surenchère des sens ou usage non contrôlé des mots ? Sans doute M. Meddi se trompe de pays et de situation : en Algérie, il y a certes des nationalismes et des nationalistes de différentes obédiences, certaines mêmes à la limite de la bouffonnerie qui prennent leur envol dans les allées bruyantes du système, mais d’introuvables « souverainismes » et « souverainistes ». Lorsqu’on a, comme M. Meddi, son corps à Alger et son esprit à Paris, on ne mesure pas le risque de dérives conceptuelles.
Le souverainisme : une question franco-française
Le « souverainisme » dans son acception sémantique du début du XXIe siècle, plus précisément en France qui en est devenue la référence obligée, désigne plusieurs constructions politiques et intellectuelles de droite (Charles Pasqua [1927-2015], Paul-Marie Coûteaux, Nicolas Dupont-Aignan, Philippe de Villiers, Florian Philippot) et de gauche (Jean-Pierre Chevènement, Arnaud Montebourg, Jean-Luc Mélenchon, Jacques Sapir) qui ont en commun de récuser, au nom d’une « Europe des nations », le projet institutionnel européen, autant dans ses structures politiques et économiques bureaucratiques que dans ses horizons culturels étroits ; il s’agit de refuser une abdication de la souveraineté du vieil État national face à l’écrasant appareil administratif et financier que constituent l’Union européenne, sa monnaie unique et sa banque centrale et de s’opposer à la possible menace d’une américanisation de la culture française. Depuis que François Mitterrand, président d’une République française en perte de puissance a choisi, en 1983, l’Europe comme perspective fondamentale pour redresser son pays en crise et lui forger un nouveau destin dans une alliance stratégique avec son proche voisin qui fut son ennemi séculaire, l’Allemagne, le thème européen s’est imposé dans le paysage politique et intellectuel français. Il y a ainsi dans un large panel de souverainismes français nourris à d’inconciliables sèves de la droite anti-dreyfusarde et maurassienne de jadis à la gauche chevènementiste d’aujourd’hui, dont les convictions épousent les strictes attentes politiques franco-françaises. L’Europe est transmuée dans le champ politique français en ligne de partage des eaux et les souverainismes s’expriment dans le débat démocratique et les joutes électorales face aux partis de gouvernement zélateurs d’une dévorante machinerie supranationale.
Ces dernières années, la crise financière dans les États du sud de l’Europe et l’arrivée d’importantes vagues de migrants de pays arabes et africains, le « Brexit » annoncé au mois de juin 2016 en Grande Bretagne, ont majoré une vive inquiétude sur le devenir de l’Europe et relancé les souverainismes locaux désormais nombreux et hargneusement critiques. Et, en France, à côté de politiciens à l’affût de dysfonctionnements de l’UE, l’intelligentsia n’est pas la moins réprobatrice. Un penseur médiatique comme Éric Zemmour, réputé fascisant, ne manque pas de fustiger une Union européenne délégitimée et les « délires postmodernes des dirigeants franco-allemands » alors que le romancier islamophobe Michel Houellebecq évoque à propos de son siège, à Bruxelles, « une forteresse lugubre, entourée de taudis » (« Soumission », 2015). Images symboliquement délétères.
Un transfert conceptuel inopérant
En l’espèce, ce souverainisme fortement incriminé, à Alger, par Adlène Meddi renvoie strictement à l’histoire de la France. En quoi l’Algérie, nation indépendante, appartenant à la région géopolitique du Maghreb, à la Ligue arabe et à l’Union africaine, est-elle concernée par un débat typiquement franco-français et pourquoi devrait-elle s’attacher à un concept de souverainisme symptomatiquement accolé à des « gauchistes » et à des « gauchisants » suffisamment informes pour accéder à une visibilité et à une identité ? Petit soldat d’un néo-indigénisme triomphant, le directeur de la rédaction d’« El Watan Week-end » transfère dans le débat intellectuel algérien un outil conceptuel politique et intellectuel qui n’offre aucune lisibilité, qui est plutôt un facteur de confusion. Faut-il, comme il le suggère, imiter les Français jusqu’à l’absolue bêtise ? Le seul souverainisme à l’œuvre actuellement (ne faut-il pas plus simplement le nommer nationalisme ?) est celui d’Algériens qui refusent que leur pays revienne dans le giron de la France. Est-ce bien cela qui est – inconsciemment ou consciencieusement – en cause dans la diatribe du défenseur de Kamel Daoud ? Que M. Meddi et ses nombreux amis ressentent appartenir à la France et à ses élites européennes et se projettent dans les beaux quartiers de Paris plutôt qu’à Laâquiba, que l’imam autoproclamé Hamadache-Ziraoui et ses cohortes barbues du « parti des mosquées » aspirent à se mêler à la grande Ouma de l’Islam et fantasment sur Raqqa et le califat de Daesh, engage leur liberté et leur responsabilité. Mais ces tropismes franco-européistes et islamistes, parallèles mais semblables dans leur revendication d’altérité fondatrices, sont étrangers à l’Algérie et doivent le rester.
Qui sont donc ces « gauchistes souverainistes » qui font tache, que conspue et réprouve cruellement Adlène Meddi ? On se souvient que Kamel Daoud, interrogé par Pierre Assouline dans les colonnes du « Magazine littéraire » (Paris, février 2015) s’en était violemment pris à une « gauche algéroise » sortie, pour la circonstance, de son glacis. Adlène Meddi le rejoint dans son aversion et énonce cette vérité : « Toute une partie de l’élite algéroise gauchisante, ombrageuse, obsédée par le “néocolonialisme” français, “l’impérialisme”, les interventions militaires de l’Otan, etc., fait front contre l’auteur. » Logiquement, puisqu’il a les semblables critiques, le nom de Daoud est lié aux inquiétantes turpitudes qu’évoquent les termes « Occident », « impérialisme », « néo-colonialisme », « Otan », insortable parentèle aux histoires inamendables, inespérée réunion de famille sous le sceau du grand capital. L’auteur de la tribune de « Middle East Eye », qui dresse ce terrible écheveau, se révèle maître en imputations scélérates contre ceux qui ne pensent pas comme lui, qui n’ont aucune raison de souscrire à ses tocades, qui raillent de plus belle l’impérialisme, le néo-colonialisme et l’Otan. Mais qui songerait à lui contester ses sympathies ? Il y a en Algérie, et il y aura toujours, des hommes et des femmes de toutes sensibilités politiques, et pas seulement des « gauchistes souverainistes » et des « élites gauchisantes », pour dénoncer l’Occident néolibéral pourvoyeur d’inégalités dans le monde, qui tue la planète pour assouvir ses instincts d’argent et de puissance, soumet le travail et les travailleurs au codes surannés de l’esclavage, largue ses tapis de bombes sur des populations aux mains nues, arme le sionisme assassin, fabrique l’islamisme avec ses soudards d’Arabie et du Golfe par haine de l’Islam, sème et foudroie les printemps (arabes) et trouble la paix des nations libres. Or, le journaliste d’« El Watan Week-end » stigmatise les contempteurs de l’Occident « impérialiste » et « néocolonial » et de son bras armé l’Otan, les mêmes consciences agissantes qui accablent les outrances du billettiste oranais….
Adlène Meddi est tout à sa bienveillance pour « les interventions militaires de l’Otan » dont le redoutable langage est celui des « opérations chirurgicales » flamboyantes qui ont tué des centaines de milliers de civils en Europe et en Afrique. Son inclination politique et idéologique, dans sa guerre picrocholine contre les « gauchistes souverainistes » et l’« élite algéroise gauchisante », est limpide et il conviendrait qu’il fasse encore un effort pour mériter, comme ses comparses Daoud et Sansal, le soutien de M. Valls, premier ministre du gouvernement socialiste de la France. Dans la société néolibérale que postule le directeur de la rédaction d’« El Watan Week-end », fourrier d’une « Françalgérie » bien installée dans les mœurs sur les deux rives de la Méditerranée, l’« impérialisme » et le « néo-colonialisme » ne sont que d’aimables vocables que veulent conjurer d’archaïques et dangereux adeptes d’une ligue « gaucho » souverainiste, qu’il faudrait coûte que coûte, à défaut d’armes massives de l’Otan, réduire par la dérision – car n’est-elle pas « ombrageuse » et « obsédée » ? En fait, M. Meddi, à défaut de vendre le disgracieux souverainisme emprunté à ses amis français, enrichit le lexique de ses animosités. Il y a sûrement des engagements moins douteux.